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Full text of "Études"

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oe  PARIS 


ETUDES 

PUBLIÉES  PAR  DES  PÈRES  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS 


TOME  71 


AMIENS 
IMPRIMERIE    YVERT   ET    TELLIER 

10,    GALERIE    DU    COMMERCE,    10 


ÉTUDES 


PUBLIEES 


PAR  DES  PÈRES  DE  LA.  COMPAGNIE  DE  JESUS 


REVUE    BIMENSUELLE 


PARAISSANT  LE  5  ET  LE  20  DE  CHAQUE  MOIS 


34»   ANNEE 


TOME    71.    —    AVRIL  -  MAI  -  JUIN    1897 


PARIS 

ANCIENNE     MAISON    RETAUX-BRAY 

VICTOR    RETAUX,    LIBRAIRE- ÉDITEUR 

82,    RUE    BONAPARTE,    82 

Tous  drotu  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 


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NE  PROCHAINE  CAMISÂTIO^ 


Le  Bienheureux  Pierre  FOURIER,  de  Mattaincourt 

d'après  sa  correspondance  * 


I.  —  L'ECOLIER  DE  PONT-A-MOUSSON 

Le  vingt-sept  mai  sera  solennellement  célébrée  à  Rome, 
en  vertu  chi  décret  rendu  le  quatorze  février,  la  canonisation 
du  l)ienheureux  Pierre  Fourier.  11  y  a  quelques  années,  la 
Savoie  donnait  à  la  France,  en  la  personne  de  François  de 
Sales,  un  notiveau  docteur  de  TEglise  ;  la  Lorraine  lui  offrira 
bientôt  un  saint  de  plus.  Et  ce  n'est  pas  là  une  pure  coïnci- 
dence ;  le  vertueux  curé  de  Mattaincourt  est  moralement  si 
apparenté  au  pieux  évéque  d'Annecy  qu'on  a  pu  le  surnom- 
mer «  le  François  de  Sales  de  la  Lorraine  »  *.  Connue 
François,  Pierre  eut  à  un  degré  héroïque  l'esprit  de  zèle  et 
de  douceur  si  bien  exprimé  par  sa  devise  :  neniini  nocere, 
prodesse omnibus,  ne  nuire  à  personne,  servir  tout  le  monde. 
Comme  lui,  il  fut  l'apôtre  dévoué  des  populations  rurales  : 
comme  lui  enfin,  le  père  et  le  directeur  d'une  congrégation 
icligieuse  vouée  à  l'enseignement.  Il  serai*  même  aisé  d<' 
leur  trouver  une  ressemblance  physique  :  physionomie 
large  et  bienveillante,  encadrée  dans  la  longue  barbe  des 
liommcs  d'Eglise  à  cette  époque  ;  front  pur  et  élevé, 
rayonnant  d'iïitelligence  et  éclairé  par  un  reflet  d'en  haut. 

La  France  «hrétienne  ne  peut  que  se  réjouir  de  voir  pro- 
«•hainement  Pierre  Fourier  inscrit  au  catalogue  de  ses  saints, 
qui  sont  ses  meilleurs  grands  hommes  à  elle.  Pour  entrer 
(\;\r\<    sps    sentiments,    nous   allons    essayer  de  faire  mieux 

1.  Ixttres  du  Bienheureux  Pierre  Fourier,  recueillies  et  classées  par  1«- 
P.  Rogie.  Verdun,  1878,  6  vol.  in-'i°.  (Autographie  tirée  à  80  exemplaires^ 

2.  Introduction  aux  F.aitres,  p.  '«. 


6  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

connaître  la  vie  de  cet   humble   héros  du  bien,   à  la   veille 
d'être  à  jamais  glorifié. 

Entre  les  divers  aspects  sous  lesquels  il  se  présente  à 
notre  admiration,  nous  nous  arrêterons  successivement  à 
l'écolier  de  l'Université  de  Pont-à-Mousson,  à  l'instituteur 
d'une  des  premières  congrégations  de  femmes  pour  l'éduca- 
tion gratuite  des  filles,  au  curé  et  au  missionnaire  de  cam- 
pagne, au  réformateur  et  au  Général  des  chanoines  de  Notre- 
Sauveur,  au  patriote  lorrain  mort  loin  de  son  pays  natal,  à 
Gray,  ville  de  Franche-Comté  alors  espagnole  ;  mais  depuis, 
sa  tombe  est  devenue  française  comme  son  berceau.  Dans 
Rome  oîi  le  bienheureux  garde  son  vieil  autel  à  Saint-Nicolas 
des  Lorrains,  le  saint  sera  fêté  à  Saint-Louis  des  Français. 

I 

Pierre  Fourier  naquit  à  Mirecourt,  au  diocèse  de  Toul, 
dans  le  bailliage  de  Vosge  en  Lorraine,  le  trente  novembre 
1565,  sous  le  pontificat  de  Pie  IV  et  le  règne  du  duc 
Charles  III.  C'était  deux  ans  avant  la  naissance  de  saint 
François  de  Sales,  et  onze  avant  celle  de  saint  Vincent  de 
Paul.  Saint  Pie  V  allait  monter  sur  le  trône  des  papes.  Ainsi 
l'Eglise  marche  à  travers  les  siècles,  reliant  anneau  par 
anneau  la  chaîne  d'or  de  ses  saints.  Son  père.  Démange  ou 
Dominique  Fourier,  fils  d'un  autre  Dominique  Fourier  qui 
vécut  cent-vingt  ans,  était  un  des  notables  de  la  petite  ville. 
Il  avait  abandonné  la  culture  pour  exercer  la  profession  de 
marchand  dans  ce  milieu  riche  et  commerçant.  Sa  mère  se 
nommait  Anne  Nacquart.  «  Tous  deux,  écrit  le  P.  Bedel, 
disciple  et  premier  historien  de  notre  saint,  étoient  médio- 
crement pourveus  des  richesses  de  la  terre,  mais  libérale- 
ment avantagez  de  celles  du  Ciel  K  «  Ces  bonnes  gens 
craignaient  Dieu  et  le  servaient  fidèlement.  Dieu  les  en 
récompensa  en  multipliant  autour  d'eux  les  joies   du  foyer 

1.  Petit  Bcdcl,  édit.  de  Toul,  1674,  p.  2.  Tout  en  aimant  à  citer  cette  Vie 
qui  en  son  genre  est  un  chef-d'œuvre  par  sa  grâce  archaïque  et  son  origi- 
nalité pleine  de  saveur,  nous  avons  dû  tenir  compte  de  l'excellente  disserta- 
tion critique  dont  M.  l'Abbé  Chapelier  a  fait  suivre  son  savant  mémoire 
intitulé  :  Le  R.  P.  Bedel.  Sa  vie  et  ses  œuvres.  Nancy,  1885,  in-8°. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  7 

domestique.  Ils  eurent  cinq  enfants  dont  il  leur  resta  quatre, 
trois  garçons  et  une  fille.  Les  garçons  Pierre,  Jacques  et 
Jean,  avaient  reçu  les  noms  des  trois  apôtres  privilégiés  de 
Jésus.  Marie  portait  celui  de  la  Vierge. 

Pierre  nous  a  appris  peu  de  chose  sur  ses  parents.  Mais  de 
sa  tendre  amitié  avec  son  frère  Jacques,  demeuré  dans  le 
monde  et  chef  de  la  famille  à  Mirecourt,  nous  avons  une 
preuve  touchante.  C'est  la  lettre  que,  parvenu  à  Tâge  de 
soixante-quinze  ans,  le  bienheureux  adresse  à  la  veuve  de 
«  feu  son  bon  frère  »,  dame  Anne  Martin.  Avec  quelle  sincère 
et  cordiale  affection,  il  s'y  souvient  de  son  cadet  Jacques,  si 
aimable  parent  et  si  bon  catholique,  lequel  n'avait  jamais  eu 
qu'un  désir,  voir  Pierre  parfait  dans  sa  vocation.  L'un  avait 
demandé  d'être  regardé  comme  mort  au  monde  et  l'autre  y 
avait  consenti,  en  l'encourageant. 

J'ai  million  de  fois  admiré  et  admire  encore  présentement  teti» 
sienne  action,  son  bon  conseil,  ses  exhortations,  ses  saints  désirs  et  sa 
<  onstance  à  mortifier  ainsi  pour  l'amour  de  Dieu  et  de  mon  salut, 
l'ardente  affection  de  frère  (ju'il  m'avoit  portée  et  me  portoit  encore. 

Nous  avons  cela  de  nature,  et  comme  héréditaire  entre  nous  tous, 
de  nous  aimer  très  parfaitement  les  uns  les  autres,  à  l'exemple  de  nos 
pieux  ancêtres  ;  mais  mon  très  cher  frère  et  moi  y  avions  surajout/ 
entre  nous  deux  quelque  chose,  ce  me  semble,  pardessus  ce  que  la 
nature  et  nos  prédécesseurs  nous  avoient  donné.  Pour  plaire  à  Dieu  et 
à  mon  frère,  il  me  fallut  par  nécessité,  modérer  les  effets  de  cette 
mienne  chanté  fraternelle  et  les  soumettre  à  ce  qui  est  des  règles  et  de 
la  bienséance  d'une  religion  '. 

Pierre,  lorsqu'il  écrivait  ces  lignes,  était  à  quelques  mois 
de  la  mort;  pressentait-il  qu'il  allait  bientôt  rejoindre  son 
frère  Jacques,  ce  «  vrai  frère  »  qu'il  aimait  à  se  représenter 
comme  le  céleste  protecteur  de  la  petite  famille  laissée  par 
lui  sur  la  terre,  trois  enfants  «  si  modestes,  si  dévots,  si 
respectueux,  si  pontiuellement  obéissants,  si  souples,  si 
dociles,  si  sujets  à  leur  très  chère  mère,  si  aimables  les  uns 
avec  les  autres  et  d'un  si  bel  accord  que  ce  n'est  qu'un  cœur 
et  qu'une  dme  d'eux  tous,  et  si  diligents  au  reste  à  travailler 
pour  le  bien    du  ménage    et    le    contentement   de  Dieu  et 

1.  Lettres,  t.  VI,  p.  632. 


8  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

de  leur  bonne  mère,  qu'ils  feroient  conscience  de  laisser  en 
toute  leur  journée  un  seul  demi  quart  d'heure,  voire  môme 
un  petit  moment  qui  ne  fût  employé.  «  ^ 

Ce  spectacle  d'un  intérieur  de  famille  chrétienne,  unie  et 
laborieuse,  présenté  par  ses  neveux  et  nièces  en  1640,  et 
dont  la  pensée  consolait  sa  vieillesse  exilée,  Pierre,  enfant 
et  adolescent,  avait  dû  FofTrir  lui-même  autrefois  avec  ses 
frères  et  sœurs,  en  la  maison  patriarcale  de  Mirecourt. 

Son  éducation  y  fut  d'autant  plus  soignée  que  par  une 
habitude  trop  fréquente  à  l'époque,  il  avait  été  «  dès  le  ber- 
ceau destiné  aux  autels.  «  -  Mais  s'il  y  avait  abus  dans  les 
familles  nobles  qui,  pratiquant  au  rebours  la  loi  des  prémices, 
donnaient  l'aîné  au  monde  et  faisaient  les  autres  d'Eglise, 
Dominique  Fourier  et  Anne  Nacquart  avaient  voulu  au  con- 
traire consacrer  leur  premier-né  au  Seigneur.  La  suite 
prouva  qu'ils  étaient  inspirés. 

Une  innocence  instructive  qui  rappelle  celle  de  son  angé- 
lique  contemporain  Louis  de  Gonzague,  plus  jeune  que  lui 
de  trois  ans,  une  maturité  précoce,  l'horreur  de  la  moindre 
parole  légère  et  de  la  moindre  action  malséante,  un  carac- 
tère doux  et  presque  timide,  ennemi  des  querelles  et  plus 
porté  à  recevoir  qu'à  donner  les  injures  ou  les  coups,  tels 
furent  d'après  Bedel  qui  en  recueillit  le  souvenir  encore 
vivant,  les  promesses  de  vertu  offertes  par  cette  heureuse 
enfance.  Un  jour,  instruisant  deux  petits  garçons  de  Vie,  le 
bienheureux  vieilli  d'un  demi-siècle,  leur  demandait  s'ils 
juraient /?«/•  leur  foy.  Ils  répondirent  que  oui.  «  J'en  suis 
vràyement  marry,  reprit-il;  je  suis  maintenant  âgé  de  soixante 
ans,  et  si  je  ne  me  souviens  pas  de  l'avoir  jamais  juré.  »  -^ 

Le  christianisme,  a  dit  Donald,  est  une  grande  école  de 
respect.  La  société  d'alors,  aussi  imprégnée  de  christianisme 
que  la  nôtre  de  maximes  et  de  mœurs  toutes  différentes, 
inculquait  le  respect  aux  enfants.  Il  leur  était  môme  défendu 
d'être  des  enfants  terribles.  Je  me  souviens,  racontera 
encore  Pierre  au  déclin  de  sa  vie,  que  «  mon  pauvre  père 
me  disoit  que  jamais  il  ne  falloit  se  mocquer,  quoyqu'en  riant 

1.  Lettres,  t.  VI,  p.  633. 

2.  Petit  Bedel,  p.  5. 

3.  Ibid.,  p.  8. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  9 

d'un  bourgeois  de  la  ville  en  présence  d'un  estranger,  ny  d'un 
domestique  en  la  compagnie  d'un  externe,  "parceque  ces 
Messieurs  ne  prendront  pas  en  jeu  ceste  raillerie,  mais  croi- 
ront que  les  défauts  que  vous  avés  remarqué  en  cest  homme 
dans  la  conversation  journalière  sont  cause  du  peu  d'estat 
que  vous  en  faictes,  et  le  mespriseront  après  vous,  et  serés 
cause  qu'ils  n'en  tiendront  compte.  »  ' 

Un  enfant  si  bien  élevé  avait  été  envoyé  à  l'école  de  bonne 
heure.  On  l'y  mit  dès  qu'il  sut  parler.  Déjà  il  s'y  distinguait 
et  toujours  il  demeura  le  premier.  Une  part  du  mérite  en 
revenait  à  ses  parents  qui  le  suivaient  de  près.  Au  retour 
de  classe  on  ne  manquait  pas  de  l'interroger  et  de  lui  deman- 
der raison  de  sa  conduite  ;  «  de  quoy  il  s'acquitoit  avec  une 
parfaite  naïveté,  témoignant  un  grand  désir  d'être  repris,  et 
de  sçavoir  si  c'étoit  ainsi  qu'il  faloit  se  comporter,  ou  s'il 
avoit  failli,  de  s'en  corriger,  qui  étoit  une  belle  disposition 
pour  être  lin  jour  un  grand  homme.  »  -  11  le  devint  en  eflet. 
Pierre  Fourier  n'était  pas  seulement  prédestiné  à  la  sainteté; 
ce  fut  un  des  personnages  les  plus  distingués  de  son  temps 
riche  en  hommes  de  valeur. 

Tous  ces  traits  ne  dépasseraient  pas  la  mesure  d'un  héros 
de  Plutarque.  Mais  la  religion  ennoblis.sak  encore  et  élevait 
à  son  niveau  supérieurces  indices  d'un  avenir  voué  à  Dieu. 
Aîné  de  la  famille,  Pierre  en  est  presque  le  pontife.  C'est  lui 
qui  bénit  la  table  où  il  prend  ses  repas  avec  ses  père  et 
mère.  A  cette  table,  d'où  la  pensée  de  Dieu  n'e.st  point  ban- 
nie, la  bonne  éducation  règne  en  souveraine.  Pierre  est 
petit-fils  de  cultivateur  et  fils  de  marchand.  Gela  ne  l'em- 
pêche pas  d'être  formé  aux  manières  des  gens  de  condition. 

Le  repas  pris  suivant  toutes  les  règles  de  la  civilité  pué- 
rile et  honnête,  Pierre  se  retirait  dans  une  chambre  trans- 
formée en  oratoire,  afin  de  prier.  11  y  jouait  même,  mais 
w  à  faire  le  petit  prêtre,  »  à  parer  d'images  saintes  un  aut<'l 
en  miniature,  et  à  en  changer  les  ornements  suivant  la  cou- 
leur du  jour.  Les  domestiques  de  la  maison  ne  peuvent 
quelquefois  se  tenir  de  sourire  en  le  voyant  revêtu  desaubos 


1.  Griiiicl  Hcih'I,  r<''impr«>ssion  «le  Mirocoiirt  1869,  p.  8. 

2.  Petit  Bcdcl.  p.  8. 


10  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

et  des  chasubles  qu'il  s'est  confectionnées  lui-môme.  Plus 
d'un  saint  n'a  pas  commencé  autrement  :  saint  Ambroise, 
saint  Bernardin  de  Sienne,  le  bienheureux  de  La  Salle,  le 
vénérable  curé  d'Ars  ;  on  lit  maint  trait  analogue  dans 
l'Histoire  du  Cardinal  Pie  et  dans  la  Jeunesse  de  Léon  XIII. 
Mais  commencer  n'est  pas  finir.  Tant  d'enfants  se  sont 
adonnés  aux  mêmes  pieux  divertissements,  ont  reproduit 
les  rites  sacrés  devant  leurs  frères  et  sœurs,  récité  le  prône 
devant  leurs  bonnes  !  Aussi  n'aurions-nous  point  rapporté 
ces  simples  présages  si  Pierre  Fourier  n'avait  gardé  toute 
sa  vie  pour  les  choses  du  culte  et  de  la  liturgie  une  sorte 
de  passion.  On  butinerait  à  travers  sa  correspondance  mille 
passages  qui  rappellent  dans  le  curé  de  paroisse,  directeur 
de  religieuses  et  général  de  chanoines  réguliers,  les  goûts 
du  naïf  et  grave  enfant  de  chœur,  pour  la  pompe  des  céré- 
monies et  la  beauté  des  offices. 


II 


Cependant  les  petites  écoles  de  Mirecourt  ne  pouvaient 
mener  Pierre  bien  loin  dans  ses  études  littéraires.  A  la 
rentrée  de  l'année  1578,  il  allait  avoir  ses  treize  ans  accom- 
plis et  il  était  capable  d'entrer  en  quatrième.  ^  Où  l'envoyer 
pour  achever  son  éducation  ?  Où  le  préparer  par  une  ins- 
truction solide  au  ministère  ecclésiastique  ?  Dix  ans  plus 
tôt  la  famille  eût  sans  doute  éprouvé  un  légitime  embarras. 
Si  elle  rêvait  pour  Pierre  l'auréole  du  sacerdoce,  elle  n'en- 
tendait pas  en  faire  uri  prêtre  à  l'image  de  ceux  qui,  trop 
nombreux  dans  ces  temps  d'ignorance  et  d'hérésie,  désho- 
noraient publiquement  leur  caractère  et  leurs  fonctions. 

Paris  était  loin,  et  la  Sorbonne  un  moment  sortie  de  sa 
torpeur  pour  condamner  Luther,  s'endormait  dans  un  com- 
plet discrédit,  à  la  suite  des  troubles  civils  et  des  guerres  de 
religion.  Dans  les  terres  de  Lorraine    à   peine    s'il    existait 

1.  Histoire  du  Bienheureux  Pierre  Fourier,  par  le  P.  Rogie.  Verdun, 
1887,  3.  vol.  in-8.  T.  I,  pp.  15  et  18. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  11 

quelque  collège,  et  rinstitution  des  séminaires  décrétée  par 
le  concile  de  Trente  n'y  avait  pas  encore  été  acclimatée.  * 

De  ce  manque  d'établissements  d'instruction  secondaire 
ou  supérieure  étaient  naturellement  résultées  les  plus  fâ- 
cheuses conséquences.  Dans  les  ordres  monastiques,  dépour- 
vus même  de  scolasticats,  l'ignorance  était  à  son  comble.  A 
l'abbaye  de  Saint- Vanne,  pas  un  professeur  de  quatrième 
pour  les  novices  ;  le  prieur  devait  en  demander  un  au  célè- 
bre évoque  de  Verdun,  Nicolas  Psaume,  fondateur  dans  son 
diocèse  du  premier  collège  de  la  Compagnie  de  Jésus  en 
Lorraine.  L'état  du  clergé  séculier  n'était  guère  plus  bril- 
lant. Hugues  des  Hazards,  évèque  de  Toul,  s'était  plaint 
dans  ses  Statuts  synodaux  (1515),  de  ne  rencontrer  en  ses 
ordinands  que  «  fort  petite  science  et  moult  cler  semée,  car 
de  di.x,  à  grand'peine  en  trouve-on  ung  qui  sache  ce  qu'il 
est  tenu  de  sçavoir,  ne  grammaire  ne  aultres  sciences  par 
quoy  ils  n'entendent  rien  de  ce  qu'ils  lisent^.   » 

On  devine  si  la  Réforme  avait  tiré  parti  de  la  situation.  A 
Metz,  en  1564,  les  hérétiques  possédaient  des  écoles,  un 
collège,  une  imprimerie"^.  Mais  de  l'excès  du  mal  était  sorti 
le  bien.  Le  roi  de  France,  Charles  IX,  étant  venu  dans  celle 
ville,  avait  été  effrayé  de  la  puissance  '  des  prolestants. 
Charles  111,  duc  de  Lorraine,  dit  le  Grand,  épou.x  de 
madame  Claude  de  France,  seconde  fille  de  Henri  H  et  de 
Catherine  de  Médicis,  n'était  pas  moins  inquiet  pour  ses 
états,  à  la  pensée  des  troubles  que  fomentaient  partout  les 
sectaires.  Son  oncle,  le  grand  cardinal  de  Lorraine,  était  à  la 
fois  légat  apostolique  dans  les  duchés  de  Lorraine  et  de 
Har,  archevêque  de  Reims  et  administrateur  de  l'évèché  de 
Metz.  Le  duc  et  le  cardinal  se  concertèrent.  La  fondation 
d'un  collège  et  d'une  université  fut  résolue.  Le  siège  en  fut 
érigé  par  la  bulle  de  Grégoire  XllI  (5  décembre  1572),   au 

1.  Mœurs  et  usages  des  étudiants  de  i Université  de  Pont-à-Mousson,  par 
M.  Favicr,  dans  les  Mémoires  de  la  Société  d'Archéologie  de  Lorraine  1878, 
p.  302.  —  L  Université  de  Pont-h- Mousson  (Î57Q-Î768).  par  M.  rabbc- 
Eug.  Martin.  Paris,  1891,  p.  26'«. 

2.  Abbc  Martin,  op.  cit.,  p.  4. 

3.  Ihid.,  p.  9.  —  Favier,  loc.  cit.  — L'Université  de  Pont-ù-Mousson,  par 
le  P.  Abram,  <5dit.  Carayon.  Pari»,  1870,  pp.  1  et  7. 


12  UNE  PROCHAINE    CANONISATION 

centre  des  Trois-Evêchés,  à  Pont-à-Mousson,  ville  du  duché 
de  Lorraine.  ^ 

Deux  ans  après,  en  octobre  1574,  avait  lieu  la  première 
ouverture  des  classes.  Ce  n'était  encore  que  quelques  cours 
de  lettres  suivis  par  quelques  écoliers,  mais  la  fondation 
eut  vite  prospéré.  Les  princes  y  payaient  de  leur  personne 
et  de  leur  exemple;  en  tète  des  humanistes  était  un  Charles 
de  Lorraine,  fils  du  grand  duc  :  «  ce  prince  fut  le  premier 
immatriculé  sur  le  catalogue  des  escoliers  de  l'université  et 
qui  prit  Fhabit  et  la  cape  d'escolier  pensionnaire.  «  ~  Parmi 
les  plus  jeunes  se  trouvait  Charles,  fils  du  comte  de  Yaudé- 
mont.  3  Trois  ans  plus  tard  ils  étaient  rejoints  par  Charles 
de  Guise,  Taîné  des  fils  du  duc  de  Guise,  et  par  Henri 
de  Gondi,  Toncle  du  trop  fameux  cardinal  de  Retz. 

Le  duc  Charles  III  qui  appelait  l'Université  «  sa  fille  », 
visitait  l'établissement  naissant,  assistait  aux  argumentations 
qui  se  faisaient  pour  lui  en  français,  s'asseyait  à  la  table, 
trop  maigre  à  son  gré,  des  régents  et  témoignait  son  intérêt 
au  progrès  littéraire  des  écoliers  en  honorant  de  sa  présence 
le  7  septembre  1580,  une  représentation  dramatique  restée 
fameuse  :  V Histoire  tragique  de  la  Pucelle  de  Doni  Remy, 
autrement  d'Orléans  nouvellement  repartie  par  actes  et 
représentée  par  personnages,  du  P.  Fronton  du  Duc.  ^  Le  père 
recteur  prononçait  des  harangues  latines  ;  le  P.  Richeome, 
surnommé  le  Ciceron  françois  et  si  connu  par  ses  contro 
verses  avec  les  ministres  réformés,  était  principal  des  pen- 
sionnaires. 5  Le  Père  Maldonat,  de  passage  en  1578, 
encourageait  maîtres  et  élèves.  *^ 

1.  Le  Cardinal  de  Lorraine.  Son  influence  politique  et  religieuse  au 
XVI'^  siècle,  par  J.-J.  Guillemin.  Paris,  1847,  p.  445  sqq. 

2  Dcuxicnie  fils  du  duc  Charles  III,  né  en  1567,  évoque  de  Metz  en  1573 
à  sept  ans  ;  cardinal  en  1578  à  onze  ans  ;  évoque  de  Strasbourg  en  1592. 
Cf.  Favicr,  op.  cit.,  pp.  303  et  412. 

3.  Evèque  de  Toul  et  cardinal.  Il  soutint  des  thèses  sur  l'Eglise  à  l'Uni- 
versité die  Pont-à-Mousson  en  1580.  L'abbé  Martin  le  proclame  «  digne 
d'être  comparé  à  saint  Charles  Borromée  ».  Université,  p.  410. 

4.  Voir  l'article  du  P.  V.  Delaporte,  dans  les  Etudes,  octobre  1890,  p. 
235  sqq.,  et  Abram,  p.  150. 

5.  Abbé  Martin,  p.  32.  —  Abram,  p.  137. 

6.  Maldonat  et  les  commencements  de  l'Université  de  Pont-à-Mousson,  par 
l'abbé  Hyvcr.  Nancy,  1873,  in-S»,  pp.  45-46. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  13 

Dès  1575,  trois  cent  vingt-trois  écoliers  figuraient  sur  la 
matricule  du  préfet  des  classes,  sans  compter  ceux  qui  sui- 
vaient les  cours  de  théologie  morale.  Six  ans  plus  tard,  le 
nombre  était  tellement  augmenté  qu'il  fallait  bâtir  ;  il  mon- 
ta jusqu'à  huit  cents  et  ne  s'arrêta  qu'en  1589  ', 

Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  reconstituer  année  par 
année  l'éducation  de  l'enfant  qui  éclipse  aujourd'hui  dans 
la  mémoire  des  hommes  le  souvenir  des  protecteurs  et  des 
maîtres  de  cette  florissante  université.  Mais  nous  ne  pou- 
vons ici  qu'en  retracer  le  cadre  et  les  grandes  lignes. 

Dominique  Fourier  en  amenant  son  fils  au  collège,  ne 
l'avait  pas  quitté  sans  lui  faire  de  sérieuses  recommanda- 
tions. 11  lui  avait  rappelé  les  intentions  paternelles  sur  son 
avenir,  avec  cette  sage  réserve  qu'il  se  soumettrait  à  la 
volonté  de  Dieu,  quelle  qu'elle  fût,  dès  qu'elle  se  serait 
manifestée  clairement.  Sur  cette  déclaration,  il  avait  laissé 
Pierre  non  au  collège,  déjà  rempli  de  pensionnaires  et 
mémo  de  pensionnaires  presque  gratuitement  admis,  mais 
en  ville,  dans  la  maison  d'un  bourgeois  nommé  Munier.  On 
la  voit  encore,  au  n*  21  de  la  rue  du  Camp  ♦.  La  plupart  des 
écoliers,  faute  de  place  dans  les  bâtiments,  ou  pour  d'autres 
motifs,  logeaient  ainsi  en  chambre  chez  les  professeurs  ou 
chez  les  bourgeois  de  Ponl-à-Mousson.  Ils  en  recevaient 
groupés  ou  isolés,  le  vivre  et  le  couvert,  moyennant  une 
rétribution  légère  ^.  A  cinquante  ans  de  là,  le  petit  écolier 
<le  cet  Age  d'or,  chargé  de  séminaristes  à  entretenir,  se 
plaindra  de  la  cherté  de  toutes  choses  accrue  démesurément 
de  1581  à  1028. 

En  lan  1581  que  le  R.  P.  Louis  Richdme  éloit  principal  au  collège 
Ju  l*<)iit,  il  y  avoit  K^-dedans  deux,  sortes  de  tables  pour  les  pension- 
naires. Kn  celle  de  trente  on  elort  traité  comme  on  l'y  est  présente- 
ment et  néanmoins  on  y  paye  soixante  écus  à  cinq  francs  pièce,  ce 
crois-je,  si  bien  qu'en  quarante-sept  ans  ou  environ  les  pensions  ont 

1.  Favicr.  p.  323. 

2.  Abh»'  Martin,  p.  2'iO,  n.  1. 

3.  Favicr  assure  qu'avec  la  suite  des  temps  ils  furent  très  cxploitds  par 
les  bourgeois,  dont  ils  étaient  «  le  seul  trafic  »,  d'après  un  document  du 
xvMi'-  siècle  cité  par  Rogc'ville.  Cf.  Abram,  pp.  169-170. 


14  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

remonté  de  plus  du  double.  En  ces  premières  années  ce  n'étoient  que 
cent  trente-cinq  francs,  et  présentement  ce  sont  trois  cents.  Ce  n'est 
point  pour  taxer  ces  saints  Pères,  ce  que  j'en  dis,  car  ils  ne  font  point  de 
mal,  mais  c'est  pour  montrer  comme  d'âge  en  âge  les  pensions  remon- 
tent. Le  même  se  voit  par  toute  la  ville.  On  voyoit  lors  des  tables  de 
soixante  francs  par  an  et  de  soixante-dix  ;  maintenant  on  n'en  voit  plus 
qu'à  huit  ou  neuf  vingt  francs,  et  je  tiens  que  les  enfants  de  bonne  mai- 
son qui  étudioient  avant  l'année  1581  à  Paris  et  ailleurs,  ne  payoient 
pas  la  moitié  de  ces  trente  écus-là  * . 

Le  bon  marché  n'était  pas  le  seul  beau  côté  de  cette  instal- 
lation des  externes  chez  des  gens  honnêtes  ;  les  enfants 
n'étaient  pas  séquestrés  de  la  vie  de  famille  et  pouvaient 
s'initier  plus  insensiblement  aux  devoirs  de  la  société.  Mais 
le  système  avait  aussi  des  inconvénients.  Malgré  la  surveil- 
lance vigilante  du  Père  préfet,  tout  péril  n'était  pas  écarté 
de  la  part  des  logeurs  eux-mêmes.  Pierre  avait  ce  qu'il  faut 
pour  plaire  :  une  belle  taille,  une  mine  avantageuse,  un 
visage  franc  et  modeste  exprimant  à  la  fois  l'énergie  et  la 
délicatesse,  un  nez  aquilin,  le  teint  frais  et  rose.  Ses  grâces 
d'adolescent  inspirèrent  au  dehors  une  passion,  et  son 
hôtesse  s'oublia  jusqu'à  jouer  auprès  de  lui  le  rôle  d'entre- 
metteuse. La  peine  du  vertueux  écolier  fut  extrême.  Il  blê- 
mit d'indignation  et  n'eut  plus  de  repos  que  ces  poursuites 
n'eussent  cessé. 

Il  n'avait  pas  au  reste  attendu  cette  expérience  pour  se 
dérober  moralement  au  monde  et  faire  spontanément  l'essai 
du  régime  le  plus  ascétique.  Des  personnages  d'une  autorité 
irrécusable,  témoins  édifiés  de  ce  genre  d'existence  si 
étrange  pour  un  jeune  homme  de  quinze  à  vingt  ans,  ont 
rapporté  au  P.  Bedel  l'extraordinaire  spectacle  qu'il  leur 
donnait  quotidiennement  :  nuits  passées  sur  le  plancher  ou 
étendu  sur  des  fagots;  dos  armé  de  la  haire,  épaules  meur- 
tries par  la  discipline.  Un  coin  dans  le  grenier  de  la  maison, 
loin  des  regards  indiscrets  de  ses  compagnons,  était  le 
théâtre  de  ces  macérations  infligées  à  une  chair  innocente. 

D'ailleurs  Pierre  voyait  peu  de  camarades  et  n'en  fréquen- 
tait que  de  bons.  La  nouvelle  de  ses  austérités  n'en  parvint 

1.  Lettres,  t.  III,  p.  397. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  15 

pas  moins  à  vingt  lieues  de  là,  chez  ses  parents,  à  Mire- 
court.  En  apprenant  que  son  fils  ne  fait  plus  qu'un  repas 
par  jour  vers  huit  heures  du  soir,  qu'un  morceau  de  salé  de 
deux  livres  suffit  à  sa  consommation  de  viande  pour  cinq 
semaines,  et  qu'il  ne  boit  jamais  de  vin,  le  père  part  aussitôt, 
va  le  trouver,  lui  donne  de  vifs  reproches  et  lui  commande 
de  se  modérer  dans  ses  privations  imprudentes. 

Pierre  avait  fait  de  son  temps  deux  parts  iTune  consacrée 
à  la  prière,  l'autre  à  l'étude.  Le  matin,  il  servait  une  messe 
ou  deux.  Chaque  quinzaine,  il  se  confessait,  «  règlement  » 
dit  son  biographe  en  accentuant  ce  dernier  mot  qui  est  la 
note  caractéristique  de  la  dévotion  comme  de  toutes  les 
idées  du  xvii*  siècle  s'annonçant  déjà.  Pour  insister  davan- 
tage sur  cet  esprit  d'habitude  régulière  et  de  méthode 
invariable,  «  Pierre  Fourier,  ajoute-t-il,  prioit  Dieu,  non 
point  par  boutades,  tantôt  peu,  tantôt  beaucoup,  mais  il 
avoit  assigné  certaines  heures,  léquellcs  n'étoient  pas  si  tôt 
sonnées,  qu'incontinent  il  quitoit  toutes  sortes  d'occupations 
pour  aller  en  sa  petite  retraite,  et  là,  faisoit  offrande  à  Dieu 
de  ses  prières,...  façon  de  vivre  qu'il  gardoit  constamment.  »* 

Ici  encore  l'homme  ne  perce-t-i!  pas  dès  l'enfant?  Et 
dans  cet  écolier  qui,  à  l'âge  où  le  caractère  est  tout  au  ca- 
price et  à  la  fantaisie,  se  montre  plus  rangé  qu'un  anacho- 
rète, ne  peut-on  pas  pressentir  le  futur  curé  de  Mattain- 
court,  réformant  à  la  fois  sa  paroisse  et  des  abbayes,  rédi- 
geant règles  et  statuts  pour  chanoines  et  religieuses.  Qu'on 
parcoure  seulement  ses  lettres.  On  sera  tenté,  à  le  voir  des- 
cendre dans  les  plus  minutieux  détails  d'administration,  de 
l'accuser  d'esprit  étroit  et  méticuleux.  Rien  n'est  plus  large 
au  contraire  que  sa  manière  d'envisager  les  hommes  et  les 
choses,  mais  il  est  rompu  aux  habitudes  d'ordre  et  de  dis- 
cipline et  il  entend  les  faire  régner  partout.  D'autres  que  lui 
en  donnèrent  l'exemple  à  Pont-à-Mousson.  On  y  vit  Erric  de 
Lorraine,  frère  de  la  reine  de  France,  Louise  de  Vaudémont, 
épouse  de  lîenri  III,  non  seulement  se  soumettre  aux  règles 
de  la  maison,  mais  encore  adopter  le  genre  de  vie  de  la 
communauté  -. 

i.  Petit  Biodel.  p.  17. 
2.  Favicr,  p.  303. 


16  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

L'exercice  systématique  des  vertus  et  la  société  assidue 
des  livres,  voilà  donc  ce  qui  dans  sa  pension  bourgeoise 
occupe  Pierre  et  le  captive.  A  ces  pratiques  morales  et  à  ce 
commerce  intellectuel,  le  «  petit  solitaire  au  milieu  de  la 
grande  ville  «  ^  devint,  on  le  serait  à  moins,  non  seulement 
un  écolier  modèle,  mais  aussi  un  excellent  humaniste.  Dès 
sa  classe  de  seconde  (1580-1581),  d'après  la  déposition  du 
P.  Jean  Etienne,  insérée  aux  actes  de  béatification,  il  lisait 
couramment  saint  Ghrysostome  qui  était  avec  saint  Basile 
un  des  deux  auteurs  à  expliquer  par  le  professeur  dans  le 
premier  semestre,  si  toutefois  celui-ci  se  conformait  au  Ratio 
studiorum^  avant  la  lettre.  Le  grec  était  devenu  pour  lui 
une  sorte  de  langue  maternelle  -.  Ce  qui  n'est  pas  moins 
rare,  il  possède  toutes  les  combinaisons  de  la  métrique 
grecque.  »  Il  est  vrai,  s'empresse  d'ajouter  l'abbé  Eug. 
Martin  auquel  nous  sommes  redevables  du  renseignement, 
que  «  c'était  un  élève  hors  ligne.  »  ^ 

Cette  connaissance  profonde  des  chefs-d'œuvre  des  Pères 
de  l'Église  grecque  ne  fut  pas  perdue  aussitôt  qu'acquise. 
Pierre  Fourier  la  conserva  et  la  développa  toute  sa  vie. 
Bedel  nous  le  montre  dans  ses  classes  supérieures  comme 
ce  ravy,  lorsqu'on  quelque  bibliothèque  il  trouvoit  un 
saint  Chrysostome,  un  saint  Basile,  un  saint  Grégoire 
Nazianzène  qu'il  pût  lire  sans  interprètes  »  ^.  Et  ce  n'est  pas 
ici  une  exagération  de  biographe  enthousiaste.  La  corres- 
pondance entière  du  saint  témoigne  du  degré  auquel  par  un 
usage    continu    il  s'était   assimilé   ces  écrits   de   l'antiquité 

1.  Petit  Bedcl,  p.  14.  —  Favier  estime  à  dix-sept  mille  le  nombre  des 
bourgeois  de  Pont-à-Mousson  au  commencement  du  xvii''  siècle  op.  cit. , 
p.  308. 

2.  Beatificationis  et  canonizationis  summarium.  ex processu  Tidlensi.  pp  7 
et  8,  M.  l'Abbé  Chevalier  ne  pouvait  pas  connaître  encore,  quand  il  publiait  son 
Jean  Bedel  (Nancy  1885),  l'exemplaire  des  Actes  de  béatification  et  de  cano- 
nisation signalé  par  les  Bollandistes  (Analecta  Bollandiana,  1886,  p.  156) 
et  qui  se  trouve  à  la  Bibliothèque  nationale  (Imprimés,  H.  1299  et  1300). 
L'exemplaire  de  la  Bibliothèque  de  Nancy  n'est  pas  le  seul  qui  existe  en 
France.  Les  soldats  de  Napoléon  I"  en  avaient  rapporté  un  du  Vatican,  et  il 
oublia  d'y  retourner  en  1815. 

3.  Abbé  Martin,  p.  294,  note  1. 

4.  Petit  Bedel,  p.  18. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  17 

chrétienne.  Tout  ce  que  la  critique  moderne  a  dit  sur 
Bossuet  et  les  Pères  de  TEglise,  pourrait  luiôtre  justement 
appliqué,  sauf  que  Tévéque  de  Meaux  s'inspire  plutôt  des 
latins;  le  curé  de  Mattaincourt  sans  négliger  saint  Jérôme 
ni  saint  Augustin,  ni  saint  Bernard,  car  le  latin  lui  était 
également  familier,  s'inspirera  de  préférence  des  grecs. 
Dans  ses  conseils  spirituels  il  s'appuie  sur  leur  doctrine, 
dans  ses  controverses  il  invoque  leur  témoignage;  tantôt  il 
les  cite  directement,  tantôt  il  les  imite,  les  paraphrase  et  va 
jusqu'à  les  mettre  en  scène.  Il  se  les  est  tellement  appro- 
priés que,  sans  effort  et  comme  de  source,  les  réminiscences 
coulent  de  sa  plume  et  viennent  se  ranger  à  leur  place  na- 
turelle, quoique  sujet  qu'il  traite. 

Cet  amour  des  Pères  et  surtout  des  Pères  grecs  avait  sans 
aucun  doute  encore  été  excité  chez  lui  par  son  professeur 
d'humanités  et  de  rhétorique.  Il  fit  ces  deux  classes  sous  un 
des  savants  les  plus  illustres  du  temps,  l'immortel  Jacques 
Sirmond.  Ce  jésuite  qui  avait  passé  comme  étudiant  par 
l'université  de  Pont-à-Mousson,  y  était  maintenant  régent 
de  seconde  et  de  rhétorique,  encore  que  simple  scolastique 
non  parvenu  à  la  prêtrise  (1581-1583)  K  «  Je  suis  en  estai, 
écrivait  Sirmond  à  son  provincial,  en  1580,  de  lire  et 
d'<'Npli(|uer  tous  les  auteurs  grecs.  «'^  Le  souvenir  que  Pierre 
garda  de  ce  maître  éminent  fut  impérissable.  II  se  rappelait 
longtemps  après  jusqu'aux  jeux  d'esprit  et  aux  énigmes  qu'il 
avait  composés  sous  la  direction  du  futur  éditeur  de 
Thcodorel  de  Cyrrha,  de  Théodore  Slydile  et  des  Concilia 
galliœ.  Mais  laissons-lui  la  parole  : 

me  revient  en  m<''moire  que  durant  le  temps  de  mes  sottises  df 

classe  de  rh«!!torique,  je  fis  un  vers  iambique  qui  se  renverse  et  rend 
les  mêmes  mots  en  prenant  les  lettres  à  reculons 

1.  Abram,  p.  319  et  165.  —  Sirmond  fut  ensuite  prorcsscur  i  Paris,  au 
collège  de  -Clcrmont  (1583-1586)  ;  c'est  là  qu'il  eut  pour  «élèves  S.  François 
de  Sales  et  le  duc  d'Aiigoulème.  L'auteur  de  VElogium  Jacobi  Sirmondi.  .<t.  j. 
(1651)  ne  distingue  pas  les  professorats  des  deux  collèges.  Le  P.  de  La 
Baune,  dans  la  Notice  en  tète  des  Opéra  varia,  a  le  tort  encore  plus  grare 
de  faire  du  Bienheureux  Fourier  avec  S.  François  de  Sales,  l'élère  de  Sii>' 
inond  à  Paris  (Communication  du  P.  Le  Gènisscl.) 

2.  Recueil  Ms. 

VXXI.—    2 


18  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Une  chose  me  déplaît  en  ce  vers  :  c'est  qu'au  troisième  lieu  est  un 
tribrachus,  pied  fort  rare  en  ce  lieu-là,  un  iambe  ou  spondée  ou 
anapeste  y  serait  bien  meilleur,  mais  patience  !  cela  se  peut  excuser. 
Et  ces  vers-là,  vous  savez,  sont  de  telle  nature  qu'en  écrivant  seulement 
la  moitié,  ils  sont  écrits  tout  de  leur  long,  sans  qu'il  en  faille  une 
seule  lettre 

Gela  me  servit  à  faire  un  petit  épigrarame  de  deux  vers  au-dessous 
(duquel  je  ne  me  souviens  plus),  où  je  mettois  qu'en  ces  deux  mots  et 
demi   qui  ne   faisoient  qu'un   demi  vers  étoit  un  vers  entier,  priant   le 

lecteur   qu'il  le    lût  tout   du   long Gela  fut  trouvé  bien  fait  et  bien 

agréable  au  R.  P.  Sirmond  qui  lors  étoit  Maître  Sirmond  tout  jeune  ^. 

Il  paraît  que  ce  précieux  tour  de  force  obtint  les  honneurs 
de  Taffichage  et  fut  proposé  en  énigme,  avec  cette  épi- 
gramme  pour  légende  que  Bedel  nous  a  traduite  : 

Passant,  arreste  et  lis  icy  un  vers  entier  puisqu'il  y  est  escript,  tu 
l'estonnes  et  dis  qu'il  n'y  est  qu'à  demy  ;  n'arreste  donc  plus,  mais 
recule,  et  tu  trouveras  ce  que  je  dis.  Tu  t'estonnes  encore  plus,  ne 
t'arreste  donc  ny  recule,  mais  passe,  et  dis  que  les  escolliers  de  nostre 
(îlasse  sont  sçavants  jusqu'au  miracle,  puis  qu'ils  font  que  la  moitié  soit 
égale  à  son  tout  ^. 

C'était  beaucoup  d'ingéniosité  ;  mais  il  n'y  faut  voir  que 
le  petit  côté  du  sévère  enseignement  littéraire  distribué  par 
le  P.  Sirmond.  L'esprit  souple  de  Pierre  qui  s'ouvrait  avec 
une  égale  facilité  à  toutes  les  sciences,  ne  se  trouva  pas 
moins  à  Taise,  quand,  l'année  suivante  (1582-83),  l'élève  de 
lettres  entra  en  philosophie  et  devint  écolier  de  la  faculté 
des  arts. 

11  se  livra  tout  entier  à  Aristote,  sa  connaissance  du  grec 
lui  permettant  de  lire  ses  œuvres  dans  le  texte  original  ■^.  Et 
il  eut  trois  ans,  et  non  pas  seulement  deux,  comme  on  l'a 
avancé  à  tort,  pour  savourer  à  son  aise  les  œuvres  du  Maître. 
Le  mot  du  P.  Abram  decursis  philosophiœ  spatiis  indique 
en  effet  qu'il  suivit  la  filière.  D'autre  part  les  cours  réguliers 
ne  comprenaient  pas    une   moindre  durée.  Les  matières  se 

1.  Lettres,  l.  III,  p.  235. 

2.  Grand  Bedcl,  p.  27. 

3.  Petit  Bcdel,  p.  18. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  19 

divisaient  en  trois  parties  dont  chacune  remplissait  une 
année  :  logique,  physique,  métaphysique  '.  Pierre  s'impré- 
gna à  fond  de  ces  sciences  abstraites.  Lorsque,  près  de 
cinquante  ans  pins  tard,  il  dirigera  les  premiers  étudiants  du 
séminaire  de  Saint-Nicolas,  il  trouvera  encore  le  temps  de 
joindre  à  ses  multiples  fonctions  de  supérieur  et  d'économe 
celles  de  répétiteur  de  philosophie.  H  passera  par  exemple 
ses  récréations  à  expliquer  l'Introduction  à  la  logique  à 
des  élèves  comme  Bedel,  son  futur  historiographe,  peu 
épris  de  «  ces  termes  qui  assomment  les  apprentifs  par  leur 
pesanteur  et  les  estourdissent  par  leur  nouveauté.  »  Les 
jeunes  chanoines,  ajoute  le  disciple  devenu  auteur,  s'éton- 
naient avec  raison  «  qu'étant  sorti  depuis  quarante  ans  de  sa 

philosophie il  en  eust  t'onservé  les  espèces  aussi  récentes 

que  s'il  eust  sorti  depuis  avant-hier  de  ceste  escoUe.»  ^.  Ces 
élèves  improvisés  et  retardaires  rattrapèrent,  grâce  à  l'aide 
dévouée  de  Pierre  Fourier,  le  temps  perdu.  Mais  d'autres 
infortunés  restaient  réfractaires.  Le  conseil  qu'ils  recevaient 
alors  était  de  lire  sans  comprendre. 

Le  maître  auquel  Fourier  était  redevable  d'une  philosophie 
si  féconde  en  résultats  utiles  et  prolongés,  a  un  nom  dans 
l'histoire  de  ces  temps  malheureux.  C'était  le  père  Jean 
Guignard.  Encore  quelques  années  et  le  samedi  7  janvier 
1595,  Guignard,  régent  du  collège  de  Clermont  à  Paris, 
«  homme  docte  »  comme  le  qualifie  Lestoille  ',  sera  par 
ordre  du  Parlement  pendu  et  étranglé  en  place  de' Grève.  *  Le 
crime  de  Chatel  en  fut  l'occasion,  mais  Guignard  en  était  fort 
innocent.  Tout  ce  qu'on  put  lui  reprocher  fut  d'avoir  en  sa 
possession  certains  «  escrits  injurieux  et  difl'amatoires  contre 
l'honneur  du  feu  Roy  (Henri  III)  et  de  cestui-ci  (Henri  IV), 
trouvés   dans  son  estude,  dit  le  même   chroni(ju«Mir.  «»s<Tits 


1  Abram,  p.  319.  —P.  Rogie,  l.  I,p.  30.  —  Abbë  Martin,  p.  317.  —Abbé 
Chap«*lior,  p.  15. 

2.  Grand  Hcdel,  p.  29. 

3.  Journal  de  Henri  IV,  t'-ciit.  de  la  collection  Michaud,  1881,  t.  XV,  p.25'i. 

4.  Nou8  avons,  outre  l'adirniatiou  du  père  Abram,  p.  319,  des  preuves 
que  Guignard  se  trouvait  à  Pont-à-Mounson  en  158^i.  Il  y  était  encore  en 
1.^87,  apr^s  avoir  enseigné  cinq  ans  la  philosophie,  donc  &  partir  de  1582, 
année  où  y  entrait  Pierre  Fourier.  Son  enseignement  fut  apprécié. 


20  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

de  sa  main  et  faits  par  lui.  «  Telle  est  raccusation.  Mais  les 
soi-disant  écrits  n'ont  jamais  été  produits  et  Ton  n'en  est 
encore  à  se  demander  s'ils  n'ont  pas  été  supposés  ^ .  Guignard 
protesta  jusqu'au  bout  de  son  attachement  au  roi  pour  lequel 
depuis  sa  conversion  il  avait  toujours  prié  Dieu,  ne  l'ayant 
jamais  oublié  au  Mémento  de  sa  messe.  11  mourut  en  exhor- 
tant le  peuple  «  à  la  crainte  de  Dieu,  obéissance  du  Roy  et 
révérence  du  magistrat  ». 

Sans  vouloir  trancher  un  débat  qui  restera  toujours  obscur 
en  l'absence  des  pièces  à  conviction,  un  rapprochement  s'est 
souvent  présenté  à  notre  esprit  en  lisant  la  correspondance 
du  saint  élève  de  Guignard,  Pierre  Fourier.  Dans  ses  lettres 
comme  dans  les  constitutions  de  ses  religieuses,  celui-ci  ne 
recommande  rien  tant  à  tous  les  siens  que  de  prier  et  de 
faire  prier  «  pour  la  conservation  et  prospérité  de  leurs 
princes  »  ^.  S'adrcsse-t-il  en  personne  à  ces  mômes  princes, 
c'est  dans  un  langage  où  le  respect  confine  à  la  servilité,  et 
le  sentiment  religieux  à  l'adoration.  Dès  là  est-il  bien  invrai- 
semblable de  supposer  que  Fourier,  si  docile  à  l'enseigne- 
ment de  ses  maîtres,  reflète  ici  les  doctrines  tombées  de  la 
chaire  de  Guignard  à  Pont-à-Mousson  ?  Dans  tous  les  cas, 
c'est  aussi  logique  que  d'avoir  prêté  au  professeur  les  idées 
de  l'exécrable  Chatel. 

Le  supplice  fait  rarement  tort  au  supplicié.  Sur  les  regis- 
tres de  l'Université  de  Pont-à-Mousson  Guignard  fut  inscrit 
comme  un  martyr.  Le  dernier  historien  de  la  Lorraine  dénon- 
çant sa  condamnation  «  aussi  injuste  que  barbare  «,  rappelle 
que  ce  religieux  avait  été  un  des  premiers  professeurs  de 
l'Université...  et  que  ses  savantes  leçons  contribuèrent  à 
attirer  des  élèves  ^.  Le  dernier  apologiste  de  l'Université  de 
Paris  contre  la  Compagnie,  avoue  «  que  les  Jésuites  ne  furent 
pas  appelés  à  se  défendre  et  que  les  formes  de  la  justice  ne 
furent  pas  observées  »  ^. 

Sismondi  avait  déjà  écrit  que  de  la  part  du  Parlement  ce 
fut  «  une  scandaleuse  iniquité  et  un  grand  acte  de  lâcheté  «. 

1.  P.  Prat,  Recherches  sur  le  P.  Coton,  t.  I,  p.  189. 

2.  Conduite  de  la  Proi'idence,  t.  II,  p.  189. 

3.  Digot,  Histoire  de  Lorraine,  t.  IV,  p.  214.  —  Abram,  p.  306. 

4.  Douarche,  L'Université  et  les  Jésuites.   Paris  1888,  in-8o,  p.  132. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  •  21 

Le  meilleur  défenseur  du  père  Guignard  devant  la  postérité 
nous  semble  être  désormais  son  élève  :  le  bienheureux 
Fourier  de  Mattaincourt. 

III 

Sous  la  conduite  d'un  tel  maître  Pierre  était  parvenu  à 
dominer  assez  les  matières  pour  communiquer  son  savoir 
et  enseigner  autrui.  Il  se  trouva  ainsi,  en  même  temps  qu'il 
achevait  ses  études  de  philosophie,  transformé  en  répétiteur 
d'enfants  de  grandes  familles  groupés  autour  de  lui  et  com- 
posant sans  doute  la  petite  pension  bourgeoise  dont  il  deve- 
nait comme  le  chef  moral  et  le  surveillant. 

Pendant  trop  longtemps,  les  historiens,  égarés  à  la  suite 
de  Bedel  sur  ce  fait  important,  l'ont  présenté  sous  un  faux 
jour.  On  a  cru  voir  le  jeune  Pierre,  âgé  de  vingt  ans,  quitter 
Pont-à-Mousson  après  le  cours  de  troisième  année  (1585) 
pour  «  se  retirer  momentanément  à  Mirecourt.  »  '  Là  il 
aurait  obtenu  de  sa  mère,  devenue  veuve,  la  permission  de 
se  livrer  à  l'enseignement  et  de  recevoir  à  son  domicile  des 
écoliers  et  des  j)ensionnaires.  Les  choses  durent  se  passer 
autrement.  D'abord  Pierre  avait  perdu  non  pas  son  père, 
mais  sa  mère  Anne  Nacquart.  Dominique  Fourier  s'était 
remarié  avec  Michelle  Guerin  «  nourrice  de  la  princesse 
Christine  de  Lorraine  qui  fut  depuis  grande  duchesse  de 
Toscane  ».  *  L'heureux  bourgeois  de  Mirecourt  voyait  naître 
et  grandir  à  son  foyer  une  nouvelle  petite  famille  de  deux 
fds  et  trois  filles.  La  providence  qui  veille  sur  ceux  qui 
s'abandonn{!nl  à  ses  soins,  transformait  la  modeste  existence 
du  digne  marchand.  Dominique  était  nommé  contrôleur 
ordinaire  des  domaines  de  la  princesse  et  officier  de  la 
maison  de  S.  A.  le  duc  Charles  111.  On  n'entrait  guère  alors 
dans  le  palais  des  princes,  même  par  une  humble  porte,  sans 
en  sortir  anobli.  Encore  quelques  années,  et,  le  2  janvier 
1591,  Doininiquo  Fourier  sera  seigneur  de  Xaronval,  por- 
tant blason  aux  bandes  d'or  sur  azur,  à  la   tête    de  lion  de 

1.  Histoire  du  Bienheureux  Pierre  Fourier,  par  Tabbd  Chapia,  Paris  1850, 
in-S",  p.  45. 

2.  Ibid.,  p.  22. 


22  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

gueules  sur  chef  d'argent  entre  deux  roses  pointées  d'or. 
Le  bourgeois  aura  été  fait  gentilhomme,  mais  il  n'en  res- 
tera pas  un  moins  fervent  chrétien. 

On  a  souvent  admiré  le  trait  de  Louis  XV  à  l'agonie, 
découvrant  devant  le  Saint-Sacrement  sa  tête  chargée  de 
hontes.  Le  monarque  est  bien  inférieur  au  bonhomme 
Fourier  qui  ôta  son  bonnet  devant  les  approches  du  trépas 
et  répondit  aux  siens  inquiets  qu'il  ne  prît  froid  :  «  Mes 
chers  parens  et  amis,  vous  n'oseriés  donner  une  lettre,  ny 
faire  le  moindre  présent  à  un  prince  que  la  tête  découverte, 
et  le  corps  à  demy  courbé,  en  signe  de  révérence  ;  et  c'est 
toute  autre  chose  que  la  grandeur  de  mon  Dieu,  qui  voit 
tout  au-dessous  de  luy.  Il  y  a  tant  d'années  qu'il  m'a  prêté 
l'âme  que  je  possède;  permettez  que  je  luy  fasse  un  présent 
de  telle  importance,  en  la  posture  la  plus  humble  et  la  plus 
respectueuse  qu'il  me  sera  possible.  «  ^  Ce  disant,  le  mou- 
rant tenait  ses  mains  jointes  sur  la  poitrine,  les  yeux  fixés 
au  ciel,  et  attendant  sa  fin. 

Il  n'y  songeait  encore  pas,  à  la  période  de  la  vie  de  son 
fils  où  nous  nous  sommes  arrêtés.  Pierre  obtint  de  lui  l'au- 
torisation d'être  précepteur  ou  répétiteur  à  Pont-à-Mousson 
tout  en  continuant  son  cours  de  philosophie. 

IV 

Le  jeune  homme  venait  de  rencontrer  là  sa  véritable  voie. 
Ses  aptitudes  d'éducateur  avaient  été  remarquées  ;  lui-même 
en  avait  conscience  :  «  il  avoit  beaucoup  d'inclination,  dit 
Bedel,  à  servir  le  public  et  particulièrement  à  instruire  la 
jeunesse.  »  Le  mélange  de  douceur  exquise  et  d'indomp- 
table énergie  formant  le  fond  de  son  caractère,  le  dispo- 
sait merveilleusement  à  ce  rôle  qui  requiert  à  la  fois  l'affec- 
tion pour  se  faire  aimer,  la  vigueur  pour  se  faire  craindre. 

Ses  élèves  appartenaient  à  la  première  noblesse  de  la 
province,  les  Haraucourt,  les  Gournay,  les  Ludres.  Ces  fils 
de  famille  eussent  pu  lui  rapporter  de  belles  rentes,  mais 
son  but  était  différent  :  se  rendre  utile  au  prochain  était  la 

1.  Petit  Bcdcl,  p.  3. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION      .  23 

seule  ambition  de  cet  étudiant  en  qui  se  révélait,  sous  la 
forme  d'un  attrait  supérieur,  le  dévouement  qui  fait  les 
grandes  vies. 

Tout  ce  que  les  historiens  du  bienheureux  peuvent  racon- 
ter, n'approche  pas  des  élans  enthousiastes  qu'on  rencontre 
dans  ses  lettres,  pour  les  petits  enfants  chers  au  Sauveur  et 
chers  à  lui-môme  par  amour  du  divin  maître.  Citons  ces 
réflexions  que  nous  recueillons  au  hasard,  dans  une  lettre 
sur  la  manière  d'ériger  une  confrérie  de  l'Enfant-Jésus. 

L'aise,  le  plaisir,  le  contentement  indicible  que  je  ressens  à  pailt-r 
à  écrire  de  ces  matières,  me  transportent  et  me  font  oublier  de 
moi-même  et  de  plusieurs  autres  choses  aussi.  Si  me  souviens-je 
en  écrivant  ceci,  d'un  petit  traité  que  je  tirai  des  œuvres  du  chancelier 
Gerson,  sont  environ  trente  ans,  intitulé  :  De  parviilis  trahcndis  nd 
Christum...  J'envoie  une  image  de  N.-D.  pour  étrennes  à  votre  con- 
frérie. II  y  a  un  petit  S. -Jean  qui  embrasse  Notre-Seigneur,   et  est  au 

réciproque  embrassé  de  lui Mes  chers  enfants,  aimez  Jésus  afin 

qu'il  vous  aime.  Kmbrassez  de  cœur  et  d'affection  au  profond  de  vos 
âmes  le  bon  Jésus,  afin  qu'il  vous  embrasse,  comme  vous  voyez  ce 
petit  enfant  en  cette  image-là,  afin  qu'il  vous  prenne  entre  ses  bras, 
comme  les  petits  enfants  qu'il  bénissoit.  * 

C'est  au  contact  de  l'Evangile  que  Fourier  avait  senti 
s'allumer  en  lui  la  vive  flamme  du  dévouement  à  la  jeu- 
nesse ;  combien  celte  ardeur  était  pure,  on  en  jugera  par  la 
conduite  qu'il  se  traça.  Dans  l'Évangile  encore,  il  avait  lu 
les  anathèmes  du  Christ  h  quiconque  scandalise  le  moindre 
des  petits  et  des  humbles.  Avant  de  songer  à  réformer  les 
autres,  il  songea  en  conséquence  à  se  réformer  lui-môme. 
Descendant  au  fond  de  sa  conscience,  il  s'examina  sur  tout 
«e  qui  eût  été  capable  de  diminuer  aux  yeux  des  enfants 
confiés  à  sa  vigilance  le  prestige  de  son  autorité.  Sa  résolu- 
tion fut  de  garder  en  tout  la  plus  sévère  circonspection,  de 
ne  laisser  échapper  ni  une  parole  mal  pesée,  ni  un  geste 
moins  grave,  ni  une  action  tant  soit  peu  répréhensible  ^. 

Cette  prudence  était  avisée.  Il  ne  faisait  que  prévenir  par 
son  propre  examen  celui  de  ses  élèves.   L'œil   des  écoliers 

1.  Lettres,  t.  V.  p.  431. 

2.  Petit  Bcdel,  p.  2. 


24  UNE  PROCHAINE    CANONISATION 

est  doué  d'une  intuition  pénétrante  pour  saisir  les  défauts 
du  maître  Leur  loyauté  native  veut  se  rendre  compte  du 
premier  coup  d'œil  si  ceux  qui  leur  prêchent  la  vertu,  com- 
mencent par  la  pratiquer  eux-mêmes.  Peut-être  aussi  espè- 
rent-ils rencontrer  la  revanche  de  leurs  propres  défaillances 
dans  celles  des  autres.  Parmi  les  élèves  de  Fourier  se  trou- 
vait un  certain  M.  Clément,  depuis  maire  de  Lunéville.  La 
curiosité  naturelle  aidant,  il  mit  un  art  particulier  à  obser- 
ver s'il  avait  affaire  à  un  maître  pratiquant  la  vertu  par  con- 
viction intime  ou  par  convention  extérieure. 

Je  vous  diray,  a-t-il  déposé  dans  le  procès-verbal  de  béatification, 
que  trois  ou  quatre  des  plus  aagés,  entre  lesquels  j'estois,  voyant  qu'on 
l'appeloit  du  nom  de  sainct,  et  qu'on  en  faisoit  tant  d'estime,  nous  fismcs 
un  complot  de  l'espier  partout,  afin  de  voir  s'il  en  estoit  autant  qu'on  en 
disoit.  Nous  le  guettions  donc  en  ses  parolles,  en  ses  gestes,  en  ses 
actions,  aux  corrections  qu'il  nous  faisoit,  pour  voir  s'il  n'y  auroit 
point  quelque  aigreur  d'esprit,  quelque  esmotion  de  colère,  une  parole 
injurieuse,  comme  il  se  comportoit  en  compagnie,  en  sa  chambre, 
à  table,  au  boire  et  au  manger,  en  ses  habits  et  par  tout.  Mais 
bien  que  nostre  enqueste  fût  passionnée,  avec  une  certaine  déman- 
geaison d'y  trouver  quelque  défaut,  pour  nous  consoler  en  nos  imper- 
fections, et  nous  servir  d'excuse  quand  il  nous  corrigeroit,  je  vous  pro- 
teste et  le  signeray  de  mon  sang,  ^ue  nous  n'y  trouvasmes  jamais  une 
faute  qui  peust  monter  à  un  péché  véniel,  mais  toute  sorte  de  perfection  ^ . 

Il  n'avait  pu  remarquer  ni  un  mot  oiseux,  ni  une  perte  de 
temps. 

La  méthode  de  Fourier  était  simple.  Elle  roulait,  pour 
employer  la  figure  du  magistrat  élevé  à  si  bonne  école,  sur 
deux  pivots,  comme  le  ciel  sur  ses  deux  pôles.' Le  premier 
était  la  punition  du  vice  ;  le  second,  l'encouragement  à  la 
vertu.  Mais  ses  punitions  n'avaient  rien  de  banal.  En  un 
temps  où  l'on  fouettait  à  propos  de  tout,  Pierre  Fourier 
réservait  ce  châtiment  pour  les  actes  contraires  à  la  reli- 
gion ou  aux  mœurs.  Il  ne  combattait  le  mensonge  que  par 
l'honneur.  Avec  quel  art  il  savait  adapter  cette  haute  leçon 
au   tempérament  fier   et  à    la    susceptibilité  d'écoliers   qui 

1.  Grand  Bedel,  p.  32. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  25 

étaient  «  les  plus  signalez  de  la  Noblesse  et  du  pays  ^  »  C'est 
encore  M.  Clément  qui  parle. 

Ecoutés,  nous  disoit-il,  puisque  Dieu  a  mis  de  la  différence  entre  les 

hommes,  vous  souffrirés  bien  que  j'y  en  mette Mais   que  pensés- 

vous  sera  mon  gentilhomme  ?  le  mieux  couvert  ?  le  plus  riche,  et  celuj' 
qui  est  de  meilleure  maison  ?  Non,  la  vraye  noblesse  consiste  en  la 
vertu,  et  partant  les  plus  vertueux  seront  mes  gentilshommes  et  les 
vitieux  seront  les  roturiers,  et  entre  les   vitieux  le   menteur  sera   le 

plus   roturier il     sera   soubs    les   pieds    de    tous    les    autres,  il 

sera  le  valet  de  tous,  se  lèvera  le  premier,  fera  du  feu,  allumera  la 
chandelle  baliera  la  chambre,  donnera  à  laver  à  ses  compagnons,  et 
les  servira  à  table,  teste  nue — 

Tête  nue  !  comme  Jean  sire  de  Joinville  tranchant  les 
viandes  devant  le  bon  roi  Louis  IX  à  Sauniur  !  Mais  l'appel- 
lation de  «  petite  République  »  donnée  par  Bedel  à  cette 
école  modèle  ne  nous  reporte-t-elle  pas  plus  haut,  jusqu'à 
cette  république  idéale  de  Platon  où  commandent  les  bons 
que  servent  les  méchants  ? 

Doux  et  bon  envers  l'écolier  sage,  Pierre  ne  poussait  pas 
ces  qualités  jusqu'à  l'excès  qui  dégénère  en  faiblesse. 
Le  courage  no  lui  manquait  pas  pour  redresser  ceux  qu'on 
nommait  «  les  esprits  farouches  »,  et  pour  remettre  à  la  rai- 
son ceux  qui  s'écartaient  du  devoir. 

En  élevant  les  autres  il  se  formait  à  son  insu  lui-même.  II 
acquérait  pour  des  tâches  plus  ardues  la  connaissance  com 
plexe  des  caractères  et  le  maniement  délicat  des  âmes. 


Mais  réforme  ou  fondation  sont  des  œuvres  tellement  dilli- 
ciles  que  peu  d'hommes  ont  eu  eux-mêmes  une  énergie  assez 
puissante  pour  y  réussir  par  leurs  seules  forces.  Dans  la  mai- 
son (1(^  la  ru(;  du  Camp,  Pierre  avait  eu  l'avantage  de  se  lier 
d'amitié  avec  deux  jeunes  hommes  plus  âgés  que  lui  et  des- 
tinés à  être  l'un  pour  les  Prémonlrés  de  Lorraine,  l'autre 
pour   les   Bénédictins   de   Saint- Vanne  suivis   par   ceux  de 

I.  Petit  Bcdel,  p.  19. 


26  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Gluny  et  de  Saint-Maur,  ce  que  lui-même  serait  aux  cha- 
noines réguliers.  L'un  d'eux  arrivait  à  Pont-à-Mousson  en 
1580.  Il  avait  vingt  ans  et  se  nommait  Servais  de  Lairuelz. 
Avant  d'entrer  au  noviciat  des  Prémontrés  de  Verdun,  il 
avait  d'abord  embrassé  l'état  militaire.  Quatre  années  du- 
rant, il  suivit  les  cours  de  l'Université  du  Pont,  fît  ses  hu- 
manités avec  le  P.  Jean  Bordes,  sa  rhétorique  avec  le 
P.  Fronton  du  Duc,  sa  philosophie  avec  le  P.  Balthazar 
Chavasse.  Ces  études  furent  couronnées  par  la  théologie 
dont  il  alla  suivre  les  cours  à  Paris.  Rentré  chez  les  Pré- 
montrés de  Lorraine,  il  eut  la  pensée  de  les  réformer,  mais 
vaincu  par  la  grandeur  de  l'obstacle,  il  trouva  plus  facile  de 
s'abandonner  au  courant  que  de  lutter  contre  le  flot.  De 
dramatiques  péripéties  et  les  conseils  d'un  jésuite  de  Pont- 
à-Mousson  lui  rendirent  le  courage  de  la  lutte.  Dans  son 
abbaye  de  Sainte-Marie-aux-Bois,  où  son  prédécesseur, 
l'abbé  Picart,  avait  été  empoisonné  par  les  moines,  il  déclara 
simplement  qu'il  se  laisserait  «  enterrer  vif  »  par  ces  mé- 
créants plutôt  que  de  ne  pas  ramener  la  discipline  religieuse 
dans  leur  cloître.  Les  uns  avaient  déjà  pris  la  fuite  et  passé 
à  l'hérésie;  les  autres  se  courbèrent  sous  la  crosse  de  fer 
du  nouvel  élu  K 

Servais  parcourut  l'Allemagne  et  la  Lorraine  pour  mettre 
ses  couvents  à  l'ordre;  mais  il  comprit  bien  vite  que  s'il 
était  bon  de  coucher  sur  la  paille  et  de  se  lever  de  granct 
matin  afin  de  donner  l'exemple  de  l'austérité,  il  avancerait 
davantage  la  réforme  morale  en  préservant  les  nouvelles^ 
recrues  d'une  honteuse  ignorance.  Pour  atteindre  ce  but  il 
ne  vit  qu'un  moyen,  les  retirer  de  la  campagne  et  de  leur 
vie  perdue  dans  les  champs,  et  les  jeter,  dans  une  ville 
d'études,  en  plein  foyer  intellectuel.  Là,  l'émulation  les  sti- 
mulerait. Il  n'hésita  pas  à  transférer  son  abbaye  de  Sainte- 
Marie-aux-Bois,  dans  un  monastère  neuf,  Sainte-Marie-Ma- 
jeure, accolé  à  l'Université  de  Pont-à-Mousson.  Les  jeunes 
religieux  y  eurent  leur  scolasticat,  bâti  de  1608  à  1611,  et 
furent  d'autant  plus  assidus  qu'une  longue  galerie  unissait 
la  maison  abbatiale  à  la  cour  des  classes.  Servais  de  Lairuelz 

1.  Martin,  p.  412.  —  Rogie,  t.  I,  p.  41.  —  Abram,  p.  316. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION       •  27 

pouvait  mourir  vingt  ans  après  (1631).  La  pépinière  donnait 
de  bons  rejetons.  Douze  monastères  de  Prémontrés  avaient 
adopté  sa  réforme. 

Le  «  bon  Monsieur  de  Sainte-Marie  »,  c'est  ainsi  que  l'ap- 
pelait Fourier*,  en  proclamant  toutes  les  obligations  qu'il 
lui  a,  sera  des  premiers  à  lui  demander  quelques-unes  de 
ses  religieuses  au  nom  de  la  ville  de  Pont-à-Mousson,  se 
chargeant  de  leur  procurer  une  habitation  convenable*.  11 
lui  prêtera  également  des  chambres  aux  premiers  postulants 
de  la  réforme  des  chanoines  réguliers  et  les  logera  dans  sa 
chapelle  ronde,  construite  dans  une  vieille  tour  de  la  ville 
sur  le  modèle  du  Panthéon  d'Agrippa  ;  il  relèvera  enfin 
de  sa  présence  la  réforme  de  Saint-Nicolas  de  Verdun;  mais 
pour  un  vieux  soldat  il  ne  s'y  montrera  pas  le  plus  brave; 
pendant  le  chant  des  vêpres  solennelles,  on  vient  annoncer 
à  Pierre  Fourier  que  les  «  anciens  »  courent  aux  armes. 
«  Le  bon  M.  de  Sainte-Marie  »  lui  fait  mander  par  son  prieur 
qu'on  doit  «  les  apaiser  quoi  qu'il  coûte,  que  c'est  bien 
le  plus  court  ^.  »  Bedel  appelle  emphatiquement  Servais  de 
Lairuelz  «  l'Athlas  de  l'Ordre  de  Prémonlré.  » 

Le  deuxième  réformateur  dont  la  «  liaison  providentielle 
décida  sans  doute,  écrit  l'abbé  Chapelier,  la  vocation  de 
Pierre  4  »,  fut  celle  du  Vénérable  Didier  de  La  Cour.  Venu 
se  loger  à  Pont-à-Mousson  en  1577,  un  an  avant  le  futur 
général  des  chanoines  réguliers,  il  avait  quinze  ans  de  plus 
que  celui-ci.  Né  à  Monzeville,prè8  Verdun,  en  1550,  de  gen- 
tilshommes campagnards  qui  labouraient  leurs  propres 
terres,  son  éducation  avait  été  si  négligée  que,  reçu  à  dix- 
huit  ans  à  l'abbaye  bénédictine  de  Saint-Vanne,  il  savait  tout 
juste  lire  et  écrire;  il  lui  fallut  bien  aller  faire  ses  études 
ailleurs.  A  trois  reprises  il  fut  élève  de  l'Universifé  de  Pont- 
à-Mousson,  d'abord  en  classes  de  littérature,  puis  à  partir 
de  1577,  en  philosophie  sous  le  P.  Clément  l)u|)uy;  sept  ans 
plus  tard,  il  y  achevait  avec  succès  sa  théologie.  De  retour 
au  milieu  des  moines  dissolus  de  Saint-Vanne,  il  ne  songeait 

i.  Lettres,  t.  I,  p.    3. 

2.  Rogio,  t.  I.  p.  230. 

3.  Lettres,  t.  II,  p.  244-245. 

4.  Chapelier,  p.  104.  —  Abram,  pp.  312-314   —  Martin,  p.  412. 


28  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

qu'à  se  retirer  dans  la  solitude.  Élu  providentiellement 
prieur,  il  ne  recula  pas  devant  sa  lourde  charge  et  trans- 
forma son  abbaye.  «  Cette  admirable  réforme,  écrit  Abram, 
donna  une  nouvelle  vie  en  France  à  l'Ordre  de  Saint-Benoît  ». 
Mais  pourquoi  au  xviii*  siècle  a-t-elle  versé  dans  le  jansé- 
nisme et  le  gallicanisme? 

Grande  était  à  Pont-à-Mousson  l'amitié  des  trois  étudiants 
Pierre  Fourier,  Didier  de  La  Cour  et  Servais  de  Lairuelz  : 
<c  ils  conversoient  fort  souvent  ensemble,  et  entretenoient 
leur  piété  par  la  communication  des  vertus  que  chacun  pra- 
tiquoit  à  l'envie.  »  *  On  croit  communément,  mais  nous  n'en 
avons  pas  rencontré  la  preuve,  que  Pierre  fut  admis  dans 
un  cénacle  plus  large  et  fit  partie  de  la  société  d'élite, 
connue  sous  le  nom  de  Congrégation  de  la  Sainte-Vierge-. 
S'il  en  fut  vraiment  ainsi,  comme  on  le  lit  couramment,  son 
nom  s'ajouterait  et  a  été  ajouté  déjà  aux  nombreux  fonda- 
teurs d'Ordre  qui,  avec  François  de  Sales,  préfet  de  congré- 
gation à  Paris,  le  Vénérable  Jean  Eudes,  M.  Olier  et  le 
Bienheureux  de  Montfort  ont  puisé  dans  cette  pieuse  asso- 
ciation un  amour  de  Marie  qu'ils  ont  su  faire  rayonner  à  tra- 
vers d'innombrables  générations.  Et  ne  pourrait-on  pas  lui 
appliquer  ce  que  le  P.  Crasset  écrivait  de  saint  François  de 
Sales  :  «  Père    et  Patriarche   d'une  sainte    Congrégation  de 

Vierges qu'il  a  pris  plaisir  d'attacher  par  mille  devoirs 

particuliers  au  service  de  la  Reine  du  Ciel,  de  qui  il  leur  a 
fait  porter  le  nom.  ^  » 

VI 

« 

Cependant  Pierre  avait  vingt  ans.  L'heure  sonnait  de 
choisir  un  état  de  vie.  Il  se  décida  pour  le  cloître.  Mais,  par 
un  dessein  qui  surprit  tout  son  entourage,  il  ne  se  présenta 
pas  dans  un  ordre  fervent.  La  porte  des  très  irréguliers  cha- 
noines de  l'abbaye  de  Chaumoussey,  à  cinq  lieues  de  Mire- 
court,  fut  celle  où  il  frappa.  Son  séjour  y  dura  quatre  ans.  Ce 

1.  Petit  Bedel,  p.  28. 

2.  Rogie,  t.  I,  p.  20.  —  Martin,  p.  262.  —  Delplace,  Histoire  des  Congréga- 
tions, Lille,  1884,  p.  119.  —  Sengler,  p.  1'*. 

3.  Crasset,  Histoire  abrégée  des  Congrégations,  édt.  Carayon,  p.  121. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  29 

que  le  novice  souffrit  de  la  part  de  ses  anciens,  nous  aurons 
à  le  raconter  plus  tard  quand  nous  en  viendrons  à  ses 
réformes. 

Le  vingt-quatre  septembre  1588,  il  était  ordonné  diacre 
dans  la  collégiale  de  Saint-Siméon,  à  la  Porte-Noire  de 
Trêves.  Le  25  février  1589,  il  recevait  en  la  môme  église 
des  mains  de  Pierre,  évêque  dWzot  et  suffragant  de  l'arche- 
vêque, la  consécration  sacerdotale.  Comme  saint  Ignace  de 
Loyola  et  la  plupart  des  prêtres  de  ce  temps,  il  ne  se  crut 
pas  digne  de  monter  aussitôt  au  saint  autel.  Le  24  juin  sui- 
vant le  voyait  célébrer  sa  première  messe  dans  la  chapelle 
abbatiale  de  Chaumoussey. 

Mais  sa  théologie  n'était  pas  faite.  Il  retourna  à  Pont-à- 
Mousson,  et,  durant  six  années  consécutives  (1589-159G),  il 
se  plongea  dans  l'étude  des  sciences  sacrées. 

L'Université  en  était  encore  à  sa  période  de  splendeur  ; 
des  éclipses  rcndaicntpourtant  cet  éclat  intermittent.  Lapeste 
et  les  guerres  forçaient  périodiquement  les  écoliers  à  se 
disperser.  Leur  nombre  en  avait  souffert.  L'introduction  du 
Ratio  (1591-92),  l'ouverture  des  cours  de  médecine,  l'inau- 
guration de  la  distribution  des  prix,  l'adjonction  d'un  sémi- 
naire, l'attribution  de  bénéfices  aux  gradués,  compensaient 
moralement  les  pertes  par  de  constants  succès.  II  n'y  eut 
pas  jusqu'à  l'arrivée  des  jésuites  expulsés  de  Paris  en  1595, 
après  l'attentat  de  Ghatel,  qui  ne  valut  un  renfort  de  profes- 
seurs de  marque.  Hélas  !  Il  y  manquait  Guignard. 

Pierre  fut  l'étudiant  qu'il  avait  été  déjà,  distingué  entre 
tous  par  sa  vertu  et  son  savoir.  Laquelle  des  deux  qualités 
l'emportait^  on  se  le  demandait  publiquement.  II  n'y  avait  de 
changé  que  son  livre  de  chevet.  Saint  Thomas  commenté  par 
Gajetan  avait  remplacé  Aristote.  Nous  avons  encore,  dit  Bedel, 
l'exemplaire  dont  il  se  servait  «  que  nous  gardons  soigneuse- 
ment en  une  de  nos  bibliothèques,  comme  un  précieux 
trésor  ;  [il]  prêche  sa  diligence  d'une  langue  muette,  en  ce 
que,  d'un  bout  à  l'autre,  il  est  marqué  de  sa  main  aux  ma- 
tières qui  revenoient  mieux  à  son  esprit.  ^  »  Mais  quelles 
étaient  ces  matières  ? 

1.  Petit  Bcdel,  p.  29. 


30  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

Un  meilleur  témoignage  est  celui  du  jésuite  Etienne 
Voirin  qui  vécut  dans  son  intimité  et  resta  en  relation  avec 
lui,  *  Il  assurait  que  si  la  Somme^  cet  incomparable  monument 
du  Docteur  Angélique,  s'était  perdu,  Pierre  Fourier  eût  été 
capable  de  la  reconstituer  de  mémoire,  question  par  ques- 
tion et  article  par  article  -. 

Entendons  un  témoin,  encore  plus  direct,  ce  Jean  Midot, 
archidiacre  de  Toul,  que  Bedel  déclare  «  un  des  habiles 
hommes  de  son  âge  »  et  qui  fut  condisciple  de  Pierre  en 
théologie.  Il  racontait  plus  tard  que  celui-ci  se  levant  ou  pour 
argumenter  contre  la  doctrine  de  son  maître  ou  pour  la 
soutenir. 

Il  se  faisoit  un  silence  si  général  dans  toute  la  classe,  qu'on  auroit 
dit  que  les  âmes  des  auditeurs  avoient  quitté  toutes  les  autres  parties 
du  corps  pour  se  retirer  aux  oreilles,  afln  de  l'escouter  avec  plus  de 
liberté  ;  et  la  raison  de  ceste  avidité  était  qu'argumentant,  il  proposoit 
des  difficultés  si  bien  choisies  et  si  rares,  qu'on  ne  pouvoit  concevoir 
où  il  avoit  puisé  ces  objections,  les  livres  n'ayans  rien  de  semblable, 
et  les  poursuivoit  jusqu'à  réduire  son  homme  dans  l'impossible,  qui 
est  la  dernière  batterie  contre  laquelle  il  n'y  a  point  de  retranchement, 
et  avec  une  telle  vivacité  d'esprit  qu'il  n'y  avoit  respondant  si  bien  fondé 
qui  ne  tremblast  dans  la  peur  de  succomber  et  d'en  avoir  du  pire.  Que 
s'il  estoit  soustenant,  il  espuisoit  une  difficulté  jusqu'au  fond,  avec  des 
responses  si  nettes  qu'il  ne  laissoit  aucun  doute  en  l'esprit  des  auditeurs, 
qui  trouvoient  tousjours  ses  disputes  trop  courtes,  et  ne  le  quittoient 
jamais  qu'avec  un  désir  de  l'entendre  de  nouveau  ^. 

Midot  qui  vingt  années  (1637-57)  gouverna  Téglise  de 
Toul  privée  d'évêque,  était  un  prêtre  aussi  capable  que  zélé. 
Son  témoignage  mérite  d'être  pris  en  considération. 

Les  hautes  études  ecclésiastiques  veulent  être  prolongées. 
Six  ans  de  suite,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  et  non 
quatre,  chiffre  réduit  qui  prévalut  avec  le  Ratio,  —  y  furent 

1.  Etienne  Varin,  né  au  diocèse  de  Befançon  en  1589,  entré  au  noviciat  \g 
8  novembre  1606,  profès  le  10  décembre  1623  à  Pont-à-Mousson,  mourut 
recteur  du  collège  d'Auxerre  le  16  septembre  1631.  Avant  d'être  mission- 
naire à  Nancy  et  de  prendre  part  à  la  fameuse  mission  de  Badonviller,  il 
avait  fait  sa  théologie  à  Pont-à-Mousson  de  1616  à  1620. 

2.  Summarium.  p.  8. 

3.  Grand  Bedel,  p.  25. 


UNE  PROCHAINE  CANOMSATIOX  ,  31 

consacrés  par  Pierre  Fourier  dans  la  plénitude  de  sa  jeunesse 
et  de  ses  forces,  de  sa  vingt-quatrième  à  sa  trentième  année.  ' 
Il  convient  d'ajouter  que  ce  temps  ne  fut  pas  exclusivement 
occupé  par  la  pure  scolastique.  Des  classes  de  théologie 
morale  et  d'écriture  sainte  se  faisaient  parallèlement  aux 
deux  cours  de  dogme.  Parmi  les  professeurs  de  morale  qui 
professèrent  au  Pont  à  la  fin  du  xvi*  siècle,  mentionnons 
en  passant  le  P.  Gordon,  futur  confesseur  de  Louis  XIII 
et  auteur  d'un  Traité  de  cas  de  conscience  resté  manuscrit. 
Le  bienheureux  faisait  grand  cas  de  ce  recueil  qu'il  essaya 
de  se  procurer  plus  tard.  *  Il  s'initia  en  môme  temps  au 
droit  canon,  et  cette  partie  de  l'enseigncnent  ne  fut  pas 
regardée  par  lui  comme  un  accessoire  auquel  il  est  loisible 
de  s'appliquer  ou  non.  Toute  sa  correspondance  qui  est  celle 
d'un  canoniste,  atteste  sa  connaissance  claire  et  approfondie 
de  cette  science  ardue.  Elle  devait  lui  être  fort  utile  dans 
les  démêlés  soulevés  par  ses  réformes  et  par  ses  fonda- 
tions. 

Pierre  étudiait  en  vue  de  l'acquisition  du  savoir  et  non 
pour  l'obtention  des  grades.  On  a  conjecturé  qu'il  avait 
affronté  les  examens  de  licence  et  même  ceux  du  doctorat.  ' 
L'opinion  contraire  nous  semble  plus  plausible.  *  Le  réfor- 
mateur des  chanoines  réguliers  aurait  eu  quelque  mauvaise 
grAce  à  défendre  à  ses  disciples  de  conquérir  le  bonnet  de 
docteur,  si  lui-môme  s'en  était  coiffé  en  son  temps.  Dans 
son  humilité,  il  se  contenta,  comme  faisaient  plusieurs  éco- 
liers par  modestie  ou  par  pauvreté,  d'un  simple  certificat 
d'études.  Ces  lettres  testimoniales  lui  furent  délivrées  par 
le  père  Christophe  Brossard,  «  un  de  ses  régents  »  ;  •''  elles 
attestent  que  par  son  travail,   sa  piété   et  sa  vertu  il    s'était 


I    Martin,  p   3'«0.  n.  3 

2.  Lettres,  t.  I,  p.  227. 

3.  Rogio,  t.  I.  p.  53. 
't.  Martin,  t    I,  p   53. 

5.  Christophe  BroHsard  nô  h  Anfçcra,  le  25  juillet  1561,  entré  danH  la  Com- 
papnio  le  13  septoinbro  158'i,  enseigna  successivement  la  scolastique,  la  posi- 
tive et  la  morale.  Il  demeura  à  Pont-à-Mousson  du  commencement  de  sa  vie 
religieuse  à  la  fondation  du  collège  d«  La  Flèche  (1606)  qu'il  ne  quitta  point 
jusqu'à  sa  mort,  2  mars  1629. 


32  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

rendu  recommandable  à  tous  ;  eum  theologiae  sediilam  operam 
dédisse,  tum  etiam  pietate  ac  modestia  morumque  reUgioso- 
rum  probitate  cunctis  conspicuum  fuisse.  '  Si  cette  pièce  a  été 
conservée,  comment  expliquer  la  disparition  des  autres  plus 
importantes  ?  Pierre  avait  mieux  que  des  parchemins  ;  il 
emportait  l'estime  universelle. 

Il  avait  aussi  dans  son  bagage  littéraire  un  instrument  que 
les  méthodes  classiques  d'alors  n'apprenaient  guère  à 
forger  par  principes,  mais  que  par  l'usage  il  affina  lui-même 
avec  soin,  c'était  une  bonne  plume  française.  Pierre  Fourier 
écrivait  notre  langue  aussi  agréablement  que  saint  François 
de  Sales  et  partageait,  à  l'endroit  de  l'orthographe,  la  passion 
de  Vaugelas. 

Mais  ses  plus  riches  trésors  étaient  sa  pureté  et  son 
abnégation.  Jusqu'ici  nous  n'avons  pas  nommé  le  jésuite 
son  parent  qui  fut  son  régent  de  théologie,  son  recteur 
d'université  et  son  guide  dans  les  voies  du  progrès  spirituel. 
Il  est  temps  de  nommer  ce  religieux  qui  eut  sur  d'autres 
théâtres  la  gloire  de  préparer  François  de  Sales  à  l'onction 
épiscopale,  de  lui  faire  publier  Vlntroduction  de  la  vie 
dévote  et  de  l'assister  à  sa  dernière  heure  :  le  père  Jean 
Fourier. 

Fils  d'un  frère  de  Dominique  Fourier  resté  à  Xaronval,  il 
avait  passé  deux  ans  comme  écolier  au  collège  des  Pères 
à  Pont-à-Mousson,  avant  d'entrer  le  19  décembre  1577,  au 
noviciat  de  Verdun,  pour  de  là  aller  compléter  ses  études  à 
Rome  et  revenir  enseigner  la  philosophie  à  Dijon.  En  1690, 
il  reparaissait  à  l'Université  et  montait  dans  la  chaire  de 
scolastique  avec  son  cousin  Pierre  pour  auditeur.  Tour  à 
tour  principal  des  pensionnaires  et  chargé  du  gouvernement 
général  de  l'établissement,  il  dirigeait  encore  une  congréga- 
tion et  s'occupait  avec  une  sollicitude  infatigable  de  la  for- 
mation morale  des  jeunes  religieux.  Pierre,  plus  qu'aucun 
autre,  subit  sa  douce  et  forte  influence  ;  il  lui  remettait 
«  son  âme  toute  entière,  voulant  dépendre  de  sa  direction, 
comme  un  enfant  des  avis  de  son  père.  —  De  vray  il  y 
profita  tellement  que  son  directeur-  s'étonnoit luy-méme  de 

1.  Petit  Bedel,  p.  30. 

2.  Ibid.,  pp.  28  et  35. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  '  33 

le  voir  courir  au  chemin  de  la  perfection,  tant  il  alloit  vite 
à  la  conquête  des  vertus.  » 

Aux  âmes  viriles  Jean  Fourier  n'hésitait  pas  à  proposer 
pour  idéal  le  sacrifice.  Un  jour,  Pierre  ne  pouvant  plus 
demeurer  parmi  les  chanoines  de  Chaumoussey,  redevenus 
ses  persécuteurs,  annonça  au  père  Jean  qu'il  hésitait  entre 
trois  bénéfices,  et  lui  demanda  conseil.  «  Si  vous  cherchez 
les  richesses  et  les  honneurs,  lui  répondit  le  directeur, 
choisissez  un  des  deux  premiers,  Nomény  ou  Saint-Martin 
de  Pont-à-Mousson  ;  si  vous  voulez  plus  de  peine  que  de 
récompense,  prenez  Mattaincourt.  »  Pierre  opta  pour  le 
troisième  le  27  niai  1597;  c'est  au  trois  centième  anniversaire 
de  ce  jour  qu'auront  lieu  les  fêtes  de  sa  canonisation. 

Désormais  il  n'est  plus  récolier  de  Pont-à-Mousson, 
mais  celui  que  l'histoire  a  si  bien  nommé  :  le  bon  père  de 
Matlaincourt. 

{A  suivre.)  H.  CHÉROT,  S.  J. 


VXXI.  —  3 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 


I 

S'il  faut  en  croire  cette  providence  de  second  ordre  qui, 
dans  l'Etat,  s'appelle  le  Ministre  de  l'Intérieur,  nous  avons 
lieu  d'être  tranquilles  :  nous  n'aurons  pas  la  peste.  M.  Bar- 
thou  l'a  dit  formellement  aux  sénateurs  ;  le  conseil  d'hy- 
giène fonctionne,  une  conférence  internationale  se  réunit  à 
Venise,  l'Angleterre  finira,  peut-être,  par  comprendre  que  la 
vie  humaine  vaut  iDien  quelques  balles  de  coton,  et  les 
quarantaines  de  rigueur  fermeront  l'accès  de  nos  ports  à 
toute  marchandise  de  provenance  suspecte. 

Et  cependant,  si  nous  avions  la  peste  il  ne  faudrait  pas 
s'en  étonner  outre  mesure.  Voilà  pourquoi  il  y  a  quelque 
intérêt  à  faire  connaissance  avec  cette  visiteuse,  avant  qu'elle 
ne  frappe  à  nos  portes,  et  ne  nous  force  à  les  ouvrir. 

D'où  vient-elle  d'abord  ?  quelles  routes  a-t-elle  coutume 
de  suivre  sur  la  carte  du  monde  ?  quelles  ont  été,  à  travers 
les  siècles,  ses  points  de  départ  ordinaires,  et  quelles 
contrées  ont  attiré  ses  prédilections  et  subi  ses  ravages  ? 
Elle  a  partout  laissé,  de  son  passage,  des  traces  trop  pro- 
fondes pour  que  les  siècles  les  aient  effacées,  et  que 
le  souvenir  n'en  demeure  pas  vivant  dans  la  mémoire  des 
hommes.  Du  reste  celle-ci  n'est  pas  une  peste  quelconque, 
mais  bien  la  vraie,  l'authentique,  celle  qui  prête  son  nom 
à  tous  les  fléaux  ravageurs  de  Fhumanitw. 

Si  haut  que  nous  remontions  dans  l'histoire,  nous  trouvons 
consigné,  dans  les  traditions  et  les  annales  des  peuples,  le 
souvenir  de  ce  mal  mystérieux,  qui  faisait  subitement  son 
apparition,  et  s'éloignait  après  avoir  fait  périr  des  milliers 
de  victimes.  C'est  de  la  peste  que  Dieu   menace  son  peuple 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  35 

quand  il  est  infidèle,  et  c'est  la  peste  qu'il  lui  envoie  afin  de 
le  châtier  et  de  Tamener  au  repentir.  Nous  ne  prétendons 
pas  affirmer  par  là  qu'Israël  fut  affligé  de  la  peste  bubonique. 
Nous  n'assurons  pas  non  plus  le  contraire.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain  c'est  que  le  fléau  procédait  avec  une  effrayante 
vitesse,  puisque  David  vit  périr  en  trois  jours  soixante-dix 
mille  de  ses  sujets. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  tous  les  fléaux 
meurtriers,  décrits  par  les  historiens  ou  les  poètes  sous  le 
nom  de  peste,  aient  avec  la  maladie  qui  va  nous  occuper 
des  relations  d'identité  ou  même  de  famille.  Il  y  a  des 
pestes,  célèbres  en  littérature,  qui  ne  sont  pas  des  pestes. 
Si  elles  ont  tué  bétes  et  gens  en  quantité  respectable,  c'est 
au  moyen  de  procédés  fort  distincts  de  ceux  qu'emploie  le 
fléau  bubonique.  On  parle  souvent  de  la  peste  d'Athènes. 
Thucydide  en  a  fait  \u\  tableau  devant  lequel  il  e.st  de  mode, 
en  critique  littéraire,  d'épuiser  le  vocabulaire  de  l'admira- 
tion. Lucrèce  a  mis  en  vers  latins  la  prose  de  l'historien  grec, 
et  des  générations  d'écoliers  ont  cru  connaître  la  peste. 
])arce  qu'ils  avaient  péniblement  traduit  les  vers  du  poète 
ou  la  prose  de  l'historien.  La  précision  même  de  l'écrivain 
dans  sa  description  de  l'épidémie,  qui  désola  r.Vltique  et  tua 
Périclès,  suffit  à  corriger  l'erreur.  .Aucun  des  caractères 
minutieusement  relevés  par  Thucydide  ne  convient  à  la 
{)este  bubonique,  mais  ils  concordent  tous  avec  ce  que  nous 
savons  du  typhus,  et  des  phases  par  lesquelles  il  a  coutume 
de  faire  passer  ses  victimes.  Lucrèce  et  Thucydide  ne  nous 
ont  servi  qu'un  typhus  exanihématique  au  lieu  d'une  vraie 
peste  d'Athènes. 

On  parle  bien  aussi  de  maladies  très  meurtrières  qui, 
deux  ou  trois  cents  ans  avant  l'ère  chrétienne,  auraient 
ravagé  la  Libye,  l'Egypte,  la  Syrie.  Un  fragment  de  Rufus, 
écrit  sous  Trajan,  et  conservé  par  Orosius,  donne  une 
description  d'épidémie  assez  semblable  à  la  vraie  peste. 
Les  Carthaginois  devant  Syracuse,  l'Empire  sous  Marc- 
Aurèle,  les  Antonins  et  Galien,  subirent  les  atteintes  de 
fléaux  plus  ou  moins  désastreux,  désignés,  eux  aussi,  sous 
1(^  nom  de  peste.  Toutefois  il  faut  arriver  à  l'an  542  de 
notre  ère,  pour  rencontrer  dans  l'histoire  les  traces  incon- 


35  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

testables  de  la  preriiière  grande   épidémie  de    peste  bubo- 
nique européenne. 

On  Va  appelée  peste  de  Justiiiie/t,  parce  que,  sous  cet 
empereur,  elle  ravagea  Constantinople.  Partie,  croit-on,  de 
Péluse,  dans  le  delta  du  Xil,  elle  visita  tout  le  littoral 
Méditerranéen.  La  Grèce,  Tltalie  et  les  Gaules  furent  atteintes. 
Suivant  Grégoire  de  Tours  en  590,  Paris  fut  désolé  par  le 
fléau,  qui  fit  périr  un  grand  nombre  d'habitants. 

Plusieurs  contemporains  ont  raconté  l'histoire  de  cette 
peste  de  Justinien.  Ils  en  ont  décrit  la  marche,  les  symp- 
tômes, le  mode  de  propagation,  les  ravages,  sous  des  couleurs 
si  frappantes  de  vérité,  et  d'une  telle  exactitude  de  détails, 
qu'il  n'est  pas  sans  intérêt  de  citer  quelques  passages  de  ces 
descriptions,  que  ne  désavoueraient  pas  nos  observateurs  et 
nos  médecins  d'aujourd'hui. 

Voici  d'abord  comment  en  parle  Procope,  qui  fut  témoin 
oculaire,  se  trouvant,  comme  il  le  dit,  par  aventure  à  Cons- 
tantinople au  moment  où  sévissait  le  fléau. 

«  Vers  le  môme  temps,  écrit-il,  c'est-à-dire  en  542,  éclata  une  épi- 
démie qui  consuma  presque  tout  le  genre  humain.  Il  peut  se  faire  que 
des  esprits  subtils  s'avisent  d'en  rapporter  l'origine  à  quelque  influence 
occulte  provenant  du  ciel.  Ceux  qui  ont  la  prétention  d'être  familiers 
avec  ces  problèmes  se  livrent  souvent  à  de  grands  flux  de  paroles  pour 
démontrer  l'intervention  de  certaines  causes  qui  dépassent  la  portée  de 
lintelligence;  et  en  énonçant  des  théories  puisées  dans  leur  imagination 
bien  plus  que  dans  l'observation  de  la  nature,  ils  savent  bien  que  tout 
ce  verbiage  est  sans  valeur.  Mais  ils  sont  satisfaits  s'ils  ont  pu  en  im- 
poser à  quelques  interlocuteurs  crédules.  Quant  à  moi,  il  me  paraît 
impossible  d'attribuer  cette  maladie  à  une  autre  cause  qu'à  Dieu  lui- 
même.  Car  elle  ne  sévit  ni  dans  une  partie  limitée  de  la  terre,  ni  sur 
une  seule  race  d'hommes,  ni  dans  un  temps  déterminé  de  l'année,  ce 
qui  aurait  pu  insinuer,  sur  sa  génération,  quelques  conjectures  plus  ou 
moins  spécieuses  ou  probables.  Elle  parcourut  le  monde  entier,  frap- 
pant cruellement  les  peuples  les  plus  divers,  n'épargnant  ni  sexe  ni 
âge.  Les  différences  d'habitation,  de  régime,  de  tempérament,  de  pro- 
fession, ou  de  toute  autre  nature,  ne  l'arrêtaient  point.  Ceux-ci  étaient 
atteints  en  été,  ceux-là  pendant  l'hiver  ou  dans  les  autres  saisons.  Que 
le  philosophe  disserte  gravement,  que  le  météorologiste  prononce, 
chacun  suivant  son  point  de  vue!  Mon  but  à  moi  est  de  faire  connaître 
le  lieu  de  naissance  et  les  caractères  particuliers  de  cette  épidémie. 


AURONS-XOUS  LA  PESTE  ?  •  37 

«  Elle  commença  par  la  ville  de  Péluse  en  Egypte,  d'où  elle  s'étendit 
suivant  un  double  courant,  d'une  part,  sur  Alexandrie  et  le  reste  de 
l'Egypte  ;  de  l'autre,  sur  la  Palestine  qui  touche  à  lEgypte.  Après  quoi 
elle  envahit  l'univers  marchant  toujours  par  intervalles  réguliers  de 
temps  et  de  lieux.  Elle  semblait,  en  effet,  obéir  à  une  loi  prescrite 
d'avance,  et  s'arrêtait  dans  chacune  de  ses  stations  un  nombre  flxe  de 
jours,  respectant,  chemin  faisant,  les  populations  intermédiaires,  et  se 
propageant  dans  toutes  les  directions  jusqu'aux  extrémités  du  monde, 
comme  si  elle  craignait  d'oublier,  sur  son  passage,  le  moindre  coin  de 
terre.  Pas  dîle,  pas  de  caverne,  pas  de  sommité  habitée  par  Ihomme, 
qu'elle  ne  visitât.  Si  elle  dépassait  quelque  Heu  sans  y  toucher  ou  eu 
se  contentant  de  l'effleurer,  elle  y  revenait  bientôt,  dédaignant  cette  fois 
les  populations  voisines  qu'elle  avait  déjà  ravagées  ;  et  elle  ne  se  reti- 
rait qu'après  avoir  prélevé,  dans  cette  étape,  un  tribut  de  victimes  pro- 
portionné à  celui  qu'elle  avait  imposé  antérieurement  aux  localités 
ambiantes.  Elle  débutait  toujours  par  les  côtes  maritimes,  et  s'avançait 
de  là  progressivement  dans  l'intérieur  des  terres,  » 

Le  narrateur  passe  aux  symplôines  précurseurs  de  la 
maladie.  Il  en  donne  qui  ne  sont  autre  chose  que  des  hallu- 
cinations, provoquées  à  la  fois  jiar  la  terreur  et  par  les  pre- 
luicrs  frissons  de  la  fièvre.  Tels  sont  les  fantômes,  que  les 
malades  croyaient  voir  se  dresser  menaçants  devant  eux. 
Leur  description  donne  au  récit  un  vif  intérêt  dramaticiue, 
mais  elle  n'a  (ju'une  importance  secondaire  dans  rensend)le 
du  tableau.  (]e  qu'il  faut  surtout  admirer,  c'est  la  précision  et 
la  rigueur  scientifique  des  détails  qui  suivent.  Voici,  en  effet, 
comment  Procope  décrit  l'attaque  et  l'invasion  des  individus 
par  l'épidémie. 

«  La  fièvre  les  prenait  Uml  .»  t  tmp.  Us  uns  au  iu«tuientd«'  leur  réveil, 
les  autres  à  la  promenade,  plusieurs  au  milieu  de  leurs  occupations 
habituelles.  Leur  corps  ne  changeait  pas  de  couleur,  et  leur  tempéra- 
ture n  était  pas  celle  de  l'état  fébrile.  On  n'apercevait  aucun  indice 
d'inflanimatton.  Du  matin  au  soir,  la  fièvre  était  si  légère  qu'elle  ne 
faisait  pressentir  rien  de  grave  soit  au  malade,  soit  au  médecin  qui  tâtait 
le  pouls.  Aucun  de  ceux  qui  présentaient  ces  symptômes  ne  paraissait 
en  danger  de  mort.  Mais,  dès  le  premier  jour,  chez  les  uns,  le  lende- 
main, chez  d'autres,  ou  quelques  jours  après,  chez  plusieurs,  on 
voyait  naître  et  s'élever  un  bubon,  non  seulement  à  la  région  inférieure 
de  l'abdomen  qu'on  appelle  les  aines,  mais  encore  dans  le  creux  de» 
aisselles  ;  parfois  derrière  les  oreilles  ou  sur  les  cuisses. 


38  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

«  Les  caractères  principaux  de  Tinvasion  étaient  à  peu  près  les  mêmes 
chez  tous  ceux  que  je  viens  d'indiquer.  Pour  le  reste,  je  ne  puis  rien 
préciser,  soit  que  les  variations  qui  survenaient  tinssent  au  tempérament 
des  sujets,  soit  que  l'Auteur  suprême  de  la  maladie  lui  imprimât,  par 
un  acte  exprès  de  sa  volonté,  ces  modifications  accidentelles.  Les  uns, 
plongés  dans  un  profond  assoupissement,  d'autres  en  proie  à  un  délire 
furieux,  présentaient  les  divers  symptômes  observés  en  pareil  cas. 
Ceux  qui  étaient  assoupis  restaient  dans  cet  état,  comme  ayant  perdu  le 
souvenir  des  choses  de  la  vie  ordinaire.  Sils  avaient  auprès  d'eux  quel- 
qu'un pour  les  soigner,  ils  prenaient  de  temps  en  temps  les  aliments 
qu'on  leur  ollrait.  S'ils  étaient  abandonnés,  ils  ne  tardaient  pas  à  mourir 
d'inanition.  Les  délirants,  privés  de  sommeil  et'  sans  cesse  poursuivis 
par  leurs  hallucinations,  se  figuraient  voir  devant  eux  des  hommes 
prêts  à  les  tuer,  et  ils  prenaient  la  fuite  en  poussant  d'horribles  hurle- 
ments. Les  individus  qui  étaient  attachés  à  leur  service,  se  trouvaient 
dans  une  situation  des  plus  pénibles,  et  n'inspiraient  pas  moins  de 
pitié.  Ce  n'est  pas  qu'ils  fussent  plus  exposés  à  contracter  la  maladie 
dans  l'intimité  de  ces  rapports  ;  car  ni  médecin,  ni  toute  autre  personne 
ne  la  gagnèrent  par  le  contact.  Ceux  mêmes  qui  lavaient  et  ensevelis- 
saient les  morts  restaient  contre  toute  attente  sains  et  saufs  pendant 
leur  besogne.  » 

L'historien,  parlant  en  vrai  médecin,  cherche  la  cause  du 
mal  ;  il  décrit  ses  progrès  et  son  issue  fatale,  avec  une 
précision  que  Ton  pourrait  presque  appeler  technique  : 

«  Comme  on  ne  comprenait  rien,  dit-il,  à  cette  étrange  maladie, 
certains  médecins  pensèrent  que  Sa  source  secrète  résidait  dans  les 
bubons,  et  ils  prirent  le  parti  de  pratiquer  l'ouverture  des  cadavres. 
La  dissection  des  bubons  mit  à  nu  des  charbons  sous-jacents,  dont  la 
malignité  amenait  la  mort  soudainement  ou  après  quelques  jours.  Il  ne 
manqua  pas  de  malades  dont  le  corps  entier  se  couvrit  de  taches  noires 
de  la  dimension  d'une  lentille.  Ces  malheureux  ne  vivaient  pas  même 
un  jour,  et  expiraient  tous  dans  une  heure.  D'autres,  en  assez  grand 
nombre,  mouraient  tout  à  coup  en  vomissant  du  sang.  Ce  que  je  puis 
affirmer,  c'est  que  les  plus  savants  médecins  avaient  condamné  bien 
des  malades  qui  furent  bientôt  sauvés  contre  toute  espérance.  A  l'inverse 
on  en  vit  succomber  beaucoup  au  moment  même  où  on  leur  promettait 
la  guérison.  C'est  que  les  causes  de  la  maladie  dépassaient  les  bornes 
de  la  raison  humaine,  et  l'événement  trompait  toujours  les  prévisions 
les  plus  naturelles.  Le  bain  qui  avait  été  utile  aux  uns  était  nuisible  aux 
autres.  Parmi  ceux  qui  étaient  abandonnés  et  restaient  sans  secours,  un 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  •  39 

grand  nombre  perdaient  la  vie  ;  mais  beaucoup  aussi  se  tiraient  d'affaire 
contre  toute  probabilité.  Quant  au  traitement  essayé,  les  efiets  en  étaient 
très  variables  suivant  les  sujets.  En  somme,  on  n'avait  découvert  aucun 
moyen  efficace,  soit  pour  prévenir  à  temps  l'invasion  de  la  maladie,  soit 
pour  en  conjurer  la  terminaison  funeste  quand  elle  s'était  déclarée.  On 
ne  savait  en  effet  ni  pourquoi  l'on  tombait  malade,    ni  pourquoi  l'on 

guérissait 

«  Ceux  dont  le  bubon  prenait  le  plus  d'accroissement  et  mûrissait  en 
suppurant,  réchappèrent  pour  la  plupart,  sans  doute  parce  que  la  pro- 
priété maligne  du  charbon  déjà  bien  affaiblie  avait  été  annihilée. 
L'expérience  avait  prouvé  que  ce  phénomène  était  un  présage  presque 
assuré  du  retour  de  la  santé.  Ceux,  au  contraire,  dont  la  tumeur  ne 
changeait  pas  d'aspect  depuis  son  éruption,  étaient  frappés  des  acci- 
dents redoutables  que  j'ai  signalés.  » 

Cette  épidémie,  si  bien  décrite  par  Procope,  dura  quatre 
mois  à  Constantinople,  et  pendant  trois  mois  elle  sévit  avec 
violence.  D'après  le  même  auteur,  le  chilTre  des  morts  s'ac- 
crut d'abord  jusqu'à  cinq  mille  chaque  jour,  pour  s'élever 
enfin  à  dix  mille,  ou  même  davantafi^e. 

\Jn  autre  écrivain  de  l'époque,  Evagre  le  Scholastique,  a 
consigne  dans  son  histoire  ecclésiastique  un  tableau  de  la 
peste  de  Justinien  qui  n'est  pas  non  phis  sans  intérêt'. 

«  Je  rappellerai  ici,  dit-il,  cette  peste  qui,  chose  inouTe  jusqu'à  ce 
jour,  dura  cinquante-deux  ans  et  ravagea  presque  le  monde  entier.  Ce 
fléau  éclata  deux  années  après  la  prise  d'.\ntioche  par  les  Perses.  Sem- 
blable ,  par  certains  côtés,  à  celui  dont  Thucydide  a  donné  la  descrip- 
tion, il  en  différait  par  d'autres.  Il  venait,  disait-on,  d'Ethiopie,  et  il  se 
répandit    rapidement    dans  le   monde  entier.    Certaines  villes    furent 

éprouvées   au  point  de  perdre  tous  leurs  habitants Ce  n'était  pas 

toujours  à  la  même  époque  de  l'année  que  le  fléau  commençait  ses 
ravages.  Il  débutait  tantôt  aux  premiers  jours  de  l'hiver,  tantôt  au  prin- 
temps, tantôt  en  été  ou  en  automne.   » 

Evagre  donne  à  l'épidémie  son  vrai  nom  de  peste  ingui- 
nale ou  bubonique,  il  en  signale  parfaitement  le  caractère 
contagieux.  Son  récit  a  d'autant  plus  d'autorité  qu'il  fut 
lui-niêine  atteint  de  la  maladie,  et  qu'il  vit  périr  sous  ses 
yeux  sa  femme,  plusieurs  de  ses  ej 

1.  Kvu^rii  Scholaslici.  Ilist.  cccles,  Lib.  I 


40  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

«  Chez  quelques-uns,  dit-il,  des  abcès  s'ouvraient  à  l'aine,  et  une 
fièvre  violente  les  emportait  en  deux  ou  trois  jours,  tandis  qu'ils  jouis- 
saient de  toutes  leurs  facultés  intellectuelles  et  corporelles.  D'autres 
mouraient  après  avoir  perdu  toute  connaissance.  Un  grand  nombre 
succombaient  sous  l'action  des  charbons  dont  leur  corps  était  couvert. 

«  Le  mode  de  contagion  était  variable,  et  défiait  toute  prévision.  Les 
uns  mouraient  par  le  seul  fait  d'habiter  ensemble,  ou  d'être  entrés 
dans  une  maison  contaminée.  Les  autres  contractaient  le  mal  sur  la 
place  publique.  Il  en  est  qui,  fuyant  les  villes  atteintes,  communiquaient 
la  peste  aux  lieux  où  ils  se  réfugiaient,  et  demeuraient  eux-mêmes  à 
l'abri  du  fléau.  On  en  vit  qui,  mêlés  aux  malades,  en  contact  même 
avec  les  cadavres,  ne  furent  jamais  atteints.  Souvent  ceux  qui  avaieut 
vu  mourir  leurs  proches  et  leurs  amis,  pour  ne  pas  leur  survivre 
cherchaient,  au  milieu  des  malades,  à  contracter  le  germe  de  la  mort. 
Le  fléau  refusait  de  seconder  leur  désir,  et  il  les  épargnait.   » 

Telle  fut  cette  peste  de  Justinien  qui  fournit  à  Fhistoire  et 
à  la  science  les  premiers  documents  et  les  premières  descrip- 
tions authentiques  de  Tépidémie  bubonique. 


II 


De  la  fin  du  vi"  siècle  au  milieu  du  xiv",  le  silence  paraît 
se  faire  autour  de  Tépidémie  pestilentielle.  Ses  apparitions 
se  font  rares,  ou  peu  graves,  et  limitées  quant  aux  territoires 
envahis.  Mais  en  1347  éclata  cette  formidable  peste  noire 
«  dont  bien  la  tierce  part  du  monde  mourut  )>,  dit  le  chroni- 
(jueur.  Elle  fut  terrible,  à  la  fois,  par  sa  violence  sur  chaque 
point  contaminé,  et  par  le  grand  nombre  de  contrées  qui 
furent  envahies.  Elle  partit  de  Chine,  comme  celle  d'aujour- 
d'hui, visita  l'Inde,  la  Perse,  la  Russie  et  pénétra  en  Europe. 
La  Pologne,  l'Allemagne,  la  France,  l'Italie,  l'Espagne,  puis 
l'Angleterre  et  la  Norvège  subirent  ses  ravages.  Ils  furent 
terribles.  D'après  le  rapport,  dressé  par  ordre  du  pape 
Clément  Yl,  le  chiffre  des  décès  atteignit  dans  le  monde 
entier  quarante-deux  millions.  L'Italie  perdit  la  moitié  de  sa 
population,  l'Allemagne  compta  un  million  et  demi  de  vic- 
times, chiffre  qui,  pour  l'Europe  entière,  atteignit  vingt-cinq 
millions. 

On  ajustement  fait  remarquer  que  l'état  social  et  politique 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  .  41 

du  nipnde,  au  xiv"  siècle,  dut  exercer  une  grande  influence 
sur  la  diffusion  de  la  peste,  et  sur  la  violence  du  fléau.  Le 
genre  humain  fut  rarement  plus  misérable  qu'à  cette  époque. 
La  guerre  était  partout,  entraînant  avec  elle  tout  ce  qu'il  faut 
pour  faire  éclater  et  pour  répandre  une  épidémie  :  les  agglo- 
mérations d'hommes,  les  souffrances  morales  et  physiques, 
et  le  mélange  des  peuples.  En  Chine,  où  débuta  la  peste 
après  la  famine,  les  Chinois  et  les  Tartares  sont  aux  prises, 
dans  cette  lutte  qui  doit  aboutira  un  changement  de  dynastie. 
L'effervescence  mongolique  agite  toute  l'Asie  centrale,  et 
Tamerlan  va  conduire  ses  hordes  jusques  sur  les  côtes  de 
la  Méditerranée.  La  guerre  civile  est  en  Perse,  et  la  nation 
turque  travaille  au  milieu  des  révoltes  et  des  exécutions 
sanglantes  à  l'enfantement  de  sa  puissance.  L'empire  d'Orient 
subit  une  vraie  révolution.  Cantacuzène  se  voit  contraint 
d'appeler  à  son  secours  les  Turcomans,  et  il  se  fait  couron- 
ner, tandis  que  son  fils  Andronic  meurt  de  la  peste.  L'Occident 
n'est  ni  plus  tranquille,  ni  plus  heureux.  De  la  Pologne  à 
l'Espagne  la  guerre  est  partout  :  en  Russie,  en  Allemagne, 
en  Hongrie,  en  Italie  on  se  bat,  comme  en  Danemark,  en  Suède 
et  en  Norvège.  La  France  et  l'.Vngleterre  sont  aux|)rises  dans 
cette  guerre  de  Cent  ans,  qui  forme,  peut-être,  la  plus  triste 
page  de  notre  histoire.  On  conçoit  aisément  que  la  peste  ait 
trouvé  une  proie  facile,  parmi  ces  populations  nécessainv 
ment  misérables. 

Historiens,  médecins,  et  même  poètes  du  temps,  n'ont 
pas  manqué  de  consigner  dans  leurs  écrits,  chacun  à  sa 
façon,  les  détails  d'un  événement  aussi  grave  <jue  la  peste 
ou  mort  noire.  L'empereur  Jean  Cantacuzène  en  a  donné  une 
description  célèbre,  et  d'autant  plus  fidèle  qu'il  fut  témoin 
oculaire  des  faits  qu'il  se  chargea  de  raconter.  '  Pour  lui  la 
maladie  était  incurable,  elle  frappait  indistinctement  les 
gens  robustes  ou  débiles,  riches  ou  pauvres.  Les  médecins 
se  déclaraient  impuissants,  et  les  malades  succombaient,  les 
»ms  subitement,  dès  la  première  heure,  les  autres  après 
deux  ou  trois  jours.  En  observateur  exact,  l'historien  impé- 
rial ne  manque  pas  de  signaler  les  bubons,  les  abcès  et  les 

i.  Joaun.  Cantacuzcni.  Ilisi.  libr.  IV,  C.  VIII. 


42  AUROxNS-NOUS  LA  PESTE  ? 

taches  livides.  Il  remarque  môme  que  l'ouverture  des  abcès 
exerçait  une  action  salutaire  sur  l'issue  de  la  maladie. 
Quelques-uns  guérissaient  ainsi,  contre  toute  attente. 

Guillaume  de  Machaut,  tout  poète  qu'il  était,  n'oublie  pas 
dans  ses  vers  de  signaler,  lui  aussi,  les  bubons  caractéris- 
tiques de  la  peste. 

Car  tuit  estaient  maltraitic, 
Descouluré  et  dcshaitié, 
Boces  avaient,  et  gransclos 
Dont  on  morait,  et  briés  mos. 

La  description  de  Guy  de  Chauliac,  qui  pratiquait  alors 
la  médecine  à  Montpellier,  unit,  à  l'exactitude  médicale, 
une  note  qui  ne  manque  pas  d'un  certain  pittoresque. 

«  La  maladie  étoit,  dit-il,  qu'on  n'a  ouy  parler  de  semblable  mor- 
talité, laquelle  apparut  en  Avignon,  l'an  de  Nostre  Seigneur  1348, 
en  la  sixième  année  du  Pontificat  de  Clément  VI,  au  seruice  duquel 
j'estois  pour  lors,  de  sa  grâce  moy  indigne. 

Et  ne  vous  déplaise  si  je  le  racompte  pour  sa  merveille  et  pour  y 
pourvoir,  si  elle  aduenoit  derechef. 

La  dite  mortalité  commença  à  nous  au  mois  de  Janvier,  et  dui^a 
l'espace  de  sept  mois. 

Elle  fust  de  deux  sortes  :  la  première  dura  deux  mois,  auec  fièure 
continue  et  crachement  de  sang  ;  et  on  en  mouroit  dans  trois  jours. 

La  seconde  fust,  tout  le  reste  du  temps,  aussi  auec  fièvre  continue, 
et  apostèmes  et  carboncles  es  parties  externes,  et  principalement  aux 
aisselles  et  aisnes  ;  et  on  en  mouroit  dans  cinq  jours.  Et  fust  de  si 
grande  contagion  (spécialement  celle  qui  étoit  auec  crachement  de 
sang)  que  non  seulement  en  séjournant,  ains  aussi  en  regardant,  l'un 
la  prenoit  de  l'autre  ;  en  tant  que  les  gens  mouroient  sans  seruiteurs, 
et  estoient  ensevelis  sans  prestres. 

Le  père  ne  visitoit  pas  son  fils,  ne  le  fils  son  père.  La  charité  estoit 
morte  et  l'espérance  abattue. 

Je  la  nomme  grande,  parce  qu'elle  occupa  tout  le  monde,  ou  peu 
s'en  fallut. 

Car  elle  commença  en  Orient,  et  ainsi  jettant  ses  flesçhes  contre  le 
monde,  passa  par  nostre  région  vers  l'Occident. 

Et  fust  si  grande,  qu'à  peine  elle  laissa  la  quatriesme  partie  des 
gens... 

Par  quoy  elle  fust  inutile  et  honteuse   pour   les   médecins  ;    d'autant 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  43 

qu'ils  n'osoient  visiter  les  malades  de  peur  d'être  infects  ;  et  quand  ils 
les  visitoient,  n'y  faisoient  guières  et  ne  gaignoient  rien,  car  tous  les 
malades  mouroient,  excepté  quelque  peu,  sur  la  fin,  qui  en  eschappè- 
rent  auee  les  bubons  meurs.  » 


Bocace  a  donné,  lui  aussi,  un  tableau  de  la  peste  noire.  Il 
a  même  eu  la  singulière  idée  de  le  faire  servir  de  prétexte 
et  d'introduction  à  son  trop  célèbre  Décameron.  Nous  ne 
citerons  pas  ici  cette  page  du  conteur  licencieux,  mais  nous 
ferons  remarquer  que,  même  dans  cette  œuvre  plus  litté- 
raire que  scientifique,  les  traits  caractéristiques  de  Tépi- 
démie,  sa  contagion  et  sa  violence,  ont  conservé  leur  exac- 
titude rigoureuse.  En  sorte  que  la  peste  noire  est  une  de 
ces  épidémies  qu'il  est  facile  de  reconnaître  h  travers  l'his- 
toire, et  dont  le  caractère  spécifique,  toujours  en  relief,  ne 
permet  pas  de  la  confondre  avec  les  autres  fléaux,  plus  ou 
moins  similaires  qui,  à  des  époques  diverses,  ont  frappé 
Thumanilé. 

Du  milieu  du  xiv"  siècle  au  milieu  du  xix*,  la  peste  subit 
un  mouvement  de  recul,  lent  d'abord,  mais  progressif  et 
continu.  Elle  fait  encore  des  incursions  en  Europe,  et  elles 
ne  sont  pas  sans  gravité.  Ce  que  l'on  observe  cependant, 
c'est  une  diminution  de  puissance  et  d'étendue  dans  la  dis- 
sémination du  fléau.  Il  visite  le  Danemark  en  1G54,  la  Suède 
en  1657,  r.\ngleterre  en  1605,  la  Suisse  en  1668,  les  Pays-Bas 
vn  1GG9,  rEsj)agne  en  1681. 

L'Occident  pouvait  se  croire  désormais  à  l'abri  de  la  peste. 
Elle  ne  persistait  guère  plus  que  dans  quelques  foyers  endé- 
ini(jues  peu  étendus,  dans  l'Europe  Orientale  et  en  Syrie, 
lorsque,  en  1720,  elle  éclata  à  Marseille.  Elle  y  fut  apportée 
|)ar  le  navire  le  Grand-Sain t'Antoine,  que  commandait  le 
capitaine  (]hataud.  Il  venait  du  Levant,  avec  une  cargaison  de 
soie,  qui  avait  été  embarquée  à  Sa'ïda,  dans  un  temps  de 
peste.  Les  matelots  et  les  portefaix,  employés  au  déchar- 
gement, contractèrent  l'épidémie,  et  bientôt  la  disséminèrent 
dans  les  divers  quartiers  de  la  ville.  En  quinze  mois,  elle  y 
lit  périr  quarante  mille  victimes.  La  Provence  toute  entière 
fut  envahie  et,  sur  une  population  de  247,000  âmes,  elle  en 
perdit  87,000.  Une  lettre  de  l'époque,  communiquée  au  Temps, 


[ 


44  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

par  M.  Dehins-^Montaud,  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  nature 
de  la  maladie,  et  son  mode  de  propagation. 

«  Quant  à  la  nature  du  mal,  dit  l'auteur  anonyme,  il  n'y  a  pas  lieu  de 
douter  qu'il  ne  soit  peste  raffinée,  ce  qui  est  caractérisé  par  les  char- 
bons, bubons  et  tâches  pourprées,  comme  par  la  promptitude  avec 
laquelle  elle  enlève  les  malades,  qui  périssent  ordinairement  dans  deux 
ou  trois  jours  ou  dans  vingt-quatre  heures,  et  quelquefois  subitement, 
sans  aucuns  avant-coureurs.  Les  symptômes  qui  paraissent  d'abord 
sont  la  douleur  de  tête  gravatine,  la  consternation,  la  vue  troublée,  et 
comme  égarée,  la  voix  tremblante,  la  face  cadavéreuse,  le  froid  des 
extrémités,  le  poulx  concentré  et  inégal,  des  grands  maux  de  cœur,  des 
nausées  et  envies  de  vomir,  à  quoi  succèdent  les  assoupissements,  les 
délires,  et  enfin  des  convulsions  ou  des  hémorragies,  avant-coureurs 
d  une  mort  prochaine. 

«  Pour  ce  qui  concerne  les  causes,  tout  le  monde  convient  que  le  uial 
n'a  commencé  à  se  faire  sentir  qu'à  l'arrivée  d'un  vaisseau  venant  des 
Indes  sur  lequel  avaient  péri  dans  le  trajet  cinq  à  six  matelots  d'un  même 
genre  de  maladie,  et  dont  quelques  marchandises  furent  transportées 
furtivement  et  sans  précautions  dans  une  des  rues  de  la  ville  remplie  de 
menu  peuple  et  qui  a  été  infectée  la  première,  en  sorte  que  les  habitants 
de  cette  rue  aïant  trafiqué  dans  les  autres  quartiers  ont  répandu  la 
contagion.  Les  portefaix  qui  remuèrent  les  premiers  les  marchandises 
dans  l'infirmerie  moururent  tous  subitement'.   » 

La  peste  de  Marseille  fut,  pour  la  France,  comme  le  der- 
nier épisode  des  luttes  de  nos  pères,  aux  prises  avec  ce 
redoutable  fléau.  Constantinople,  la  Russie,  le  littoral  de 
FAdriatique  et  la  Grèce,  sont  encore  ravagés  sur  la  fin  du 
xvii"  siècle  ;  mais  à  partir  de  1783  jusqu'en  1844,  la  peste  se 
retire  en  Egypte,  où  elle  demeure  à  l'état  endémique.  On 
sait  que  l'armée  française,  en  1798-1799,  n'envahit  pas  impu- 
nément le  sol  Egyptien.  Elle  y  contracta  la  peste,  qui  lui 
enleva  deux  mille  hommes,  et  la  suivit,  pour  continuer  ses 
ravages,  pendant  la  campagne  de  Syrie.  C'est  encore,  selon 
toute  probabilité,  des  bords  du  Nil  que  l'épidémie  partit,  en 
1803  et  en  1813,  pour  ravager  Constantinople  en  y  faisant 
périr  plus  de  deux  cent  mille  personnes.  C'est  aussi  de  ce 
foyer  qu'elle  sortit  en  1816  pour  désoler  encore  le  littoral  de 

1.  Le  Pelil-Teiups,  30  Janvier  1897. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  'i5 

TAdriatique,  mais  c'est  Constantinople  qui,  pendant  la  guerre 
de  182'i,  contamina  l'Albanie,  la  Valachie  et  la  Morée.  Enfin, 
à  partir  de  1844,  l'Egypte  semble  devenir  indemne,  et  se 
trouve  désormais  à  l'abri  du  fléau.  11  avait  reculé  et,  pensait- 
on,  définitivement  terminé  son  rôle  actif  en  Europe  et  même 
en  Syrie. 

Pour  avoir  perdu  une  partie  de  son  terrain,  la  peste 
n'avait  pas  cependant  disparu  du  globe.  A  partir  de  1845  elle 
s'était  limitée  à  quelques  régions  choisies  comme  ses  foyers 
permanents,  toujours  capables  de  projeter  autour  d'eux  le 
germe  infectieux,  quoique  avec  une  diminution  de  puissance 
dans  sa  force  d'expansipn.  Mais  elle  pouvait  encore  opérer 
(juclquc  retour  ofl'ensif,  comme  on  le  vit  en  1877  sur  le 
N'oli'a,  et  comme  nous  sommes  menacés  de  le  voir  dans  un 
prochain  avenir. 

Qu()i(ju'il  en  soit,  voici  quelle  est  aujourd'hui  la  situation 
géogrnpjîique,  et  l'importance  de  ces  foyers  pestilentiels 
|)ermanents. 

En  Afri(|ue  la  peste  parait  se  circonscrire  à  la  (lyrenaicjuc. 
l'ne  première  fois  elle  éclata,  en  185(),  à  Benghazi,  pour  se 
|)r()pager  de  là  jusqu'à  Mourzouk,  parcourir  le  littoral,  et 
s'éteindre,  en  1859,  à  Derna. 

L'Asiesemble  être  devenuedéfinitivtuunl  la  terre  préférée 
de  l'épidémie,  tellement  sont  nombreux  les  foyers  où  elle 
s'eTst  établie  à  l'état  endémique.  C'est  d'abord  TAssyr,  cette 
|).'irtie  de  la  côte  occidentale  de  l'Arabie,  qui  longe  la  mer 
Ilouge  et  s'étend  de  l'Yemen  au  lledjaz.  De  1844  à  1881)  «-e 
territoire  a  subi  neuf  fois  répidcmie,  et  le  foyer  pestilentiel 
s'est  encore  rallumé  en  1805.  Pour  se  faire  une  idée  du  <laii- 
ger  qu'il  fait  courir  au  restedu  monde,  il  faut  se  souvenir  (|ue 
la  Mec(jue  est  voisine  de  l'Assyr.  Le  fléau  peut  être  facile- 
ment im|)orté  par  les  musulmans  à  l'époque  du  pèlerinage, 
«t  les  pèlerins  peuvent,  à  leur  tour,  le  répandre  sur  t«)us  les 
points  d'oii  ils  sont  venus,  (^est  donc  avec  prudence  et  jus- 
tice que  le  Gouvernement  a  interdit  les  départs  d'Algérie  et 
de  Tunisie  pour  la  Mecque. 

L'irak-Arabi,  cette  plaine  située  entre  le  Tign*  et  l'Eu- 
|)hrate,  où  se  trouvent  les  villes  de  Bagdad,  llillah,  Divanieh, 


46  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

Bassorah,  paraît  avoir  été  le  foyer  endémique  des  nombreuses 
épidémies  qui  n'ont  cessé,  dans  ces  dernières  années, 
d'exercer  leurs  ravages  en  Mésopotamie. 

Les  provinces  septentrionales  de  la  Perse  ont  aussi  le 
triste  privilège  de  conserver  la  peste  à  l'état  permanent.  De 
1865  à  1875  on  n'a  pas  compté  moins  de  quinze  apparitions 
du  fléau  dans  le  Kurdistan,  l'Aberbaïdjan  et  le  Ghilan.  C'est 
de  là  que  partit  en  1878  l'épidémie  qui,  après  avoir  longé  les 
côtes  de  la  mer  Caspienne,  atteignit  Astrakan  et,  remontant 
le  Volga  s'établit  à  Wetlianka,  d'où  elle  se  répandit  sur  les 
deux  rives  du  fleuve.  La  mortalité  s'éleva  à  la  proportion 
effrayante  de  95  0/0.  i 

Le  Turkestan  et  l'Afghanistan  paraissent  aussi  des  foyers 
épidémiques,  moins  importants  sans  doute,  que  ceux  dont 
nous  venons  de  parler,  mais  dont  l'activité  s 'est  fait  sentir 
encore  en  1884  et  en  1887. 

Si  nous  passons  aux  Indes  nous  rencontrerons  deux  points 
principaux,  où  la  peste  règne  à  l'état  endémique  de  temps 
immémorial.  Ils  sont  placés  sur  le  versant  méridional  de 
l'Himalaya.  Ce  sont  les  districts  de  Gurhwal  et  de  Kurmaon. 
Le  fléau,  connu  sous  le  nom  de  Mahamiirree^  y  débute  ordi- 
nairement vers  la  fin  des  pluies,  continue  jusqu'en  décembre 
et  subit  un  arrêt  pour  reprendre  de  mars  jusqu'en  mai.  II 
semble  peu  envahissant,  mais  il  n'en  constitue  pas  moins 
une  menace  permanente  pour  l'Europe. 

Enfin  la  peste  règne  en  Chine  sur  les  hauts  plateaux  de  la 
province  du  Yun-Nan.  Depuis  au  moins  1850  elle  s'y  mani- 
feste en  permanence.  Les  chaleurs  de  l'été  diminuent  sa 
violence,  mais,  au  printemps  elle  subit  une  recrudescence, 
qui  double  sa  force  d'expansion,  et  menace  les  provinces 
voisines  jusqu'aux  frontières  de  nos  possessions  du  Tonkin. 

Ainsi  le  domaine  de  la  maladie  pestilentielle  parait  s'être 
réduit  depuis  cinquante  ans.  Il  s'étendait  autrefois  sur 
l'Europe,  l'Asie-Mineure,  la  Syrie,  l'Arabie,  la  Cyrénaïque, 
le  littoral  même  de  l'Afrique.  Aujourd'hui  il  se  limite  aux 
plateaux  élevés  qui  vont  de  l'Arménie  au  Yun-Nan,  en  passant 
par  la  Perse,  l'Afghanistan  et  l'Himalaya.    Lorsque  la  peste 

1.  La  Veste  d'Astrakan  en  1878-79,  par  le  D"-  Zuber. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  47 

reparaît  sur  les  points  abandonnés  par  elle,  ce  n'est  plus  que 
par  le  fait  d'une  nouvelle  importation,  mais,  dans  l'inter- 
valle de  ses  réapparitions,  des  années  s'écoulent  sans  qu'un 
seul  cas  soit  signalé,  en  ces  mêmes  lieux  où  le  fléau  se 
manifestait  autrefois  en  permanence. 

III 

D'où  vient  donc  l'épidémie  dont  l'Europe  est  aujourd'hui 
menacée  ?  Quel  est  le  foyer  d'où  elle  est  partie  ?  Peut-on 
suivre  sa  trace  jusqu'à  Bombay,  et  de  Bombay  pout-on  prévoir 
par  quel  chemin  elle  arrivera  jusqu'à  nous?  Enfin  que  faut- 
il  faire  pour  éloigner  le  fléau,  ou  pour  le  vaincre,  si  nous  en 
sommes  atteints  ? 

D'après  M.  Yersin,  directeur  de  l'Institut  Pasteur  de  Nha- 
Trang  en  Annam,  les  hauts  plateaux  du  Yun-Nan  seraient  le 
foyer  de  l'épidémie  actuelle.'  En  1882  elle  se  montra  à 
Pakhoï.  Au  mois  de  Mars  1894  Canton  fut  frappé,  et  perdit 
100.000  habitants,  le  dixième  de  sa  population  totale.  Des 
faTuilles  éniigrées  de  Canton  apportèrent  la  peste  à  Ilon-Kong. 
Elle  y  régnait  encore  en  1896  et  M.  Yersin,  qui  se  rendit 
dans  cette  ville  pour  étudier  le  fléau,  estime  à  95  p.  100  la 
mortalité  chez  les  pestiférés.  A  la  même  époque  l'épidémie 
éclatait  dans  l'Assyr.  Enfin  au  mois  de  septembre  189G  elle 
faisait  son  apparition  à  Bombay,  où  elle  sévit  encore  avec 
une  extrême  violence,  menaçant  de  pénétrer  en  Europe  par 
deux  portes  qui  lui  sont  ouvertes  :  le  golfe  Persiqueet  la  mer 
Bouge.  Déjà  même  elle  aurait  manifesté  sa  présence  à 
Kamaran  dans  la  partie  méridionale  de  la  mer  Rouge,  et  Ton 
se  demande  si  ce  sera  sa  dernière  étape. 

Que  faut-il  donc  faire  pour  défendre  un  pays  de  la'peste? 
Avant  de  dire  ce  que  la  science  actuelle  met  en  nos  mains 
d'arines  protectrices  contre  le  fléau,  il  ne  sera  pas  sans 
intérêt  de  rappeler  brièvement  ce  que  pensaient  nos  pères 
de  la  terrible  épidémie,  et  par  quels  moyens  ils  essayaient 

1.  Annales  de  l'Institut  Pasteur,  Août  1894  et  25  Janvier  1897. 


48  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

de  se  défendre  contre  elle.  Pas  plus  en  médecine  qu'en  poli- 
tique, nous  ne  sommes  partisan  de  cette  école  qui  croit  avoir 
tout  découvert,  et  tient  volontiers  en  pitié  la  science  dont 
elle  n'est  pas  la  source  immédiate.  En  examinant  de  près  les 
méthodes  de  diagnostic  et  la  thérapeutique  de  la  médecine 
ancienne,  on  rencontre  souvent  des  observations  et  des 
procédés  singulièrement  conformes  à  ce  que  la  science 
moderne  qualifie  de  découvertes.  Nous  reconnaissons  cepen- 
dant que  nos  bons  aïeux  mettaient  quelque  naïveté  dans  leur 
manière  de  concevoir  la  maladie,  et  que  leur  empirisme 
était  souvent  assez  peu  raisonnable. 

D'abord  ils  essayèrent  d'expliquer  l'origine  de  la  peste. 
Gomme  ils  croyaient  en  Dieu  et  en  sa  Providence,  et 
n'étaient  pas  pour  cela  plus  sots  que  leurs  petits-fils,  ils 
admettaient  que  le  ciel  pouvait  bien  susciter  le  fléau  «  pour 
punir  les  crimes  de  la  terre.  «  Ils  disaient  donc  avec  l'Eglise  : 
A  peste,  famé  et  bello,  libéra  nos  Domine.  Il  y  avait  môme  de 
bons  saints  du  paradis  qu'ils  invoquaient  en  temps  d'épi- 
démie. Tel  St-Roch  de  Montpellier  et  St-Sébastien. 

Sire,  Saint  Roch,  de  Dieu  ami, 
Moult  dévotement  je  te  prie. 
Que  moi,  ton  humble  serviteur, 
Me  gardes  de  ce  haut  périr 
De  la  peste  que  vois  courir. 

C'est  un  médecin  habile,  paraît-il,  et  fort  dévoué  aux  ma- 
lades, qui  mit  en  vers  cette  prière  à  St-Roch  K 

Parce  qu'ils  avaient  foi  en  la  puissance  des  saints  auprès 
de  Dieu,  nos  pères  ne  négligeaient  pas  pour  cela  de  mettre 
en  œuvre  les  moyens  fournis  par  la  science,  telle  qu'ils  la 
connaissaient.  Il  faut  bien  avouer  qu'ils  donnaient  aux  astres 
une  influence  dont  ils  sont,  sans  aucun  doute,  fort  innocents. 
Pour  n'en  citer  pas  d'autres,  les  iiiédecins  de  la  Faculté  de 
Paris,  ayant  reçu  en  1348,  l'ordre  du  roi  de  dresser  un  mé- 
moire sur  la  peste,  ils  ne  manquèrent  pas  de  signaler, 
parmi  les  causes  du  fléau,  «  la  conjonction  des  planètes  et, 

1.  Le  Traité  de  la  peste,  par  M.  Fr.  R.a>'chin,  chancelier  et  juge  de  la 
Faculté  de  Médecine  à  Montpellier. 


I 


AURONS-NOUS  LA   PESTE  ?  .  49 

surtout  de  Jupiter  et  de  Mars  ».  Ils  attribuaient  aux  divers 
phénomènes  astronomiques  une  influence  sur  le  chaud  et 
l'humide  capable  de  corrompre  Tair  et  d'empoisonner  les 
humains.  Mais,  cette  conception  naïve  mise  de  côté,  l'idée 
qu'ils  se  faisaient  des  maladies  épidémiques  ne  différait  pas 
essentiellement  de  notre  manière  d'expliquer  leur  genèse  et 
leur  propagation. 

Ils  parlent  souvent  de  «  levain  pestilentiel,  de  poison, 
corpuscule  étranger,  d'où  dépend  tout  ce  qui  est  peste  ».  La 
corruption  de  l'air  leur  semble  due  «  à  une  sorte  de  fermen- 
tation, d'où  résulte  un  esprit  volatile  très  agité,  capable  de 
produire  un  mouvement  analogue  au  sien  dans  les  autres 
liquides  où  il  s'introduit,  et  par  conséquent  d'en  déranger 
l'économie  et  la  tissure*  ».  Ils  supposent  que  l'action  de  ce 
venin  est  «  de,  déterminer  la  matière  morbifique^  qui  était 
dans  la  personne  à  se  mettre  sur  le  champ  en  action-.  »  Ils 
font  observer  que  la  cause  de  la  peste  quelle  qu'elle  soit, 
«  n'agirait  jamais  et  ne  produirait  jamais  la  maladie,  si  elle 
ne  trouvait  des  sujets  disposés  ou  capables  de  rompre,  pour 
ainsi  dire,  son  enveloppe  et  de  la  mettre  en  jeu  ^  ». 

Un  bon  capucin,  le  P.  Maurice  de  Tolon,  qui,  paraît-il, 
travailla  pendant  vingt-cinq  ans  au  soulagement  des  pauvres 
dans  les  villes  atteintes  de  la  peste,  résume  en  quelques 
lignes  ce  mélange  d'oDservations  vraies  et  d'imaginations 
chimériques,  qui  constituait  de  son  temps  la  notion  du  fléau. 
«  Je  tiens,  dit-il,  avec  les  médecins,  que  la  peste  est  un  venin 
engendré  en  nos  corps  tant  de  la  corruption  des  humeurs, 
que  de  celle  de  l'air  ;  non  simple  et  élémentaire,  mais  com- 
posé, et  mêlé  de  certains  atomes  et  corpuscules,  qu'IIipocrate 
appelle  souillures  morbifiques,  conçues  bt  procrées  des  ex- 
halaisons putrides  de  la  terre,  ou  de  la  maligne  influence 
dos  astres,  qui  s'insinuent  avec  l'air  que  nous  respirons... 
Et  ,  pour  parler  plus  clairement,  que  c'est  une  maladie  épi- 
démique,  contagieuse,  pernicieuse  et  venimeuse*.  » 

1.  Avis  de  précaution  contre  la  maladie  contagieuse  de  Marseille,  par 
M.  Pcstalossi.  Lyon,  chez  les  frères  Bruyset. 

2.  Traité  de  la  peste  par  le  Sieur  Manget.  G<^nes,  1721 

3.  Avis  et  remèdes  contre  la  peste,  A.  Bezicrs,  chez  Etienne  Barbut.  1721. 

4.  Le  Capucin  charitable,  par  le  P.  Maurice  de  Tolon.  Bruyset,  Lyon,  1721. 

VXXI.  —  4 


j,„  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

Nos  anciens,  on  le  voit,  avaient  une  conception  assez  juste 
de  la  peste.  En  dégageant,  en  effet,  du  m.lieu  de  tant  de 
'ot  on'  confuses  ou  puériles,  la  pensée  fondamentale  qu. 
revient  partout  dans  leurs  écrits,  nous  trouvons  toujours 
Zéed-L  poison,  ou  virus,  à  l'état  d'atome,  de  corpuscule 
ou  d  esprit  subtil,  pénétrant  l'organisme  et  le  dissolvant,  par 
voie  de  corruption  ou  de  putréfaction.  Chez  eux  le  miasme 
::  b  Jn  un  cl rps  solide,  aussi  ténu  que  l'on  voudra,  qm 
vient  du  dehors.  Us  ne  conçoivent  pas  la  malad.e  comme  une 
affection  spontanée. 

En  ce  qui  regarde  la  peste,  en  f'^''^f''\\^°^l 
reconnu  très  exactement  le  caractère  contag.eux.  MM.  Ch. 
coinêau  Verny  et  Soulier,  dans  leurs  observations  sur  la 
rn^adTe  de  Marseille,  assurent  bien  que  le  «éau  n  es  pas 
mnsmissible  par  contact,  mais  leur  sentiment  est  loin  d  e  re 
partagé  par  le  irs  collègues,  et  les  mesures  qu  ils  conseillent 
^:x'mêm'es  pour  l'éviter  sont  en  contradiction  avec  eu 
propre  doctrine'.  Le  médecin  anglais  Mead  eerit  en  1721 
que'la  peste  se  transmet  «  par  le  moyen  de  corpuscu  espro^ 

^Lant'des  malades  =  ».    U  observe  ^'^^^''^^Xl^lZérî 
suffit  pas  pour  communiquer  le  virus,  mais  qu  .1  faut  un  veri 
able 'contact.  Tandis    que  quelques-uns  de    ses    collègues 
expliquaient  le  transport  du  fléau  par  les  marchandises  in- 
fectées «  au  moyen  des  œufs  de  certains  insectes,  lesquels 
portés  d'un  endroit  à  un  autre,  s'ouvraient  et  faisaient  eclorc 
[e  vek  »,  il  dit  tout  simplement  que  la  matière  contagieuse 
se  Io<.e  et  ^e  conserve  dans  les  substances  molles,  poreuses, 
pliées  et  empaquetées,  telles  que  peaux,  plumes   soie   four^ 
rures     coton     etc.   Noire   bon  capucin,  déjà   cite,  résume 
pTco  ;  de  son  temps,  quand  il  dit  :  «  11  se  fait  un  transport 
du  venin  immédiatement  du  corps  malade  dans  le  corps  sam 
tut  ainsi   que  de  la  morsure  du  chien  enragé  le  v^nin 
porté  dans  le  corps   de  la  personne  mordu.,  ou  tout  ains 
'ue  d'une  matière' pourrie,  les  semences  de  pourriture  sont 
portées  par  contagion  en  celle  qui  lui  est  contigue.  » 
'En  effet,  on  .gissait  alors  avec  la   peste  comme  avec  un 

1.  Observations  et  ri/le^ions,  etc.  Lyon,  Bruiset,  1^1, 

2.  Dissertatio  a,  peslif,r<e  contagionis  nalura.  La  Hayo,  l/«. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  51 

poison  dont  il  fallait  éviter  les  atteintes  immédiates:  Les 
quarantaines,  les  cordons  sanitaires,  les  désinfections  étaient 
pratiqués,  quelquefois  avec  une  rigueur  qui  dépassait  les 
bornes  de  l'humanité.  «  Tout  peuple  et  tout  pays,  écrit  le 
médecin  !Manget,  qui  veut  se  conserver  en  état  de  santé,  doit 
nécessairement  faire  attention  à  ce  qui  se  passe  chez  les 
peuples  ses  voisins,  et  aux  maladies  qui  y  régnent,  et  si  le 
bruit  court  que  le  mal  contagieux  commence  à  s'y  faire  sen- 
tir, il  faut  sur  le  champ  rompre  toute  communication  avec* 
eux,  et  défendre  sous  peine  de  la  vie  aux  habitants  des  deux 
provinces,  savoir  de  V infectée  et  de  la  saille^  d'avoir  à  l'avenir 
aucune  communication,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  et, 
pour  faire  observer  cette  loi  religieusement,  l'on  aura  soin  de 
mettre  sur  les  frontières,  des  soldats  bien  armés,  et  de 
dresser,  dans  tous  les  chemins  publics,  des  potences,  pour 
faire  pendre  sans  rémission  ceux  qui  auraient  comr<«v(Mni  l\ 
la  défense,  » 

S'il  s'agit  de  garantir  non  plus  seulement  un  pays,  mais 
les  différentes  maisons  d'une  ville,  le  même  auteur  veut 
«  que  toute  habitation  infectée  de  peste  soit  entourée  de 
gardes  bien  armés,  lesquels  tirent  sur  toutes  les  personnels 
(jui  voudront  sortir'.  »  D'après  Richard  Mead,  à  Londres, 
(juand  la  peste  se  déclarait  dans  quelque  maison,  «  les  ma- 
gistrats en  faisaient  mivquer  la  porte  d'une  grande  croix 
rouge,  accompagnée  de  cette  inscription  :  Miserere  Domine. 
On  gardait  cette  porte  jour  et  nuit;  l'entrée  et  la  sortie  en 
étaient  égalenient  interdit<'s  à  tout  autre  qu'aux  médecins, 
chirurgiens,  apothicaires,  nourrices.  »  Cela  durait  au  moins 
pendant  un  mois,  «  c'est-à-dire  jus(|u'à  ce  c|ue  toute  la  famillff 
fût  ou  morte  ou  guérie-  ».  L'auteur  convient  qu'un  tel  pro- 
cédé n'était  pas  fait  pour  réjouir  les  gens  sains,  et  pour 
donner  du  courage  aux  malades.  Nous  sommes  assez  de  son 
avis. 

Quant  aux  systèmes  de  désinfection,  autrefois  enipiovés, 
ils  ne  diffèrent  pas  essonlirllement  de  ceux  qui  sont  usités 
de  nos  jours.  C'est  le  feu,  l'eau  bouillante,   l'exposition    à 

1.  Traité  de  la  peste,  pur  le  nieur  Manget.  Gt^nc»,  1721. 

2.  Dissertation  sur  la  ptstw,  par  Richard  Mcad,  La  Ha^e,  1721. 


52  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

Tair  et  au  soleil,  l'usage  des  parfums,  des  fumigations.  Les 
recettes,  recommandées  par  les  formulaires  du  temps,  sont 
bien  un  peu  bizarres  quelquefois,  mais  elles  contiennent 
toujours  une  série  de  substances  minérales  ou  végétales, 
de  plantes,  de  racines  ou  de  fleurs,  que  nous  reconnaissons 
aujourd'hui  comme  de  puissants  antiseptiques.  Telles  sont 
le  souff're,  la  poix  résine,  l'arsenic,  le  cinabre,  le  sel-ammo- 
niac, le  benjoin,  la  canelle,  la  lavande,  la  sauge,  le  genièvre, 
etc.,  etc. 

Enfin  nos  pères  avaient-ils,  contre  la  peste,  des  remèdes 
vraiment  efficaces  ?  Leur  pharmacie  est  remarquable,  au 
moins  par  la  quantité  numérique  de  .recettes  et  de  sub- 
stances, combinées  pour  former  des  thériaques,  des  cor- 
diaux, des  alexithères,  des  pilules  ou  des  cataplasmes.  On  y 
mêle  tous  les  sels  possibles,  même  celui  de  vipère,  la  corne 
de  cerf,  l'huile  de  scorpion,  les  oignons  cuits,  l'aloës  et  la 
myrrlie.  Il  ne  faut  pas  moins  de  vingt  plantes  diverses  pour 
composer  les  pilules  antipestilentielles.  La  purge  et  la  sai- 
gnée sont  mises  en  pratique,  mais  la  Faculté  se  divise  beau- 
coup sur  l'utilité  de  la  seconde.  On  attaque  le  mal  à  l'inté- 
rieur par  les  potions  et  les  pilules,  à  l'extérieur  par  des  em- 
plâtres posés  sur  les  bubons.  De  ce  fatras  de  formules  et 
de  cette  multiplicité  de  drogues  une  vérité  cependant  se 
dégage.  C'est  que  l'ancienne  médecine  avait  parfaitement 
compris  qu'il  importait,  par-dessus  tout,  de  favoriser  la  résis- 
tance de  l'organisme  par  des  excitants  ou  des  toniques,  et 
par  la  conservation  de  l'équilibre  moral.  Signalons  en  ter- 
minant les  mémoires  sur  la  peste  du  docteur  russe  Samoïlo- 
witz.  Outre  les  frictions  glaciales  dont  il  faisait  usage,  il  son- 
gea à  l'inoculation  comme  moyen  préventif.  Il  prétend  que 
lui-même,  ayant  été  inoculé  par  le  fréquent  contact  de  ses 
doigts  avec  le  pus  des  bubons,  il  ne  subit  que  de  légères 
attaques  du  mal,  «  bien  qu'il  eût  été  trois  fois  empesté  ». 
Ce  qu'il  faut  remarquer  encore,  c'est  qu'il  semble  avoir  eu 
une  idée  exacte  de  l'atténuation  des  virus.  11  recommande 
en  eff'et  de  ne  le  prendre  que  sur  des  bubons  déjà  parfaite- 
ment mûrs^  Quoiqu'il  en  soit,  la  peste  a  défié  tous  leseff'orts 

1.  Mémoire  sur  l  inoculation  de  la  peste.  Strasbourg,  1777. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  53 

de  Tancienne  médecine  pour  la  vaincre,  et  c'est  par  un  aveu 
d'impuissance  que  finissent  les  plus  belles  promesses  des 
disciples  d'Hippocrate  et  de  Galien, 

{A  suivre.)  H.  MARTIN,  S.  J. 


FRANCE    ET   RUSSIE 

LA  QUESTION  D'ORIENT  AU  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE 

(Dernier  article  1) 


V 

La  Russie  ne  s'était  enrichie  des  dépouilles  de  la  Pologne 
et  de  la  Turquie  qu'en  ruinant  notre  influence  dans  ces 
deux  pays,  et  en  nous  faisant,  pendant  plus  de  douze 
années,  une  guerre  acharnée,  quoiqu'indirecte.  Un  moment 
vint  cependant  où  elle  parut  plus  occupée  de  consolider  ses 
conquêtes  que  de  les  accroître  ;  où  après  avoir  été  une  des 
puissances  les  plus  révolutionnaires  de  l'Europe,  elle  sembla 
vouloir  en  devenir  une  des  puissances  conservatrices.  Ce 
n'est  plus  Catherine  qui  aspire  alors  à  continuer,  à  travers 
le  monde,  la  politique  des  démembrements  et  des  annexions 
violentes  ;  c'est  le  fantasque  Joseph  II,  avec  ses  tentatives 
inconsidérées  d'agrandissement  sur  toutes  les  frontières 
de  la  monarchie  autrichienne  régénérée  à  l'intérieur  ;  c'est 
le  vieux  Frédéric  II  et  son  successeur  Frédéric-Guillaume  II, 
le  premier  groupant  les  princes  de  l'Allemagne  sous 
l'hégémonie  de  la  Prusse,  pour  les  opposer  à  l'Autriche  ;  le 
second  méditant,  dans  un  esprit  de  conquête,  avec  son 
ministre  Hertzberg,  des  plans  de  guerre  universelle  ;  c'est 
l'Angleterre,  sortie  de  ses  luttes  intestines,  convoitant  dès 
lors  les  colonies  de  tous  les  peuples  et  la  suprématie  de  la 
mer.  Puisque  la  Russie  et  la  France  n'ont  plus,  l'une  et 
l'autre,  qu'un  même  but,  le  maintien  du  nouvel  équilibre 
européen,  compromis  par  tant  d'appétits  inassouvis,  pour- 
quoi n'essaierait-on  pas  de  les  rapprocher  et  de  combiner 
leurs  efforts  ? 

Tant  que  Louis  XV  avait  vécu,  d'une  part  les  préjugés, 
les  ressentiments  personnels  du  Roi,  les  blessures  faites  à 

1.  Voir  Études,  t.  LXIX,  p.  91  et  545,  t.  LXX,  p.  472  et  721. 


FRANCE  ET  RUSSIE  55 

son  amour-propre  par  les  échecs  de  sa  diplomatie  tant 
officielle  que  secrète  ;  d'autre  part  les  rancunes  de  l'Impé- 
ratrice étaient  encore  trop  vivaces,  pour  que  l'éloignement 
des  deux  cours  pût  cesser  ;  il  était  nécessaire  que  l'un  des 
deux  antagonistes  disparût  de  la  scène.  La  mort  de  Louis 
XV,  l'avènement  de  Louis  XVI,  firent  tomber  l'obstacle. 

Alors  une  nouvelle  situation  se  dessine;  France  et  Russie 
se  donnent  la  main  et  marchent  de  concert  ;  des  faits  écla- 
tants révèlent  l'accord  des  deux  diplomaties.  Si  la  Turquie, 
par  exemple,  se  refuse  à  exécuter  les  conditions  de  la  paix 
de  Kainardji,  si  une  nouvelle  guerre  est  sur  le  point  d'em- 
braser rOrient,  l'ambassadeur  français  à  Gonstantinople,  le 
comte  de  Saint-Priest,  unit  ses  représentations  à  celles  de 
l'envoyé  russe,  et  la  Turquie  consent  à  remplir  ses  engage- 
ments. Ravie  de  ces  procédés,  Catherine  II  adresse  ses 
remerciements  à  Louis  XVI  et,  avec  son  autorisation, 
accorde  à  Saint-Priest  l'étoile  en  diamants  de  Saint-André. 

Bientôt  après,  l'Autriche  et  la  Prusse  sont  sur  le  point 
d'en»  venir  aux  mains  pour  la  succession  de  Bavière  ;  la 
Russie  ne  veut  l'agrandissement  ni  de  la  Prusse  ni  de  l'Au- 
triche ;  elle  se  porte  médiatrice;  mais  c'est  avec  le  concours 
de  la  France  qu'elle  assemble  le  congrès  de  Teschen,  où 
est  aplani  le  différend  des  deux  puissances  allemandes. 
Après  avoir  pacifié  cette  querelle  continentale,  la  France  et 
la  Russie  s'entendent  pour  assurer  le  calme  et  la  sécurité 
sur  l'Océan  ;  ensemble  elles  proclament,  à  l'encontre  de  la 
tyrannie  maritime  de  rAngleterre,  la  neutralité  armée.  Le 
sceau  de  la  réconciliation  entre  les  deux  gouvernements 
est  le  mémorable  séjour  en  France  de  l'héritier  présomptif 
du  trône  de  Russie,  le  grand-duc  Paul,  plus  tard  Paul  I", 
lors  de  son  voyage  dans  l'Europe  occidentale. 

Le  Comte  et  la  Comtesse  du  Nord  —  c'est  sous  ce  nom 
que  voyageaient  le  fils  et  la  belle-fille  de  Catherine  —  avaient 
quitté  Pétersbourg  le  19  septembre  1781.  Ils  se  rencontrent 
à  Wischnevatz,  en  Pologne,  avec  Stanislas  Poniatowski,  à 
Troppau  et  à  Vienne,  avec  Joseph  II. 

Ils  passent  à  Trieste,  Venise,  Rome,  Naples,  Rome  pour 
la  seconde  fois,  où  ils  demeurent  trois  semaines  ;  c'est  le 
moment  même  où  Pie  VI  de  son  côté  passait   les  Alpes  'et 


56  FRANCE  ET  RUSSIE 

se  rendait  à  Vienne  pour  essayer  de  ramener  le  roi- 
sacristain  au  respect  des  droits  de  l'Église.  Florence, 
Turin  reçoivent  les  augustes  voyageurs.  Le  26  avril  1782, 
ils  sont  à  Lyon,  le  7  mai  enfin  à  Paris.  Le  roi,  la  reine,  qui 
vient  d'accoucher  du  dauphin,  le  futur  Louis  XVII,  les 
familles  d'Orléans  et  de  Gondé,  toute  la  Cour  les  accueillent 
avec  de  grands  honneurs  ;  la  foule  leur  fait  de  longues 
ovations.  Au  bout  d'un  mois,  le  7  juin,  ils  quittent  la  capi- 
tale de  la  France,  s'arrêtent  encore  à  Brest,  à  Lille  ;  et,  après 
avoir  visité  Bruxelles,  Francfort,  s'être  reposés  dans  la 
principauté  de  Montbéliard,  à  Etupes,  lieu  de  naissance  de 
la  grande-duchesse,  font  leur  retour  par  la  Suisse  et  l'Alle- 
magne. C'est  Paris  et  Versailles  qui  les  avaient  gardés  le  plus 
longtemps. 

Tandis  que  le  prince  Bariatinski  (1773-1783),  le  comte 
Markof  (1783-1789),  M.  de  Simoline  (1789-1791)  occupent 
successivement,  en  qualité  de  ministres  plénipotentiaires, 
la  légation  russe  à  Paris,  la  France  est  représentée  à  Péters- 
bourg  par  le  marquis  de  Juigné  (1776-1777),  par  M.  Bourée  de 
Corberon  (1777-1780),  par  le  marquis  de  Vérac  (1780-1783), 
par  le  comte  de  Ségur  (1783-1789).  C'est  l'âge  d'or  de  la 
diplomatie  franco-russe.  A  Versailles,  on  commence  à 
comprendre  les  inconvénients  du  système  autrichien  ;  ce 
n'est  pas  encore  ce  déchaînement  d'impopularité  qui, 
quelques  années  plus  tard,  poursuivra  l'alliance  même,  et 
se  résumera  dans  un  mot  équivalent,  pour  la  fille  de  Marie- 
Thérèse  et  la  sœur  de  Joseph  II,  à  un  arrêt  de  déchéance  et 
de  mort  :  l'Autrichienne;  mais  le  gouvernement  de  Louis 
XVI  tient  à  se  montrer  moins  servilement  docile  au  Cabinet 
de  Vienne  que  celui  de  Louis  XV  ;  il  aspire  à  supprimer 
entre  lui  et  Pétersbourg  cet  intermédiaire  de  la  Hofburg 
qui  est  moins  un  lien  qu'un  obstacle.  Le  rapproche- 
ment entre  la  France  et  la  Russie,  dont  Versailles  avait 
largement  fait  les  frais,  atteignit  son  point  culminant  dans 
la  conclusion  du  traité  de  commerce  du  11  janvier  1787,  et 
dans  les  négociations  pour  la  quadruple  alliance,  destinée  à 
réunir  les  deux  Maisons  de  Bourbon  (France  et  Espagne), 
la  Russie  et  l'Autriche  contre  l'accaparement  de  l'Océan  par 
l'Angleterre  et  la  turbulente  ambition  de  la  Prusse. 


FRANCE  ET  RUSSIE  57 

Malheureusement  ces  projets  n'étaient  plus  de  saison  pour 
nous.  La  France  avait  achevé  d'épuiser  ses  finances  dans  la 
glorieuse  guerre  de  l'Indépendance  Américaine  ;  en  môme 
temps  que  le  déficit  et  la  dette  ne  cessaient  de  grandir    le 
pays  entrait  dans  cette  terrible    période    de    transformation 
intérieure  qui  allait  achever  de  paralyser  pour  un  temps  tous 
nos  moyens  d'action  au  dehors.  Le  comte  de  Montmorin  suc- 
cedait,comme  ministre  des  affaires  extérieures,  au  comte  de 
Vergennes,  mort  au  mois  de  février  1787.   D'une   prudence 
timorée,  il  pousse  la  neutralité  de   la  France  jusqu'à   l'effa- 
cement dans  les  conflits  qui  surgissent  en    Europe.    Cathe- 
rine n  ayant  ni  à    espérer  notre   concours,    ni    à    redouter 
notre  opposition,  reprend  sa  liberté  d'action  pour  l'accomplis- 
sement des  desseins,  dont  au  fond  elle  n'a  jamais  abandonné 
la  pensée,  dont  elle  s'est  contentée  de  différer  l'exécution 
La  Turquie  l'attirait  toujours.    Déjà  en   1784,   Catherine, 
profitant  des  troubles   sans    cesse    renaissants   du  Kouban 
et  de  la  Crimée,  s'était  annexé  ces  régions.  La  famille   des 
Khans  était  divisée  contre  elle-même.  Le  Khan  Chayn,  pour 
réduire  ses  deux  frères  que  la  Turquie  poussait  à  la  révolte 
avait  invoqué  le  secours  de  la  Russie,  protectrice  oflicielle' 
en  vert,,  du  traité  de  Kaïnardji,  de  l'indépendance  du   Kha- 
nat.  Le  8  avril  1783,  au  moment  de  faire  passer  la   frontière 
à  ses  troupes,  la  Tsarine    publiait   «n    manifeste,    où    elle 
déclarait  «  réunir  à  son  empire  la  Grimée,  Vile  de  Taman,  le 
Kouban,  comme  une  juste  indemnité  des  pertes  et  dépenses 
supportées  pour  le  rétablissement   de   l'ordre.»  Livrée  par 
un  autre  Poniatowski,    la    Crimée    fut   aisément  conquise, 
Chayn  obligé  d  abdiquer,  ses  étals  incorporés  à  la  Russie,  la 
dernière  trace  des  invasions  mongoles  effacée.   Le  dernier 
souverain  tatar,  après  avoir  suivi  un  instant,  comme  un  cour- 
tisan dépaysé,  la  cour  de  Potemkin,    se  réfugia  à  Constanti- 
nople    Abdul-llamid  1-  le  chargea  de  fers,  l'envova  en  exil 
à  Rhodes;  les  bourreaux  l'y  attendaient:  ainsi  finit  en  Europe 
le  sang  de  Gengis-Khan 

L'occupation  de  la  Crimée  n'était,  dans  l'esprit  de  Cathe- 
rine, qu  un  acheminement  à  de  plus  importantes  conquêtes. 
G  était  peu  pour  elle  d'avoir  pris  aux  Polonais  la  Russie  blan- 
che et  aux  Turcs  la  Crimée,  d'avoir  fait  boire  les  chevaux 


58  FRANCE  ET  RUSSIE 

des  Russes  dans  le  Danube  et  promené  victorieusement 
leurs  vaisseaux  dans  la  Méditerranée,  l'Adriatique  et  TArchi- 
pel,  d'avoir  appelé  les  Grecs  à  la  guerre  sainte  et  de  s'être 
érigée  en  protectrice  des  chrétiens  assujettis  au  Sultan; 
Catherine  voulait  pousser  jusqu'à  son  terme  le  dessein  tra- 
ditionnel des  tsars,  réaliser  le  rêve  du  peuple  russe,  expul- 
ser l'infidèle  de  l'Europe,  rendre  à  l'orthodoxie  sa  métropole 
purifiée.  Pour  cela  elle  avait  son  plan;  elle  avait  imaginé  de 
rétablir  l'ancien  Empire  de  Byzance  et  de  placer  un  de  ses 
petits-fils  sur  le  trône  restauré  de  Gonstantinople.  Cet  empire 
s'étendrait  jusqu'au  Danube.  La  Russie  proprement  dite  s'ar- 
rêterait au  Dniester;  entre  le  Dniester  et  le  Danube,  un  état 
intermédiaire  serait  formé,  qui  prendrait  le  nom  de  Dacie  et 
aurait  pour  premier  souverain  le  favori  du  moment,  Potem- 
kin.  Tel  était  la  vaste  combinaison  connue  sous  le  nom  de 
projet  grec  et  qui  devait  rester,  après  Catherine,  la  grande 
idée  d'avenir  de  la  Russie. 

Cette  idée  s'était  emparée  de  l'imagination  de  l'Impéra- 
trice au  moment  de  la  seconde  grossesse  de  lagrande  duchesse 
sa  belle-fille,  vers  la  fin  de  l'année  1778.  Paul  Pétrovitch, 
celui  dont  nous  venons  de  rappeler  le  voyage  en  Europe, 
était-il  vraiment  le  fils  de  l'infortuné  Pierre  111  ?  On  connait 
les  soupçons  répandus  sur  la  légitimité  de  sa  naissance,  et 
qu'un  passage  des  mémoires  de  Catherine  elle-même  sem- 
ble autoriser.  A  ne  consulter  que  les  affinités  du  caractère, 
les  similitudes  de  bizarrerie  et  de  monomanie,  entre  lui  et 
le  duc  de  Ilolstein  devenu  Pierre  III,  il  n'y  avait  pas  lieu  de 
douter  de  sa  filiation.  Quand  il  s'était  agi  de  le  marier,  en 
1773,  l'Impératrice  avait  fait  venir  à  Pétersbourg  la  land- 
grave de  Hesse-Darmstadt  avec  ses  trois  filles.  On  en  avait 
choisi  une,  qui  devint  la  grande-duchesse  Nathalie  Alexievna. 
Cette  princesse  mourut  en  couches,  le  26  avril  1776.  Le  len- 
demain même,  27,  Catherine  destinait  à  son  fils  une  autre 
femme  ;  d'ordre  de  l'Impératrice,  le  prince  Henri  de  Prusse 
écrivait  ce  jour  là  à  sa  nièce,  la  grande-duchesse  de  Wur- 
temberg, qu'elle  amenât  à  Berlin  ses  deux  filles  pour  un  nou- 
veau choix.  Le  6  Juillet,  Paul,  veuf  depuis  deux  mois,  par- 
tait pour  Berlin  avec  le  prince  Henri  et  en  ramenait  l'aînée 
des  princesses  de  Wurtemberg;  le  26   Septembre,   on  les 


FRANCE  ET  RUSSIE  59 

mariait  à  Pétersbourg.  Le  12  décembre  1777,  la  grande 
duchesse  Marie  Fédorovna  mettait  au  monde  un  fils,  qui 
reçut  le  nom  d'Alexandre.  En  1779,  elle  allait  devenir  mère 
une  seconde  fois. 

Ce  fut  alors  que  Catherine  décida  dans  son  esprit  que 
l'enfant  à  naître,  s'il  était  un  prince,  serait  destiné  au  trône 
de  Constantinople.  En  prévision  de  sa  future  souveraineté, 
il  s'appellerait  Constantin  ;  il  serait  baptisé  à  la  grecque, 
appVendrait  à  parler  dans  la  langue  grecque,  serait  nourri 
de  lait  grec;  déjà  on  avait  fait  venir  six  nourrices  des  îles 
de  l'archipel.  Ce  fut  d'un  fils  que  la  grande  duchesse  accou- 
cha, le  27  avril  1779.  Comme  le  ministre  du  palais  impérial 
demandait  à  Catherine  s'il  fallait  affecter  à  l'entretien  du 
nouveau-né  la  même  somme  qui  avait  été  fixée  pour  son 
frère  Alexandre:  «Certainement,  répondit  Catherine,  car  le 
cadet  est  dès  son  enfance  le  grand  Seigneur  que  l'autre  ne 
deviendra  qu'après  la  mort  de  deux  personnes  (Catherine  et 
Paul).  »  Des  médailles  furent  frappées;  l'une  où'  l'on  voyait 
une  femme,  la  Russie,  portant  entre  ses  bras  un  enfant 
marqué  au  front  d'une  étoile,  k  droite  et  à  gauche  la  Reli- 
gion et  l'Espérance,  dans  le  fond  la  coupole  de  Sainte-Sophie  ; 
l'autre,  où  Ton  voyait  l'enfant  prédestiné  tenant  en  main  le 
drapeau  de  Constantin,  avec  l'inscription  célèbre  :  in  hoc 
signo  i'inces. 

Pour  réussir  dans  sa  grande  entreprise,  Catherine  comp- 
tait d'une  part  sur  la  connivence  des  Grecs,  d'autre  part 
sur  l'alliance  autrichienne.  Du  côté  des  Grecs,  les  grands 
moyens  révolutionnaires  d'autrefois  ne  furent  pas  négligés. 
Si  par  égard  pour  l'Autriche  et  sa  sphère  d'intérêts  qui  déjà 
se  dessinait  dans  la  direction  de  la  Sava  et  de  la  Drina,  on 
laissa  cette  fois  de  côté  les  habitants  de  la  Serbie,  de  l'Her- 
zégovine, de  la  Tsernagora,  on  redoubla  par  contre  d'efforts 
auprès  des  populations  helléniques.  La  Morée  saignait 
encore  des  blessures  reçues  lors  de  l'expédition  d'Alexis 
Orlof;  les  agents  de  Catherine  opérèrent  surtout  dans 
l'ouest  de  la  Grèce  ;  Souli  devint  le  centre  du  mouvement. 

Du  côté  de  l'Autriche,  Catherine  n'eut  pas  de  peine  à 
gagner  l'ardent  Joseph  11,  aux  yeux  de  qui,  dans  l'entrevue 
de  Mahilev  comme  durant   le  séjour  que   l'Empereur  fit  à 


60  FRANCE  ET  RUSSIE 

PétersboLirg  en  1780,  elle  fit  miroiter  la  perspective  d'une 
part  considérable  dans  les  bénéfices.  En  1781,  un  traité  était 
signé  qui  resserrait  les  liens  des  deux  cours  impériales,  et 
stipulait,  pour  la  mise  en  mouvement  des  troupes  autri- 
chiennes,  le  casus  fœderis. 

VI 

Les  deux  alliés,  dont  chaque  année  fortifiait  l'amitié, 
n'attendaient  que  le  vent  favorable  pour  entreprendre  la 
conquête  de  cette  nouvelle  toison  d'or. 

Ils  l'attendirent  jusqu'à  l'automne  de  1787.  Catherine  était 
à  peine  rentrée  à  Tsarkoé-Selo  de  son  fameux  voyage  dans 
les  pays  du  Midi,  qui  avait  duré  du  17  janvier  au  22  juillet. 
Cette  fastueuse  promenade,  qui  rappelait  celle  de  Cléopatre 
sur  les  mers  de  Syrie,  n'avait  pas  seulement  pour  but 
d'éblouir  ses  nouveaux  sujets  par  l'étalage  d'une  pompe 
asiatique.  Montrer  de  près  l'Empire  ottoman  aux  rois,  aux 
représentants  des  cours  d'Occident  qui  formaient  le  cortège 
de  la  Souveraine,  engager  en  quelque  sorte  leur  responsa- 
bilité dans  ces  perspectives,  obtenir  enfin  d'eux  la  permis- 
sion au  moins  tacite  d'accomplir  en  Turquie  ce  que  l'on  avait 
fait  en  Crimée,  tel  était  l'objet  politique  de  cette  démonstra- 
tion. Les  Tatars,  fascinés  par  Catherine,  devenaient  l'avant- 
garde  des  Russes  contre  un  empire  du  même  sang  qu'eux. 
Une  inscription  prophétique  gravée  sur  une  borne  milliaire 
de  la  Chersonèse-Taurique  disait  aux  Russes  :  «  C'est  ici  le 
chemin  de  Byzance.  » 

Les  Turcs  ne  s'y  trompèrent  pas.  Menacés  dans  la  mer 
Noire  et  dans  l'archipel,  ils  résolurent  de  prévenir  l'explo- 
sion. Dix  ans  auparavant,  la  diplomatie  moscovite  avait  déjà 
eu  l'habileté  de  tourner  les  pauvres  Turcs  en  agresseurs.  La 
ruse  se  renouvelle.  Le  26  juillet,  le  Divan  adressait  un  ulti- 
matum à  la  Russie;  le  13  août,  l'envoyé  de  Catherine,  Bulgo- 
kof,  sommé  de  signer  la  restitution  de  la  Crimée,  était,  sur 
son  refus,  envoyé  aux  Sept-Tours.  Aussitôt  après,  l'armée 
Turque  entrait  en  campagne. 

Obligé  de  faire  face  à  deux  puissances  militaires  de  premier 
ordre,   miné  à  l'intérieur  par  une  insurrection  des  Rayas, 


FRANCE  ET  RUSSIE  •  61 

l'Empire  ottoman  parut  voué  à  une  perte  certaine.  Mais, 
comme  il  était  arrivé  déjà,  comme  il  devait  arriver  encore, 
l'événement  trompa  tous  les  calculs  :  les  Turcs  se  défen- 
dirent avec  courage,  souvent  avec  succès.  La  guerre  dura 
cinq  ans,  comme  celle  de  1768.  L'Autriche  qui  avait  mis  sur 
pied  une  armée  de  180,000  hommes,  le  plus  grand  effort  que 
jusque  là  eut  fait  la  maison  d'Autriche,  y  employa,  sans 
compter  Joseph  II,  ses  meilleurs  généraux,  Laudon  le  vété- 
ran des  guerres  de  Marie-Thérèse,  Cobourg,  Clairfoyt, 
Wartenslcben,  Mack,  dont  les  noms  allaient  revenir  dans  les 
campagnes  contre  la  France  républicaine  ou  napoléonienne. 
Chez  les  Russes,  c'était  Potemkin,  satrape  plutôt  que  capi- 
taine, Romansof,  Souvorof ;  Souvorof,  dont  la  sauvage  éner- 
gie emporte  par  de  furieux  assauts  les  villes  d'Oczokof  et 
d'Isniaïl,  brise  à  la  bataille  de  Focsani  les  régiments  turcs  ; 
et,  dans  celle  du  Rimnik,  sauve,  avec  30,000  soldats,  l'armer 
autrichienne  enveloppée  par  les  200,000  hommes  du  grand 
vizir  :  ce  qui  lui  vaut  le  surnom  de  Rimnisky,  les  titres  de 
comte  du  saint  empire  Romain  et  do  comte  de  Tempiro 
Russe. 

La  flotte  russe  du  Nord  ne  quitte  pas  les  eaux  de  la  Bal- 
tique pour  venir,  une  seconde  fois,  après  un  aventureux 
voyage  de  circumnavigation,  apporter  la  guerre  sur  les 
côtes  de  la  Morée.  Elle  est  occupée  à  tenir  tète  aux  vais- 
seaux do  Gustave  III.  Seul,  parmi  les  rois  de  l'Europe,  Gus- 
tave III  a  uni  ^C8  armes  à  celles  des  Turcs.  Le  17  juillet  i78S, 
une  bataillé  sangfantc,  indécise,  s'engage  près  de  l'Ile  de 
llogland,  entre  les  flottes  russe  et  stiédoise.  Les  détonations 
de  l'artillerie  des  deux  escadres  s'entendent  de  Pétersbourg. 
«  Je  vous  écris  au  bruit  du  canon  qui  fait  trembler  les  vitres 
de  mon  palais,  mandait  Catherine  au  prince  de  Ligne,  et  ma 
main  ne  tremble  pas.  »  Bientôt  Une  conspiration  découverte 
dans  l'armée  suédoise  obligeait  Gustave  III  à  regagner  sa 
capitale. 

En  Gri'i  c  loul  se  l»wii,*  <4  ua*)  gu<!ri'«'  «i  >-.->i  .iiniouches.  Les 
corsaires  de  l'archipel,  commandés  par  Lambr'ôCanscani,  le 
héro  du  Corsaire  de  lord  Ryron,  arborent  le  pavillon  russe, 
courent  les  mers  enlevant  les  bâtiments  de  commerce,  et 
parfois  les  vaisseaux  des  Turcs.  Les  montagnards  souliotes 


62  FRANCE  ET  RUSSIE 

fondent  clans  la  plaine  sur  les  Albanais  du  fameux  Ali,  pacha 
de  Janina,  et,  le  coup  de  main  accompli,  regagnent  leur  cita- 
delle de  rochers.  A  la  suite  d'un  de  ces  combats,  une  bril- 
lante armure,  que  Ton  disait  enlevée  sur  le  fils  du  pacha,  fut 
remise  à  trois  députés  grecs  qui  vinrent  l'apporter  aux  pieds 
de  Catherine,  avec  les  hommages  et  les  vœux  de  la  nation, 
u  Donnez-nous  pour  chef  votre  petit-fils  Constantin,  disaient-ils 
dans  leur  harangue,  puisque  la  famille  de  nos  empereurs  est 
éteinte.  »  Introduits  auprès  du  jeune  grand-duc,  ils  lui  adres- 
sèrent un  discours  en  grec,  et  Constantin  leur  fit  en  peu  de 
mots  son  remercîment  dans  la  même  langue. 

C'était  la  Prusse  de  concert  avec  l'Angleterre,  qui  avait 
armé  les  Suédois  contre  les  Russes,  et  procuré  à  la  Turquie 
le  secours  de  cette  diversion.  Usurpant  à  Constantinople  le 
rôle  de  protectrice,  si  longtemps  exercé  par  la  France,  elle 
héritait  en  partie  de  notre  influence  auprès  du  Divan.  Bien- 
tôt, détachant  l'Autriche  de  la  Russie,  elle  obligera  une 
seconde  fois  Catherine  à  borner  ses  conquêtes,  et,  comme 
à  Kaïnardji,  retiendra  l'Empire  Ottoman  sur  le  bord  de 
l'abîme. 

Joseph  11  était  mort  le  20  février  1790,  trompé  dans  toutes 
«es  illusions  de  réforme,  de  guerre  et  de  gloire,  et  commen- 
çant à  douter  du  résultat  de  ses  complaisances  envers  Cathe- 
rine contre  les  Turcs.  Léopold  II,  son  successeur,  prince 
grand  sur  un  petit  théâtre,  petit  sur  une  grande  scène,  avait 
quitté  Florence  pour  venir  gouverner  l'Allemagne.  Il  aspi- 
rait à  la  paix  avec  la  Porte,  pour  reporter  toute  son  attention 
et  toutes  ses  armes  vers  les  Pays-Bas,  que  la  révolution  fran- 
çaise entraînait  dans  son  orbite.  Les  conférences  qu'il  pro- 
voque à  Sistowa  aboutissent  à  la  paix  du  4  avril  1791.  La 
Porte  recouvrait  tout  ce  que  les  armées  impériales  lui  avaient 
enfevé,  à  l'exception  de  Chœzim,  laissé  en  gage  jusqu'à  la 
paix  avec  les  Russes. 

Catherine,  d'abord  indignée  de  cette  défection,  finit  par  cé- 
der à  la  lassitude  de  la  guerre  plus  qu'à  la  modération.  Les  ha- 
biles instances  de  la  diplomatie  prussienne  l'amènent  à  signer 
à  son  tour  la  paix  de  lassy,  au  mois  de  janvier  1792.  Comme 
le  trhité  de  Kaïnardji,  dont  il  était  la  confirmation,  le  traité 
de  lassy  assurait  à  la  Russie  moins  d'accroissement  terri- 


FRANCE  ET  RUSSIE  .  63 

torial  que  d'influence  politique.  De  leurs  conquêtes,  les 
Russes  se  contentaient  de  retenir  Oczokof  et  ce  continent 
disputé  entre  le  Dniester  et  le  Boug,  où  ils  allaient  bientôt 
construire  Odessa,  la  Smyrne  de  la  mer  Noire. 

Le  fameux  projet  grec  subissait  une  éclipse  ;  il  n'était  point 
pour  cela  destiné  à  périr.  Il  reparut  au  bout  de  deux  lustres, 
à  la  suite  d'événements  qui  dépassaient  toutes  les  prévisions 
humaines  ;  il  porta  alors  le  nom  de  politique  de  Tilsit.  Sur 
le  radeau  légendaire  construit  au  milieu  du  Niémen  où  les 
deux  maîtres  de  la  France  et  de  la  Russie  se  rencontrèrent 
pour  la  première  fois  et  s'embrassèrent  à  la  vue  de  leurs 
armées  (25  juin  1807),  en  face  de  Napoléon  et  à  côté  d'A- 
lexandre, se  tenait  le  Tsarévitch  Constantin,  comme  l'expres- 
sion vivante  de  «  la  grande  idée  »  qu'avait  léguée  Catherine, 
et  qui  semblait  maintenant  appelée  à  une  fortune  éclatante. 
Mais  il  n'avait  conçu,  en  grandissant,  aucune  ambition  per- 
sonnelle, le  nourrisson  des  six  Amalthées  grecques  ;  loin  de 
viser  au  trône  des  Paléologues,  il  devait  renoncer  un  jour,  de 
son  plein  gré  et  en  faveur  d'un  frère  cadet,  au  trône  même 
des  Romanof  qui  lui  revenait  de  droit,  ne  se  reconnaissant, 
ainsi  qu'il  le  déclara  dans  un  document  mémorable  a  ni  le 
génie,  ni  les  talents,  ni  la  force  nécessaire  pour  être  jamais 
élevé  à  la  dignité  souveraine.  »  Aussi,  à  Tilsit,  Alexandre 
demandc-t-il  directement  pour  l'empire  russe  lui-même  cet 
héritage  ottoman  que  son  aïeule,  par  un  euphémisme  diplo- 
matique, avait  prétendu  ériger  seulement  en  une  «  monar- 
chie indépendante  »  sous  une  branche  cadette  de  la  famille 
des  Romanof.  On  connaît  la  réponse  du  César  français,  et  la 
scène  où  le  vainqueur  de  Friedland,  posant  le  doigt  sur  une 
carte  en  présence  d'Alexandre,  s'écria  à  plusieurs  reprises  : 
«  Constantinople,  jamais  !  Constantinople,  c'est  l'empire  du 
monde  !...  » 

VII 

Tandis  que  la  Turquie,  soutenue  par  les  armes  suédoises, 
par  les  intrigues  anglaise  et  prussienne,  luttait  contre  la  coa- 
lition austro-russe,  la  France  avait  appuyé  la  Russie  autant 
que   le  permettait  TeiTacement   auquel    la   réduisaient    ses 


64  FRANCE  ET  RUSSIE 

embarras  intérieurs.  On  avait  vu  accourir  les  volontaires 
français, «non  pas  comme  ils  l'eussent  fait  autrefois,  au  camp 
ottoman,  mais,  par  une  nouveauté  singulière,  dans  les  rangs 
et  sur  les  vaisseaux  des  Russes.  Au  cours  de  la  campagne 
maritime  de  la  Baltique,  le  prince  de  Nassau-Siegen,  un  ami 
de  Ségur  et  de  la  France,  leur  avait  rendu  d'éminents  ser- 
vices contre  la  flotte  suédoise.  Dans  la  campagne  du  Danube, 
les  Roger  de  Damas,  les  Langevor,  les  Fronsac  (futur  duc  de 
Richelieu),  les  Yilnau,  avaient,  en  mainte  rencontre,  signalé 
leur  valeur.  Mais  avec  les  premières  agitations  de  la  Révo- 
lution, un  nouveau  revirement  s'opère  dans  les  esprits.  Dans 
la  lutte  entre  la  France  de  l'ancien  régime  et  la  France 
moderne,  Catherine  devait  nécessairement  prendre  parti 
pour  la  première  :  sa  propre  sécurité,  l'amitié  qu'elle  avait 
vouée  au  Roi,  la  dette  de  reconnaissance  qu'elle  avait  con- 
tractée envers  nos  gentilshommes,  l'orgueil  de  protéger  une 
dynastie  déchue  et  des  princes  proscrits  firent  d'elle  une 
ennemie  déclarée  de  la  Révolution.  Le  11  octobre  1789, 
M.  de  Ségur  était  parti  en  congé  ;  il  ne  devait  plus  revenir. 
La  légation  de  France,  réduite  à  un  simple  chargé  d'affaires, 
M.  Genêt,  fut  en  butte  d'abord  à  la  froideur,  puis  au  mépris, 
enfin  à  l'insulte.  Le  traité  de  commerce  de  1787  fut  violé 
dans  toutes  ses  dispositions.  Le  pavillon  de  France,  de  blanc 
devenu  tricolore,  fut  amené.  Enfin  nous  cessons  d'avoir  en 
Russie  aucun  représentant  attitré,  jusqu'au  moment  où,  après 
les  campagnes  de  Souvorof  en  Italie  et  en  Suisse,  les  rela- 
tions diplomatiques  seront  reprises  par  Bonaparte  et  Paul  I^^ 

Catherine  ne  mobilise  pas  ses  troupes  contre  nous  comme  la 
Prusse,  l'Autriche,  l'Angleterre,  la  Hollande,  l'Espagne  ; 
elle  nous  fait  la  guerre  à  coup  de  rescrits  prohibitifs,  et  de 
mesures  vexatoires  décrétées  contre  nos  nationaux.  Au  fond 
elle  n'oubliait  pas  ses  intérêts.  Rapprochée  de  l'Autriche  et 
de  la  Prusse  (traités  du  14  juillet  et  du  7  août  1792),  elle 
s'étudiait  à  les  engager  sans  s'y  engager  elle-même,  dans 
la  lutte  à  main  armée  contre  les  jacobins  de  France,  se 
réservant  pour  le  châtiment,  beaucoup  moins  dangereux, 
et  plus  lucratif,  des  «  jacobins  »  de  Turquie  et  de  Pologne. 

La  malheureuse  Pologne  allait  une  fois  encore  payer  la 
"ni'tvdération  plus  ou  moins    volontaire  que  Catherine  venait 


FRANCE  ET  RUSSIE  65 

de  montrer  en  Turquie.  Depuis  la  mort  du  grand  Frédéric,  les 
Polonais  avaient  cherché  un  appui  perfide  dans  la  Prusse.  De 
plus  ils  avaient  promulgué,  à  l'imitation  de  la  France,  une 
constitution  de  1791  qui  les  émancipait  de  l'étranger.  Ces  deux 
prétextes  décidèrent  l'Impératrice  à  leur  déclarer  la  guerre. 
La  diète  et  le  roi  Poniatovvski  lui-même  parurent  s'élever 
un  moment  à  1»^  hauteur  du  danger  ;  mais  avant  que  la 
Pologne  eût  le  temps  de  réunir  les  cinquante  mille  hommes 
qui  composaient  son  armée  nationale,  cent  mille  Russes 
inondaient  ses  provinces.  Le  nombre  écrasa  le  courage. 
Kosciusko,  Ignace  Potocki,  Zajonezek,  Niemeewitz,  poète  et 
soldat,  se  firent  leur  premier  nom  de  patriotes  et  de  héros 
dans  ces  luttes  inégales  qui  eurent  pour  conséquence  un 
second  démembrement  de  leur  patrie.  C'est  alors  que  l'on 
vit  la  Prusse,  joignant  la  fourberie  à  la  violence,  prendre  une 
part  des  dépouilles  de  ce  même  allié,  qu'elle  s'était  solennel- 
lement engagée  à  défendre.  Tandis  que  la  Russie  mettait  la 
main  sur  ce  qui  restait  de  la  Lithuanie,  la  Prusse  s'adjugeait 
Thorn  et  Dantzick,  depuis  si  longtemps  convoitées  et  en 
outre,  Gnesen,  Posen,  Kalisz,  Czenslochowa,  etc.;  autrement 
dit,  c'était  le  pays  d'origine  de  la  nation  polonaise,  c'étaient 
ses  plus  anciennes  capitales  qu'on  incorporait  insolemment 
à  coAU'  Prusse  qui,  cent  cinquante  ans  auparavant,  était  un 
hund^le  fief  de  la  république. 

Tout  ce  qu'il  y  avait  encore  de  patriotes  en  Pologne  essaya 
de  protester  par  les  armes  contre  un  pareil  brigandage,  et 
se  réunit  sous  le  drapeau  insurrectionnel  déployé  par 
Kosciusko  ;  mais  sa  défaite  par  les  Russes  à  Maciowice 
(10  octobre  1794)  fut  suivie  trois  semaines  plus  tard  de  la 
prise  de  Praga  (4  novembre  1794).  Souvorof,  que  le  massacre 
d'Ismaïl  désignait  à  Catherine  comme  l'exterminateur  sans 
pitié  des  capitales,  emporta  d'assaut  le  faubourg  révolté. 
Varsovie  le  reçut  le  lendemain,  couvert  du  sang  de  trente 
nnlle  victimes.  Alors  les  dernières  provin<'es  polonaises 
furent  .i  leur  tour  partagées  entre  les  trois  grandes  puissances 
Russie,  Autriche  et  Prusse,  qui  avaient  simultanément  fait 
march<M*  leurs  troupes  contre  les  fauteurs  de  désordre. 

La  Pologne  disparut  de  la  carte  d'Europe,  et,  de  l'ancienne 
barrière   de  l'Est,  il   ne  resta  plus  que  deux  États  mutilés, 

YXXI  —  5 


66  FRANCE  ET  RUSSIE 

l'un  refoulé  vers  le  Pôle,  Fautre  rejeté  sur  le  Danube. 
Ainsi  la  Révolution,  à  ses  débuts,  précipita  l'accomplissement 
du  plan  machiavélique  dont  les  ennemis  de  la  Russie  avaient 
déjà  attribué  la  paternité  à  Pierre  le  Grand  ;  la  ruine  des  petits 
États,  que  le  roi  de  France  avait  réussi  à  retarder,  tantôt  en 
combattant  la  Russie,  tantôt  en  recherchant  son  alliance, 
s'accomplit  définitivement. 

Catherine  ne  survécut  pas  longtemps  à  ses  cruels  exploits. 
Le  17  avril  1796,  elle  mourait  d'une  attaque  d'apoplexie. 
Cette  année  là,  un  nom  plus  retentissant  que  le  sien  commen- 
çait sa  prodigieuse  ascension  vers  la  gloire  et  retenait  déjà 
l'attention  du  monde  ;  un  grand  acteur  inaugurait  un  grand 
drame  ;  c'était  l'année  de  Rivoli  et  d'Arcole  ;  l'histoire  était 
partout  en  travail  et  annonçait  pour  le  dix-neuvième  siècle 
des  bouleversements  plus  grands  encore  que  ceux  qui  avaient 
marqué  le  cours  du  dix-huitième. 


Nous  avons  essayé  de  montrer  les  deux  courants  d'idées 
qui,  au  temps  de  l'ancien  régime,  tendirent  constamment  l'un 
à  éloigner,  l'autre  à  rapprocher  la  France  de  la  Russie.  Les  faits 
d'une  importance  capitale,  qui  ont  presque  annihilé  le  premier 
de  ces  courants  et  donné  à  l'autre  une  force  irrésistible,  sont 
dans  toutes  les  mémoires.  Du  choc  réitéré  des  peuples  est  sor- 
tie une  Europe  nouvelle.  C'est  un  autre  échiquier,  disposé  tout 
autrement,  que  nous  avons  sous  les  yeux,  et  moins  nous 
avons  déguisé  les  difficultés  qui  s'opposèrent  jadis  à  une 
communauté  d'intérêts  et  d'action  entre  les  deux  pays,  plus 
nous  sommes  autorisés  dans  la  position  actuelle  des  pro- 
blèmes européens,  à  affirmer  la  possibilité,  la  nécessité 
pour  eux  de  lier  leur  politique  et  d'associer  leurs  efforts. 

Contre  le  nouvel  empire  allemand,  bien  plus  redoutable 
que  ne  l'étaient  autrefois  celui  des  Othon  ou  des  Habsbourg, 
la  Russie  peut  seule  nous  fournir  dans  l'Est  une  diversion 
utile,  un  contrepoids  nécessaire.  Elle  remplacera  cette 
ceinture  de  puissances  secondaires,  formée  par  le  soin  de 
nos  Rois,  autour  des  frontières  de  l'Allemagne,  toujours 
prêtes  à  prendre  nos  ennemis  à  revers,  pour  affaiblir  leur 
action  en   divisant  leurs  forces.  Elle  nous  sert  à   maintenir 


FRANCE  ET  RUSSIE  67 

l'équilibre  si  précaire  de  TEiirope.  Arc-boutée  (l'un  côté 
par  la  Triple-alliance,  la  paix  parait  plus  solide,  quand  elle 
Test  de  Tautre  par  la  France  et  la  Russie,  dont  l'union 
empoche  qu'il  y  ait  dans  un  sens  une  poussée  plus  forte  que 
dans  l'autre. 

Des  petits  états  qui  jadis  formaient  notre  système,  nous 
n'avons  pas  su,  nous  n'avons  pas  pu  suspendre  la  décadence 
ou  empêcher  la  ruine.  La  Suède  a  depuis  longtemps  renoncé 
à  tenir  en  Europe  un  rang  disproportionné  à  ses  forces.  On 
ne  pose  même  pas  de  nos  jours  la  question  de  savoir  si  les 
lambeaux  de  l'infortunée  Pologne  se  rejoindront  jamais 
pour  former  encore  une  nation,  tant  l'espoir  en  parait 
chimérique. 

Reste  la  Turquie,  dont  les  rivalités  européennes  prolon- 
gent la  décrépitude,  et  dans  les  limites  de  laquelle  s'est 
concentrée  au  xix"  siècle,  la  question  d'Orient.  Qu'eu 
Turquie  les  sphères  d'influence  de  la  France  et  de  la  Russie 
confinent  l'une  à  l'autre,  et  risquent  de  se  heurter  :  il 
serait  puéril  de  le  nier.  Quand  la  France  et  la  Russie  ont  été 
en  guerre,  c'est  le  Levant  qui  leur  a  mis  les  armes  à  la 
main;  et,  quoi  qu'on  dise,  il  y  avait  là  autre  chose  qu'une 
méprise  regrettable  ou  une  fantaisie  napoléonienne,  sans 
antécédent  historique.  Mais  d'autre  part,  la  Russie  et  la 
France  ont  montré  plus  d'une  fois  h  l'Orient,  en  Grèce,  en 
Syrie,  au  Monténégro,  en  Egypte,  qu'elles  savent  s'en- 
tendre ;  et  puisqu'il  y  a  en  .ce  moment  des  ambitions 
inquiètes  qui  ne  reculeraient  pas  devant  les  plus  sanglants 
bouleversements  dans  l'espérance  d'y  trouver  profit,  ce  que 
l'on  peut  désirer  de  meilleur  c'est  que  les  deux  grandes 
puissances  se  tiennent  plus  unies  que  jamais  pour  n'fréner 
ces  convoitises  et  limiter  l'action  de  l'Europe  à  l'émanci- 
pation graduelle  des  peuples  chrétiens,  à  la  résurrection 
des  nationalités  ensevelies  depuis  des  siècles  sous  la 
tyrannie  musulmane. 

H    PRÉLOT, S    J 


A  CHEVAL  A  TRAVERS  L'ISLANDE 

(Fin  1) 


Nos  excellents  hôtes  ne  nous  laissent  point  partir  sans 
nous  régaler  de  tout  ce  qu'ils  ont  de  meilleur. 

Après  avoir  chevauché  pendant  deux  heures  environ,  nous 
arrivâmes  à  la  ferme  de  Lang,  située  à  200  mètres  du  Geyser. 
C'est  là  qu'habite  Sigurdr  de  Lang  :  c'est  un  vieillard  de 
80  ans,  fort,  très  alerte  pour  son  âge,  et'connu  dans  tout  le 
pays  pour  sa  grande  complaisance.  Il  est  propriétaire  de 
trois  fermes  situées  de  ce  côté  du  Geyser.  Il  y  a  deux  ans, 
au  grand  chagrin  des  Islandais,  il  vendit  le  Geyser,  qui  lui 
appartenait  également,  à  un  Anglais,  pour  la  somme  de  3,000 
couronnes.  L'intention  de  l'acquéreur  est  de  l'entourer  d'un 
grand  mur,  et  chaque  voyageur  qui  voudra  le  visiter  devra 
payer.  Vraiment  les  Anglais  s'entendent  aux  affaires  ! 

Ceci  a  sans  doute  quelque  rapport  avec  ce  qu'on  nous  a 
dit  à  Reykjavik  :  Un  agent  d'une  société  anglaise  y  était  venu 
pour  faire  un  arrangement  avec  les  autorités  au  sujet  d'iui 
chemin  de  fer  qu'on  voulait  établir  entre  la  capitale  et  le 
Geyser.  Une  ligne  de  steamers  ferait  en  môme  temps  le 
service  entre  Liverpool  et  l'Islande  ;  on  s'engageait  à  payer 
100,000  couronnes  par  an,  pour  le  terrain,  pendant  30  ans,  et 
à  l'expiration  de  ce  laps  de  temps,  le  chemin  de  fer  serait  la 
propriété  de  la  compagnie.  On  espère  pouvoir  commencer 
les  travaux  l'année  prochaine  (1895). 

Nous  ne  vîmes  personne  aux  abords  de  la  ferme  ;  je  des- 
cendis de  cheval  et  avec  un  bâton  je  frappai,  selon  l'usage, 
trois  coups  sur  le  mur  près  de  la  porte  d'entrée  ;  c'est  ainsi  que 
les  voyageurs  annoncent  leur  arrivée  pendant  la  journée  ; 
après  le  coucher  du  soleil  il  faut  monter  sur  le  toit  et  crier 

1.  Y.  Études,  20  Mars  1897,  p.  764. 


A  CHEVAL  A  TRAVERS  L'ISLANDE  .  69 

à  la  fenêtre  :  «  Dieu  soit  ici  !  »  et  Ton  reçoit  invariablement 
la  réponse  :  «  Que  Dieu  vous  bénisse  !  » 

A  peine  avais-je  frappé  les  trois  coups  qu'une  femme  sortit 
de  la  maison.  Après  les  salutations  d'usage,  je  demandai  à 
parler  au  maître  de  la  maison  ;  elle  alla  tout  de  suite  l'ap- 
peler. Je  voulais  prier  Sigurdr  de  vouloir  bien  nous  servir 
de  guide  jusqu'à  AV////wr//?r^.ç/w//o^rt,  une  ferme  située  au  milieu 
d'un  désert,  de  l'autre  côté  de  la  montagne  devant  nous.  II 
nous  faudrait  huit  heures  à  cheval  pour  y  arriver;  et  pendant 
cette  longue  étape  à  travers  des  champs  de  lave,  il  n'y  a 
pas  une  seule  habitation,  à  peine,  par-ci  par-là,  quelques 
brins  d'herbe.  Le  plus  grand  danger  pour  nous,  c'était  le 
torrent  rapide  et  puissant  du  JôkeleLv  lli'itày  avec  ses  treize 
branches  qu'il  fallait  passer  à  cheval.  On  ne  pouvait  songer 
à  le  faire  sans  un  guide  sûr  et  expérimenté.  II  n'y  avait  que  trois 
hommes  (jui  connussent  bien  le  chemin,  c'étaient  :  Sigurdr 
de  Lang,  son  fils  fireipr  à  1lanUadali\  et  Gudjon,  un  fermier 
du  voisinage.  Malgré  son  grand  Age,  Sigurdr  était  le  meil- 
leur guide  (les  trois. 

Le  vieillard  vint  bientôt  à  nous  ;  c'était  un  homme  d'une 
belle  prestance,  dont  la  figure  était  couverte  d'une  barbe 
blanche  coupée  très  court.  Je  le  saluai  ;  il  me  regarda  sans 
répoiulre,  puis  il  se  pencha  vers  un  jeune  garçon  qui  rac- 
compagnait ;  l'enfant  lui  cria  à  l'oreille  :  «  Le  monsieur  von** 
salue  :  Sivlir  vevid  per!  »  II  nous  a  dit  alors  :  «  Soyez  les 
bienvenus!  — Je  viens  V()us  prier,  lui  <lis-je  aussi  haul  que 
possible,  de  vouloir  bien  n<ius  accompagner  jusqu'à  AV///- 
moustunga  ».  Je  n'avais  pas  parlé  assez  haut,  l'enfant  dut 
répéter  ce  que  j'avais  dit  ;  le  vieillard  réfléchit  quelques 
instants  et  répondit  :  «  Je  <*rains  que  je  ne  puisse  moi-même 
y  aller;  mais  mon  fils,  Cireipr,  ira  volontiers  avec  vous,  et 
s'il  ne  le  peut  pas,  j'irai  alors  moi-même,  n  II  me  prit  par  le 
bras  et  me  fit  mille  questions  auxquelles  je  répondis  en 
criant  à  tue-téte.  L'interrogatoire  fini,  il  dit  au  garçon  de 
nous  conduire  au  Geysei\  de  nous  montrer  les  environs,  et 
ensuite  de  nous  mener  à  la  ferme  de  lîankadalr^  où  demeu- 
rait son  fils  Greipr. 

Nous  allions  donc,  pour  la  première  fois,  contempler 
ce  Grand  Geyser  dont  nous  avions  tant  entendu  parler  ! 


70  A  CHEVAL 

Nous  arrivâmes  bientôt  au  pied  d'une  large  et  ronde  colline 
de  rochers  ;  du  sommet  sortait  une  épaisse  vapeur,  comme 
s'il  y  eût  eu  une  douzaine  de  cheminées  d'usine.  L'air  était 
imprégné  d'une  odeur  nauséabonde,  comme  provenant  d'un 
mélange  de  soufre,  de  salpêtre  et  de  vapeur  d'eau  bouil- 
lante ;  on  entendait  un  bruit  étrange,  semblable  à  celui  d'un 
liquide  en  ébullition  ;  en  effet,  l'eau  bout  là-haut  dans  ces 
immenses  marmites  de  pierre. 

Le  garçon  alla  devant  nous,  et  nous  le  suivîmes  ;  les  che- 
vaux manifestaient  de  l'inquiétude,  ils  flairaient  les  rochers 
sur  lesquels  ils  marchaient  ;  ils  finirent  par  s'arrêter,  dres- 
sèrent les  oreilles  et  jetèrent  des  regards  inquiets  autour 
d'eux.  Nous  dûmes  employer  la  force  pour  les  faire  avancer  ; 
mais  ils  marchaient  avec  beaucoup  de  précaution  et  parais- 
saient fort  effrayés.  Arrivés  à  une  certaine  hautevir,  nous 
vîmes  devant  nous  une  ouverture  ronde,  d'où  s'échappait 
une  épaisse  vapeur,  qui  s'élevait  à  une  grande  hauteur  ;  les 
chevaux  se  regardent  terrifiés,  contemplent,  pendant 
quelques  instants,  cet  étrange  spectacle,  puis  se  détournent 
résolument  pour  s'en  aller.  Nous  dûmes  mettre  pied  à  terre 
et  les  mener  par  la  bride.  Nous  continuâmes  à  gravir  la 
colline  jusqu'au  Grand  Geyser^  qui  est  au  sommet.  En  route 
nous  passons  plusieurs  de  ces  trous  béants  et  fumants,  près 
desquels  les  pierres  sont  brûlantes,  quoique  le  sol  ait  la 
température  normale.  Ces  pierres  font  entendre  un  bruit 
semblable  à  celui  de  la  soupape  d'une  machine  à  vapeur. 
Les  chevaux  deviennent  de  plus  en  plus  terrifiés,  et  mar- 
chent comme  s'ils  traversaient  un  brasier  ardent. 

Enfin,  nous  voilà  au  Grand  Geyser.  Quel  spectacle  extraor- 
dinaire !  Nous  voyons  un  bassin  d'eau  claire  et  limpide,  il  a 
80  pieds  de  circonférence  ;  l'eau  est  en  ébullition,  mais  elle 
bout  plus  légèrement  aux  bords  qu'au  milieu.  J'y  plonge  un 
doigt,  mais  pour  le  retirer  aussitôt,  car  je  m'étais  brûlé. 
Plusieurs  savants  ont  mesuré  la  température  de  cette  eau. 
A  la  surface  elle  n'a  que  86°  centigrades  ;  à  20  mètres  de 
profondeur,  elle  atteint  125°.  11  nous  tardait  de  voir  l'eau 
jaillir,  mais  notre  curiosité  ne  fut  pas  satisfaite.  Notre 
guide  ne  comprenait  rien  au  grand  intérêt  que  nous  prenions 
à  ce  merveilleux  phénomène  de  la  nature.  Pour  lui  c'était 


A    TRAVERS   L'ISLANDE  '  71 

chose  toute  naturelle.  Il  est  né  à  côté  de  ce  monstre  dont  il 
a  maintes  fois  vu  les  colères,  et  il  y  est  habitué.  Je  lui 
demandai  s'il  y  avait  du  danger  à  rester  si  près  du  bassin  ; 
car,  en  cas  d'une  éruption,  nous  aurions  été  inondés  par 
cette  eau  bouillante  !  «  Oh  î  cela  n'arrive  pas  ainsi,  répondit- 
il  ;  quand  l'eau  va  jaillir,  on  est  averti  par  un  grondement 
souterrain  accompagné  d'un  tremblement  de  terre  ;  il  faut 
alors  se  mettre  à  l'écart,  en  ayant  soin  d'aller  contre  le  vent.  » 
Je  demandai  comment  l'éruption  avait  lieu  ;  il  répondit  : 
«  Toute  la  masse  d'eau  se  soulève,  elle  est  lancée  tout  droit 
en  l'air  à  une  hauteur  de  200  pieds,  plus  ou  moins,  et  cela 
quatre  ou  cinq  fois  de  suite.  La  plus  grande  partie  de  l'eau 
retombe  dans  le  bassin  ;  une  partie  est  jetée  dehors,  surtout 
lorsqu'il  y  a  beaucoup  de  vent,  et  le  reste  se  dissipe  en  vapeur. 
—  Et  quand  a  eu  lieu  la  dernière  éruption  ?  —  Cette  nuit.  — 
Cela  arrive-t-il  souvent  ?  —  Oh  !  les  accès  sont  très  irrégu- 
liers ;  parfois  cela  arrive  deux  ou  trois  fois  par  jour,  parfois 
il  n'y  a  qu'une  seule  éruption  en  trois  semaines  ;  mais  durant 
ce  dernier  printemps,  il  y  en  a  eu  presque  toutes  les  vingt- 
quatre  heures.  » 

.Nous  visitâmes  ensuite  les  autres  sources,  surtout  celle  de 
Stokkr,  dont  l'eau  bouillait  plus  furieusement  que  celle  du 
Grand  Geyser;  on  en  entendait  le  mugissement  de  très  loin  ; 
mais  elle  est  plus  petite,  et  ressemble  à  un  puits  de  deux 
mètres  de  diamètre,  creusé  dans  le  rocher  ;  les  parois  sont 
de  pierre  rouge  et  polie.  L'eau  n'arrive  pas  jusqu'au  bord  ; 
en  regardant  dans  ce  trou  on  voit  Teau  en  ébuUition  lancée  à 
un  demi-mètre  de  hauteur.  II  nous  fut  impossible  de  faire 
approchc^r  nos  chevaux  de  cette  source  :  le  bruit  et  la  vapeur 
qui  en  sortaient  les  effrayaient  horriblement.  Quand  nous 
eûmes  assez  contemplé  ces  cratères  bouillonnants,  nous 
descendîmes  la  colline  pour  nous  rendre  à  I/ankadalr,  où 
nous  voulions  passer  la  nuit. 

Nous  traversâmes  une  rivière  à  gué  ;  nos  chevaux  furent 
plongés  dans  ce  bain  froid  jusqu'aux  flancs.  A  llankadalr 
nous  frappâmes  trois  coups  sur  le  mur  selon  la  coutume,  et 
le  fermier  Greipr  vint  aussitôt  vers  nous.  C'est  un  jeune 
homme  grand  et  fort  ;  il  nous  reçut  très  poliment,  surtout 
lorsqu'il  apprit  que  nous  venions  de  la  part  de  son  père. 


72  A  CHEVAL 

On  nous  introduisit  dans  la  chambre  des  étrangers,  cette 
fois-ci  elle  est  bien  simple,  et  modestement  meublée,  mais 
tout  y  est  propre.  On  fit  nos  lits  sur  des  coffres  et  des  caisses. 
Nos  draps  et  couvertures  étaient  des  plus  grossiers. 

Nos  hôtes  nous  servirent  de  leur  mieux.  Ils  ont  une  nom- 
breuse famille  ;  l'aîné  des  enfants  n'a  que  13  ans  ;  après  lui 
il  y  en  a  de  tous  les  âges. 

Dans  la  soirée,  nous  étions  tous  réunis  sur  le  gazon  devant 
la  maison,  causant  ensemble  et  jouissant  du  spectacle  que  la 
nature  déroulait  devant  nous,  lorsque  tout  à  coup,  nous 
vîmes  un  homme  à  cheval  venant  à  la  ferme  ;  nous  recon- 
nûmes bientôt  le  vieux  Sigurdr  de  Lang.  Nous  allâmes  à  sa 
rencontre  ;  il  descendit  de  cheval,  et  embrassa  son  fils.  Ce 
bon  vieillard  s'était  donné  la  peine  de  venir  s'assurer  si  son 
fils  pouvait  nous  accompagner  le  lendemain  à  Kallmanstunga. 
Ils  causèrent  longuement  ensemble.  Il  paraît  que  Greipr 
n'avait  jamais  fait  plus  que  la  moitié  du  chemin,  et  il  nous 
fallait  un  guide  qui  connût  parfaitement  toute  la  route.  Car, 
si  le  brouillard  survenait  pendant  que  nous  étions  sur  la 
montagne,  nous  pourrions  facilement  nous  tromper  de 
chemin,  et  rester  une  nuit  ou  deux  sans  abri. 

Il  fut  donc  décidé  que  Greipr  ferait  demander  à  Gudjôn 
s'il  pouvait  nous  accompagner,  et,  dans  le  cas  contraire, 
Sigurdr  irait  lui-môme.  Cette  décision  prise,  le  bon  vieillard 
dit  bonsoir,  et  s'epi  retourna  chez  lui.  On  envoya  le  message 
à  Gudjôn,  mais  il  était  absent.  Il  fallut  nous  résigner  à  rester 
à  Hankadalr  tout  le  lendemain. 

Jeudi  2  août  1894. 

Nous  profitâmes  de  ce  délai  pour  visiter  les  environs  et 
faire  une  petite  collection  de  pierres  et  autres  minéraux  pour 
notre  musée  à'Ordrupshoj. 

Cette  partie  de  l'Islande  abonde  en  sources  d'eau  chaude, 
dont  plusieurs  portent  encore  les  anciens  noms  catholiques. 
Près  de  la  ferme,  il  y  a  la  source  Saint-Martin;  son  eau  claire 
et  saine  sert  à  faire  la  cuisine.  Tout  autour  de  l'ouverture  on 
voit  des  bouilloires,  des  casseroles,  etc.  Les  bonnes  gens  du 
voisinage  viennent  là  préparer  leur  repas;  ils  épargnent  ainsi 
le  bois  et  le  charbon  ;  le  feu  souterrain  donne  ses  services 
gratis,  l'été  comme  l'hiver. 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  73 

Nous  plongeâmes  dans  l'eau  bouillante  une  de  nos  boîtes 
de  conserves,  et  un  quart  d'heure  après  nous  eûmes  un  déli- 
cieux bifteck.  A  côté  de  ce  cratère,  on  a  creusé  un  bassin 
dans  lequel  on  laisse  couler  l'eau  bouillante,  qui  se  refroidit 
aussitôt,  et  c'est  là  que  les  bestiaux  viennent  se  désaltérer 
pendant  l'hiver,  quand  Teau  est  gelée  partout  ailleurs. 

Dans  l'après-midi,  nous  fîmes  une  excursion  à  la  plus 
grande  cascade  de  l'Islande,  la  Relie  gulfoss.  Le  fleuve  IlK'ilà 
jette  là  toute  sa  masse  d'eau  par-dessus  une  haute  muraille 
de  rochers  ;  c'est  ce  même  fleuve,  avec  ses  treize  branches, 
que  nous  devons  traverser  le  lendemain.  De  très  loin  on 
entend  le  mugissement  du  torrent,  et  à  plusieurs  milles  de 
distance  on  voit  une  immense  colonne  de  vapeur  s'élever 
au-dessus  de  la  cascade. 

De  retour  à  la  maison,  Frédérik  se  mil  à  jouer  à  cache- 
cache  avec  les  enfants  :  j'étais  vraiment  étonné  de  la  facilité 
avec  laquelle  ces  enfants  se  comprenaient  ;  plus  tard,  dans 
toutes  les  fermes  où  nous  nous  arrêtâmes,  Frédérik  organi- 
sait des  parties  de  cache-cache,  à  la  grande  joie  des  enfants, 
et  des  parents  aussi  ;  nulle  part  il  ne  manqua  de  camarades, 
car  les  enfants  fourmillent  dans  cette  partie  de  l'Islande. 

On  avait  réussi  à  trouver  notre  guide  ;  il  demandait  vingt 
couronnes  pour  sa  peine  :  c'est  le  prix  ordinaire.  II  allait 
perdre  deux  jours  de  travail,  et  devait  prendre  deux  chevaux, 
à  cause  des  chemins  difficiles  et  fatigants. 

Nous  ji.irlons  (Iciii.'iin  rii.ifin  à  H  heures. 

Vendredi  3  ac^ût  189V 
Le  lendi'iiiaiii,  au  iiioiiiciil  du  départ,  je  voulus  régler  mon 
compte  avec  notre  hôte,  mais  il  refusa  tout  paiement, 
quoique  nous  eussions  passé  deux  jours  et  deux  nuits  chez, 
lui.  (]e  ne  fut  qu'après  l'avoir  beaucoup  supplié  qu'il  consentit 
à  prendre  une  petite  rémunération,  pour  laquelle,  lui  et  sa 
femme,  me  remercièrent  avec  tant  d'expressions  de  gratitude 
que  j'en  étais  tout  confus.  Partout  les  braves  gens  de  la 
campagne,  en  Islande,  regardent  l'hospitalité  exercée  envers 
les  étrangers  comme  un  devoir  sacré,  et  reçoivent  de  leur 
mieux  tous  ceux  que  le  Seigneur  leur  envoie. 

Je  fus  très  peiné  d'apprendre  que,  parfois,  certains  voya- 


74  A  CHEVAL 

geurs  se  conduisent  fort  mal  vis-à-vis  de  leurs  charitables 
hôtes.  Une  fermière  me  dit  un  jour  :  «  Oh  !  les  étrangers  ne 
sont  jamais  contents  de  ce  que  nous  faisons  pour  eux.  Ils 
disent  qu'ils  s'attendaient  à  être  mieux  servis,  que  ce  que 
nous  leur  donnons  est  mauvais,  que  nous  ne  sommes  pas 
propres,  et  que  nous  faisons  payer  nos  services  trop  cher. 
Une  fois  nous  demandâmes  deux  couronnes  par  tête  :  ils 
trouvèrent  ce  prix  exorbitant  ;  pourtant  nous  avions  perdu 
toute  une  journée  de  travail,  et  nous  leur  avions  donné  tout 
€e  que  nous  avions  de  mieux.  » 

Ces  voyageurs  exigeants  ne  réfléchissent  pas  combien  la 
moindre  chose  coûte  cher  à  ces  pauvres  gens.  Le  café,  le 
sucre,  la  farine,  Fhuile,  tout  enfin,  doit  être  apporté  d'une 
grande  distance  sur  le  dos  des  chevaux. 

Entre  6  et  7  heures  du  matin,  nous  quittâmes  Ilankadalr 
avec  cinq  chevaux.  Pendant  que  nous  gravissions  la  pre- 
mière montagne,  nous  vîmes  le  Grand  Geyser  jaillir.  Quel 
dommage  que  nous  ne  fussions  pas  plus  près  ! 

Notre  route  est  des  plus  mauvaises.  Tantôt  c'est  une 
montée  raide  et  difficile,  tantôt  il  faut  descendre  dans  une 
profonde  vallée,  ensuite  traverser  un  aride  désert  jonché  de 
grosses  pierres,  puis  gravir  de  nouveau  une  haute  mon- 
tagne. Il  en  fut  ainsi  toute  la  journée;  nous  traversâmes  la 
vallée  de  Kaldadal,  serrée  entre  des  glaciers  imposants  qui 
descendent  jusqu'au  sentier,  nous  chevauchions  dans  la 
neige  ;  le  temps  était  magnifique  pourtant.  Cette  locomotion 
lente  et  pénible  avait  duré  près  de  quatorze  heures,  lorsqu'à  9 
heures  du  soir  nous  nous  engageâmes  dans  un  chemin  où  le 
terrain  était  au  moins  égal,  et  nous  pûmes  aller  bon  train 
pendant  quelque  temps. 

Ensuite  il  fallut  ralentir  le  pas  :  nous  descendions  dans 
une  vallée  large  de  plusieurs  milles.  Entre  1  et  2  heures  de 
la  nuit,  nous  arrivâmes  au  gué  de  la  rivière  Hvità.  Nous 
regardâmes  avec  stupeur  ce  torrent,  roulant  ses  eaux 
blanches  avec  fracas  sur  d'innombrables  rochers.  Notre 
guide  s'arrêta,  regarda  le  fleuve  et  dit  :  «  Impossible  de 
traverser  à  cet  endroit;  ce  serait  trop  dangereux.  « 

Nous  longeâmes  le  rapide  pendant  quelque  temps,  puis 
nous  nous  arrêtâmes  de  nouveau.  Le  guide  voulut  d'abord 


A    TRAVERS   L'ISLANDE  ,  75 

traverser  le  fleuve  seul,  sur  son  meilleur  cheval;  malgré  les 
violents  coups  de  fouet  qu'il  donna  au  pauvre  animal,  celui-ci 
refusa  d'entrer  dans  cette  eau  glaciale.  Mais  il  dut  se  rendre 
enfin,  et  y  fut  plongé  jusqu'aux  flancs.  Le  courant  l'entraîna, 
et  soudain,  il  s'enfonça  dans  un  trou;  il  avait  la  tête  et  le 
train  de  devant  sous  l'eau,  et  le  guide  était  mouillé  jusqu'à 
la  ceinture. 

Nous  étions  épouvantés:  si  notre  guide  périssait  qu'allions- 
noiis  devenir?  nous  étions  nous-mêmes  inévitablement  per- 
dus! Heureusement  le  cheval  parvint  à  reprendre  pied;  mais 
il  dut  revenir  sur  ses  pas.  Le  guide  paraissait  fort  embar- 
rassé; il  nous  proposa  de  continuer  à  longer  la  rivière  jtis- 
qu'à  ce  que  nous  eussions  trouvé  un  endroit  plus  sûr  pour 
traverser.  Au  bout  de  quelque  temps  il  fil  une  autre  tenta- 
tive, mais  également  sans  succès  :  le  cheval  ne  pouvait  ré- 
sister à  la  force  du  rapide,  et  le  fond  était  extrêmement  iné- 
gal. Avec  beaucoup  d'efforts,  il  réussit  à  revenir  vers  nous. 
Il  fallut  continuer  à  chercher  un  endroit  guéablc.  Notre 
pauvre  guide,  fatigué  et  mouillé,  ne  se  découragea  pour- 
tant pas  :  il  essaya  une  troisième  fois,  et  réussit  enfin  à  ga- 
gner l'autre  rive.  II  revint  à  nous  bien  vile,  et  prit  Frédorik 
sur  son  cheval;  encore  cette  fois,  le  pauvre  animal  eut 
beaucoup  de  peine  à  lutter  contre  le  courant.  .\u  miliiMi  du 
fleuve  il  s'enfonça,  comme  la  première  fois,  dans  un  creux 
quelconque;  il  s'en  tira,  fort  heureusement,  et  je  fus  bien 
soulagé  quand  je  les  vis  arriver  sains  et  saufs  à  la  rive 
opposée.  Frédérik  mit  pied  à  terre,  et  le  bon  guide  revint 
me  chercher;  il  me  fit  monter  sur  son  cheval  et  prit  le  mien, 
nous  attachâmes  les  autres  ensemble,  l'un  derrière  l'autre, 
par  la  queiu'  et  la  bride.  Le  guide  alla  en  avant,  et  j'allai  le 
dernier;  nous  fûmes  emportés  un  bon  bout  par  le  courant, 
mais  une  fois  au  milieu  du  fleuve,  nous  pûmes  mieux  résis- 
ter au  rapide,  et  la  petite  caravane  gagna  le  rivage  sans 
accident.  Plus  que  jamais  nous  appréciâmes  la  force  r«t  la 
sûreté  de  nos  chères  petites  montures. 

On  nous  a  dit  que  les  chevaux  ne  se  noient  jamais,  et  si 
les  cavaliers  savent  bien  se  cramponnera  eux,  ils  sont  sûrs 
d'arriver  à  l'autre  bord.  Le  danger  n'est  donc  r<'"ll<fn('nt  pas 
aussi  grand  qu'il  le  paraît. 


76  A  CHEVAL 

Restait  à  passer  les  douze  autres  branches.  A  chaque  tra- 
versée je  me  mis  à  côté  de  Frédérik,  et  le  tins  par  le  bras. 
On  prend  facilement  le  vertige  en  traversant  ces  rapides. 
Ce  doit  être  une  vue  magnifique  au  printemps,  quand  les 
eaux  débordant  ne  forment  plus  qu'un  torrent  immense, 
remplissant  tout  le  lit  du  fleuve  et  charriant  d'énormes  gla- 
çons. 

Nous  traversâmes  ensuite  un  désert  aride,  sans  chemin 
d'aucune  sorte.  Le  guide  ne  savait  pas  au  juste  où  était 
située  la  ferme  de  Kallmannstunga.  11  fallait  la  chercher. 
Quelle  affreuse  pensée,  que  celle  que  nous  serions  peut-être 
obligés  de  passer^  le  reste  de  la  nuit  à  cheval,  errant  à  l'aven- 
ture! Notre  joie  fut  donc  bien  grande  lorsqu'à  3  h.  du  ma- 
tin nous  nous  trouvâmes,  soudain,  sur  ime  belle  pelouse, 
comme  on  en  voit  d'ordinaire  devant  les  fermes  bien  entre- 
tenues. En  effet,  nous  étions  arrivés  à  Kallmannstunga. 
Nous  descendîmes  de  cheval  ;  notre  guide  monta  sur  le  toit 
de  la  maison  et  cria  le  «  Her  vœre  Gudl  «  traditionnel;  de 
l'intérieur  on  répondit  aussitôt  :  «  Que  Dieu  vous  bénisse  !  » 
On  ne  tarda  pas  à  ouvrir  la  porte,  et  on  nous  fit  le  plus 
bienveillant  accueil.  Dans  toutes  les  fermes  où  nous  nous 
arrêtâmes  dans  la  suite,  on  nous  reçut  toujours  avec  beau- 
coup de  cordialité. 

Samedi  4  août  1894. 

Nous  restâmes  à  Kallmannstunga  tout  le  lendemain  pour 
nous  reposer  et  faire  reposer  nos  chevaux.  Nous  avions  à 
parcourir  le  jour  suivant  une  étape  des  plus  fatigantes,  et 
que  nous  n'oublierons  jamais.  Notre  séjour  à  Kallmanns- 
tunga fut  comme  celui  que  nous  fîmes  k  Ilanhadair ; ']&  ne 
m'arrêterai  donc  pas  à  en  faire  la  description.  De  Kall- 
mannstunga nous  devions  nous  rendre  à  Grimstunga,  et 
pour  y  arriver  il  fallait  traverser  Y Arnarvatusheide,  région 
ravissante  sous  le  rapport  des  beautés  de  la  nature,  mais 
entièrement  inhabitée,  et  la  distance  à  parcourir  était  encore 
plus  grande  que  celle  que  nous  avions  parcourue  la  veille. 

Nous  eûmes  la  bonne  chance  de  rencontrer  deux  voya- 
geurs qui  allaient  dans  la  même  direction  que  nous  :  un  étu- 
diant de  Reykjavik  et  une  vieille  dame.  Le  jeune  homme 
avait  fait  ce  voyage  déjà  plusieurs  fois,  et  nous  assura  qu'il 


A  TRAVERS  L'ISLANDE  77 

connaissait  la  route] comme  sa  poche.  Nous  pouvions  donc 
nous  fier  à  lui,  d'autant  plus  que  la  vieille  dame  avait  été 
confiée  à  ses  soins. 

Dimanche  5  août  1894. 

Nous  nous  levâmes  à  3  h.  du  matin.  Avant  de  partir  nous 
demandâmes  à  notre  hôte  ce  que  nous  lui  devions;  il  répon- 
dit :  «  Quinze  couronnes.  »  C'est  le  seul  endroit  où  Ton  ait 
spécifié  le  prix  que  nous  devions  payer.  A  4  h.  nous  quit- 
tâmes la  ferme,  espérant  arriver  à  Grimstunga^  si  tout  mar- 
chait bien,  vers  11  h.  du  soir.  Notre  hôte  nous  accompagna 
pendant  trois  heures  pour  nous  aider  à  traverser  le  fleuve 
de  Nardlinga.  La  route  est  une  longue  suite  de  paysages 
plus  admirables,  plus  terrifiants  les  uns  que  les  autres; 
tantôt  d'immenses  masses  de  rochers  s'élèvent  verticalement 
à  plus  de  5,000  pieds,  et  leurs  sommets,  couverts  de  glace, 
étincellenl  de  mille  feux  aux  rayons  du  soleil;  tantôt  ce  sont 
de  hautes  montagnes  bleuâtres,  au  milieu  desquelles  sont 
enchâssés  des  lacs  charmants,  où  de  beaux  cygnes  prennent 
leurs  ébals. 

Au  milieu  de  la  journée,  nous  nous  reposâmes  pendant 
une  heure  près  d'un  de  ces  lacs,  dans  lequel  tombait  une 
jolie  cascade.  Nous  dinânics  sur  l'herbe  ;  il  faisait  un  temps 
superbe,  le  soleil  brillait  dans  toute  sa  magnificence.  Les 
chevaux  broutaient  l'herbe  à  l'cnvi.  Pauvres  petites  bétes  ! 
ils  allai<>nt  avoir  besoin  de  toutes  leurs  forces  pour  la  longue 
marche  (|ui  était  devant  eux  ;  car  notre  guide,  se  trompant 
de  <*hemin,  nous  fit  faire  un  grand  détour  à  travers  un 
afl*reux  désert;  et  au  lieu  d'atteindre  Grimstunga  à  11  h. 
du  soir  comme  nous  comptions,  ce  n'est  qu*à  5  h.  le  lende- 
main matin  que  nous  y  arrivâmes.  Notre  chevauchée  noc- 
turne fut  pleine  d'aventures.  Une  fois  nous  nous  sommes 
trouvés  sur  un  rocher  élevé  entre  deux  rivières  ;  tout  ii 
coup  nous  vîmes  devant  nous  une  pente  rapide,  presque  à 
pic,  qui  conduisait  tout  droit  dans  un  abime  ;  des  deux  côtés 
les  rivières  tombaient  avec  un  grand  bruit  par-dessus  le  mur 
de  rocher.  Il  fallut  rebrousser  chemin  ;  nous  ne  pouvions 
nous  arréicr  longlemps  à  contempler  ce  spectacle  grandiose. 
Tu  peu  plus  tartl  nous  traversâmes  un  terrain  njaré<ageux, 
où  nos  chevaux  enfonçaient  jusqu'au  ventre,   et   ce  ne   fut 


78  A  CHEVAL 

qu'après  de  ;Ç,Tands    efforts  que   nous    pûmes    sortir  de   ce 
dédale. 

Lundi  6  août  1894. 
-  Jamais  je  ne  pourrai  décrire  le  gracieux  accueil  qu'on 
nous  fit  à  Grimstunga.  Nos  hôtes  nous  aidèrent  à  ôter  nos 
bottes  et  nos  manteaux,  et  on  nous  fit  boire  du  laid  chaud. 
Un  peu  plus  tard  on  nous  servit  un  excellent  déjeuner.  C'est 
un  riche  fermier  qui  habite  Grimstunga  ;  il  est  député  pour 
cette  partie  de  l'île.  Bientôt  après  notre  repas  nous  allâmes 
prendre  un  peu  de  repos  :  nous  en  avions  tant  besoin  !  A 
peine  Frédérik  avait-il  mis  la  tète  sur  son  oreiller,  qu'il 
s'endormit  profondément.  Je  ne  tardai  pas  à  en  faire  autant. 
Je  ne  pense  pas  que  nous  ayons  jamais  de  la  vie  joui  d'un 
si  rafraîchissant  sommeil. 

Nous  nous  éveillâmes  fort  tard  dans  l'après-midi  ;  nous 
nous  sentions  si  bien  reposés  que  nous  pouvions  alors  nous 
réjouir  de  notre  long  tour  de  la  veille  avec  ses  mille 
péripéties. 

Jamais  je  n'aurais  cru  qu'on  pût  endurer  tant  de  fatigues  : 
vingt-quatre  heures  à  cheval,  sans  que  la  santé  en  fût 
ébranlée;  eh  bien  !  tout  au  contraire,  nous  nous  portions  à 
merveille  ;  et  nous  avions  plutôt  gagné  que  perdu  des  forces. 

A  cause  de  nos  chevaux,  qui  avaient  plusieurs  écorchures 
au  dos,  nous  passâmes  la  nuit  à  Grimstunga.  Nous  n'avions 
plus  besoin  de  guide.  Désormais  le  chemin  était  à  travers 
des  plaines  riantes,  longeant  des  vallées  fertiles  parseitiées 
de  maisonnettes.  Je  passe  rapidement  sur  le  reste  du 
voyage,  autrement  mon  récit  s'allongerait  trop.  Gomme  je 
l'ai  déjà  dit,  on  nous  témoigna  partout  la  môme  bonté.  Les 
fermiers  dans  le  nord  de  l'île  sont,  en  général,  plus  riches 
que  ceux  du  sud;  ils  peuvent,  par  conséquent,  exercer  plus 
largement  l'hospitalité. 

Mardi  7  août  1894. 

Le  lendemain  nous  quittâmes  Grimstunga  et  nous  che- 
vauchâmes à  travers  le  très  pittoresque  Vastursdal.  Cette 
vallée  est  entre  deux  chaînes  de  montagnes  ;  une  grande 
rivière  coule  au  milieu,  et  sur  ses  bords  il  y  a  une  rangée 
de  maisons.  Partout  on  voit  les  faucheurs  coupant  l'herbe 
dans  les  prairies.  Dans  le  recueil  des  vieilles  traditions  et 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  79 

légendes,   il  y  a  une  belle  relation  des  faits  et  gestes  des 
premiers  habitants  de  cette  vallée. 

Nous  nous  arrêtâmes  pour  la  nuit  à  une  habitation  appelée 
Karusà.  Nous  y  reçûmes  le  plus  charmant  accueil  du  maître 
de  la  maison,  qui  est  un  jeune  étudiant  en  théologie  du  col- 
lège de  Reykjavik^  et  de  sa  sœur,  qui  tient  son  ménage. 

Mercredi  8  août  189'i. 
Nous  prenons  gîte  à  la  ferme  «le  Iluansum.  Le  propriétaire 
est  un  homme  instruit,  qui  a  beaucoup  voyagé  ;  il  nous  tient 
longuement  compagnie  et  sa  conversation  est  très  intéres- 
sante. On  nous  donna  deux  chambres,  et  pour  la  première 
fois  je  couchai  dans  ce  qu'on  appelle  un  lit  «  fermé  «  ;  on  en 
voit  un  tout  semblable  dans  le  musée  des  antiquités  du  .Nord, 
à  Copenhague. 

Jeudi  9  août  189'i 

Le  lendemain,  notre  hôte  nous  fit  accompagner  par  son  fils 
une  bonne  partie  de  la  route;  nous  avipns  à  traverser  une 
chaîne  de  nionlagnes,  et  Tenfant  ne  nous  quitta  que  lorsque 
nous  pûmes  voir  de  loin  la  ferme  de  Solheimor  où  nous 
devions  passer  la  nuit.  Nous  côtoyâmes  un  lac  charmant, 
long  do  plusieurs  milles  danois,  mais  pas  très  large  ;  il  nous 
rappelait  lo  Tjych  Lomond  dans  les  montagnes  de  l'Ecosse, 
avec  celle  différence  que  ce  dernier  est  entouré  de  belles 
forêts,  tandis  qu'ici  il  n'y  a  pas  trace  d'arbres. 

A  Solhcimar  aussi,  on  nous  fit  un  gracieux  accueil. 

Vendredi  10  août  1894. 

Le  lendemain  nous  devions  sortir  de  la  vallée  et  passer  le 
rapide  de  Jilanda,  qui  est  beaucoup  plus  profond  que  celui 
du  //vità  (|ue  nous  avions  eu  tant  de  peine  à  traverser.  Il 
fallait  ensuite  passer  une  autre  chaîne  de  montagnes  afin 
d'arriver  le  même  soir  à  la  ferme  de  Vidimyri.  Le  fermier 
de  Solhcimar  envoya  un  garçon  avec  nous  potir  nous  nu\vv  à 
traverser  le  rapide. 

Arrivés  au  bord  du  fleuve,  le  garçon  monta  sur  une  hau- 
teur el  cria  très  fort:  «  Ferja  !  n^  c'est-h-dire  :  «  Le  bac!  » 
11  en  fut  ici  comme  aux  îles  Vestmann  ;  il  <lut  crier  bien  des 
fois  avant  qu'on  l'entendit.  L'écho  des  montagnes  d'alentour 


80  A  CHEVAL 

répétait  son  cri  à  Finfini,  mais  rien  n'y  répondait.  Enfin  nous 
vîmes  un  vieillard  descendre  d'une  montagne  voisine  et 
s'avancer  lentement  vers  nous  :  c'était  le  batelier.  Il  parais- 
sait avoir  une  force  prodigieuse  et  il  avait  une  très  grosse 
voix.  11  mit  les  selles,  le  bât  et  les  caisses  dans  le  bateau, 
puis  il  chassa  les  chevaux  dans  la  rivière  où,  pour  la  première 
fois,  ils  allaient  nager. 

Les  pauvres  animaux  résistèrent  d'abord  de  toutes  leurs 
forces  ;  mais  à  la  fin  il  fallut  obéir.  Bientôt  on  ne  vit  plus 
que  leurs  tètes  ;  l'eau  était  glaciale  et  le  courant  les  empor- 
tait malgré  eux.  Plusieurs  fois  ils  essayèrent  de  revenir  vers 
nous,  mais  le  sévère  vieillard  criait  tellement  après  eux,  en 
leur  jetant  des  pierres,  qu'ils  finirent  par  se  résigner  à  leur 
sort,  et  ils  gagnèrent  l'autre  rive,  Le  bateau  nous  y  amena 
aussi  bientôt  après  ;  la  traversée  nous  coûta  une  couronne 
seulement. 

Il  est  bon  de  prendre  de  l'exercice  après  un  bain  froid,  et 
nos  petites  montures  paraissaient  en  avoir  quelque  idée,  car 
elles  partirent  à  fond  de  train,  et  furent  bientôt  couvertes 
de  sueur.  Avant  d'arriver  à  Vidimyri,  nous  nous  trouvâmes 
sur  le  rivage  de  la  mer  vis-à-vis  de  l'île  de  Draiig^  célèbre 
dans  les  Sagas.  C'est  un  grand  rocher  qui  s'élève  à  pic  au- 
dessus  des  flots,  à  quelque  distance  de  la  côte.  Le  proscrit 
Grettir  y  vécut  pendant  vingt  ans  ;  c'est  là  qu'il  fut  enfin 
surpris  par  ses  ennemis  et  assassiné,  après  la  plus  coura- 
geuse résistance  ;  nous  passâmes  aussi  l'endroit  où  sa  tête 
fut  enterrée  par  son  meurtrier. 

Samedi  11  août  1894. 

De  Vidimyri  nous  devions  nous  rendre  à  Silfrastathir. 
Entre  ces  deux  fermes  se  trouve  Hèradsi'dtiiin^  fleuve  très 
profond  avec  plusieurs  branches  ;  les  chevaux  durent  en 
traverser  une  à  la  nage,  et  nous  la  passâmes  en  bateau  ;  nous 
traversâmes  les  autres  à  cheval. 

Une  fois  nous  eûmes  beaucoup  de  diflîculté  à  trouver  le 
gué.  Une  petite  fille  était  justement  à  s'ébattre  sur  l'autre 
rive  ;  nous  l'appelâmes,  et  je  lui  demandai  où  nous  pouvions 
passer.  Sans  répondre,  elle  dirigea  son  cheval  fringant  vers 
l'endroit  où  nous  étions  et  nous  dit  de  la  suivre  :  nous  obé- 
îmes sans  hésiter.  Quand  nous  fûmes  de  l'autre  côté,  Frédérik 


A    TRAVERS   L'ISLANDE  81 

donna  une  jolie  image  à  la  bonne  petite  ;  et  nous  nous 
séparâmes.  En  pareil  cas,  on  se  dit  ordinairement  :  «  Bon 
voyage  !  »  ;  mais  en  Islande,  à  ces  endroits  dangereux,  on 
dit  :  «  Bon  fleuve  !  »  Avec  ce  souhait  Tenfant  partit  au 
galop. 

Nous  arrivâmes  sans  accident  à  SUfrastathir  et  nous  y 
passâmes  la  nuit. 

Dimanche  12  août  1894 

A  partir  de  SUfrastathir  la  route  est  ravissante  ;  elle  tra- 
verse les  gorges  pittoresques  à'O.rnadaL  Au  soir  nous 
traversâmes  la  profonde  rivière  de  Uorgara^  qui  arrose  la 
vallée  Horgnasdal^  et  nous  arrivâmes  à  la  ferme  de  Modru- 
vollunij  qui  est  connue  au  loin.  C'est  la  ferme  la  plus  impor- 
tante que  nous  ayons  encore  vue.  Une  excellente  école  y  est 
attachée;  à  présent  les  enfants  sont  en  vacances. 

Mardi  !'•  aoiU  1894 

Le  lendemain  notre  hôtesse,  madame  Slephensen,  nous 
donna  un  guide  pour  nous  conduire  jusqu'à  notre  dernière 
station,  Hjalteyri^  un  petit  bourg  marchand,  situé  au  fond 
de  la  jolie  baie  (ÏOfjord.  C'est  là  que  demeure  le  négociant 
Gunnar  Einarsson  avec  sa  famille,  les  seuls  catholi(|ues  qui 
soient  en  Islande. 

Quand  on  pen.se  qu'ils  ne  peuvent  avoir  les  .secours  de 
notre  sainte  religion  que  tous  les  deux  ans,  on  comprendra 
facilement  quelle  fut  leur  joie  en  voyant  un  prêtre. 

Nous  devions  rester  huit  jours  chez  eux  :  temps  de  grâces 
et  de  consolation  pour  ces  âmes  pleines  de  foi,  si  isolées 
là-bas  ! 

Une  des  chambres  de  la  maison  fut  tout  de  suite  transfor- 
mée en  chapelle  ;  tous  les  jours  je  pus  célébrer  la  .sainte 
messe,  et  donner  une  petite  instruction  sur  les  vérités  de 
notre  sainte  religion.  Tous  les  membres  de  la  famille 
reçurent  plusieurs  fois  la  sainte  communion  avec  une 
ferveur  vraiment  toiu*hanle. 

Je  n'oublierai  jamais  les  bontés  que  celle  excellente 
famille  eut  pour  nous.  Partout  dans  notre  voyage,  nous 
avions  été  reçus  avec  cordialité  par  v*y\\\  qui  n'étaient  pas 
nos    IVjtcs    dans   la    foi  ;   qu<'    <Iir<'    (I«>îi<-    <!ii    généreu.x    et 

V.XXL  —  6 


82  A  CHEVAL 

affectueux    accueil    que    nous    trouvâmes     chez    ces    bons 
catholiques  ! 

Nous  les  quittâmes  bien  à  regret,  le  23  août,  pour  nous 
rendre  à  Akureyri,  d'où  le  vapeur  Tliyra  devait  nous  ramener 
à  Copenhague,  en  passant  par  les  îles  Féi'oë  et  Grantin.  Nous 
devions  aussi  vendre  nos  chevaux  à  Akureyri  ;  ces  bons 
petits  chevaux  qui  nous  avaient  si  bien  servis  !  Nous  les 
vendîmes  avantageusement,  avec  l'aide  de  notre  cher  hôte 
Gunnar.  Il  nous  avait  accompagnés  jusqu'à  Akureyri.,  et 
quoique  la  Thyra  se  fit  attendre,  il  ne  nous  quitta  pas 
avant  de  nous  avoir  conduits  sains  et  saufs  à  bord  du  vapeur. 

Nous  retrouvâmes  plusieurs  de  nos  compagnons  de 
voyage,  tous  enchantés  de  leur  séjour  en  Islande  ;  la 
plupart  nous  dirent  qu'ils  y  retourneraient  bien  certainement. 
Nous  nous  racontâmes  nos  nombreuses  aventures  ;  nous 
apprîmes  que  plusieurs  voyageurs  avaient  été  plus  de 
dix-sept  jours  à  cheval  :  nous  croyons  pourtant  avoir  fait 
quelque  chose  d'extraordinaire  !  Quelques-uns  avaient 
voyagé  à  cheval  pendant  trois,  quatre,  et  même  cin(| 
semaines,  et  avaient,  par  conséquent,  visité  beaucoup  plus 
d'endroits  que  nous.  Tous  avaient  excellente  mine,  cependant; 
plusieurs  n'étaient  plus  reconnaissables.  On  se  félicitait 
réciproquement  sur  le  changement  opéré  en  si  peu  de 
temps. 

Parmi  les  passagers,  j'eus  le  bonheur  de  rencontrer  un 
prêtre  catholique  anglais  :  il  est  professeur  de  droit  canoai 
et  de  théologie  morale  au  collège  d'Oscott.  Avant  son  voyage, 
il  souffrait  d'insomnie  à  tel  point  qu'il  en  était  devenu 
malade.  Les  médecins  l'envoyèrent  se  reposer  en  Islande  ; 
il  m'a  dit  que  depuis  lors  il  avait  dormi  profondément  toutes 
les  nuits,  et  se  portait  parfaitement  bien. 

Tous  les  touristes  étaient  d'avis  que  pour  regagner  la 
santé  et  les  forces,  il  n'y  a  rien  de  tel  qu'un  voyage  en 
Islande,  surtout  lorsque  l'été  est  aussi  beau  que  cette  année. 
Cette  chevauchée  journalière  est  un  excellent  exercice  ; 
l'attention  et  l'intérêt  sont  toujours  tenus  en  éveil  par  le 
continuel  changement  de  scènes.  Tout  ce  que  l'on  voit  sort 
de  la  routine  et  de  la  monotonie  de  la  vie  ordinaire.  Ce 
voyage,    disait-on,    vaut  mille    fois    mieux   qu'un  voyage  en 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  m 

Ecosse,  malgré  les  paysages  ravissants  de  ce  pays,  ses  lacs 
et  ses  montagnes,  parce  que  là  on  jouit  de  tous  les  conforts 
de  la  vie  civilisée,  on  sait  d'avance  ce  qu'on  va  voir,  il  n'y  a 
donc  rien  d'inprévu  ;  tandis  qu'en  Islande  on  est  toujours 
en  plein  air,  et  l'on  marche  de  surprise  en  surprise.  Fré- 
dérik  et  moi  étions  à  même  de  juger  de  la  vérité  de  ces 
appréciations,  ayant  fait  le  voyage  dans  les  montagnes  de 
l'Ecosse  l'année  précédente.  Là  nous  voyagions  dans  le» 
confortables  voitures  des  chemins  de  fer  ;  nous  allions  sur 
les  lacs  en  bateau  à  vapeur,  et  nous  faisions  l'ascension  des 
montagnes  en  omnibus  !  Et  partout  nous  trouvions  de 
somptueux  hôtels,  avec  le  luxe  et  le  confort  moderne.  En 
Islande,  il  n'y  a  ni  hôtels,  ni  locomotives,  ni  vapeur  ;  pas  dr 
bruit,  pas  de  fumée,  si  non  le  sourd  grondement  des  Gei/sers, 
et  la  fumée  des  sources  bouillantes.  On  y  respire  un  air  dos 
plus  sains,  des  plus  fortifiants,  et  on  jouit  de  la  plus  grandi- 
liberté  de  mouvements  ;  on  part  quand  on  veut,  il  n'y  a  pas 
de  billet  à  prendre,  pas  d'indicateur  à  suivre,  et  la  nuit  n'est 
jamais  à  craindre,  car  il  fait  toujours  clair,  et  le  calme  et  la 
tranquillité  régnent  sur  toute  la  nature.  Quanta  la  nourriture 
il-n'y  a  pas  non  plus  à  s'inquiéter,  car  on  prend  avec  soi  tout 
ce  dont  on  aura  besoin;  et  partout  on  est  assuré  de  parfaite 
hospitalité.  Parfois  on  prend  son  repas  sur  l'herbe,  on  boit 
l'eau  des  sources  des  montagnes. 

Quand  à  cette  eau,  un  médecin  danois  nous  a  dit  (lu'elle 
est  <les  plus  pures  et  des  plus  salubres,  et  qu'il  vaudrait  la 
peine  d'en  faire  l'exportation.  En  plusieurs  endroits  elle  a  un 
arôme  prononcé. 

Nous  quittâmes  la  baie  CCOfjord  le  26  août  ;  nous  longeâmes 
la  côte  pendant  quelques  jours,  nous  arrêtant  à  une  demi- 
douzaines  de  ports  et  de  Oords  où  nous  devions  prendre 
des  passagers  ou  des  marchandises. 

Chaque  soir,  le  firmament  était  illuminé  par  les  splendeurs 
des  aurores  boréales.  Parmi  les  passagers  il  y  avait  environ 
cent  habitants  des  lies  Féroë,  qui,  après  avoir  péché  sur  les 
côtes  <rislande  pendant  deux  mois,  retournaient  à  leurs 
petites  lies.  Tous  étaient  d'excellente  humeur,  et  chaque 
soir,  à  la  tombée  de  la  nuit,  et  pendant  que  les  flots  murmu- 
raient doucement  autour  de  nous,  ils  chantaient  quelques- 


84  A  CHEVAL 

unes  des  nombreuses  et  touchantes  mélodies  de  leur  pays 
qui  est  si  riche  en  chansons  populaires. 

Aux  îles  Féroë  ie  visitai  encore  la  vieille  femme  de  Hvide- 
naes,  et  je  pus,  cette  fois,  célébrer  la  sainte  messe  pour  elle, 
et  lui  donner  la  sainte  communion  ;  mais  le  capitaine  ne  me 
donna  guère  le  temps  de  faire  une  plus  longue  visite  que 
la  première  fois. 

Nous  rentrâmes  à  Copenhague  le  6  septembre  au  soir. 

Qu'il  me  soit  permis  de  terminer  par  quelques  lignes  sur 
la  mission  catholique  d'Islande.  11  est  bien  frappant  et  bien 
consolant  de  voir  combien  les  Islandais  sont  restés  religieux 
dans  leurs  épreuves  de  tout  genre,  malgré  le  luthéranisme 
qui  leur  a  étié  imposé.  L'amour  pour  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  surtout  pour  Jésus  souffrant,  s'est  toujours  montré 
chez  le  peuple  islandais  de  la  manière  la  plus  touchante.  Un 
magnifique  poème  sur  la  Passion  de  Notre-Seigneur  fut  com- 
posé par  un  lépreux,  le  ministre  Hallgrimr  Pétursson.  On  le 
chante  encore  aujourd'hui  par  toute  l'Islande,  dans  chaque 
famille,  pendant  le  carême.  Un  des  évoques  luthériens  les 
plus  célèbres  par  sa  science,  Brynjôlfr  Sveinsson,  avait  une 
dévotion  toute  particulière  envers  la  Ste  Vierge.  11  a  com- 
posé beaucoup  de  poèmes  latins  en  son  honneur.  Les  auto- 
rités n'en  permirent  naturellement  pas  l'impression.  Un 
évêque  protestant  tendrement  dévot  envers  Marie,  on  con- 
viendra que  ceci  n'est  guère  protestant! 

La  religion  catholique  fut,  au  xvi®  siècle,  complètement 
abolie  en  Islande.  La  première  tentative  pour  reconquérir 
l'île  à  la  vraie  foi  a  été  faite  en  1854  par  deux  Français, 
l'abbé  Bernard  du  diocèse  de  Tours,  et  l'abbé  Baudoin,  du 
diocèse  de  Reims.  A  cette  époque,  il  n'y  avait  pas  encore  de 
liberté  de  conscience.  Ils  ne  réussirent  donc  à  convertir 
qu'une  personne,  un  jeune  homme  de  bonne  famille,  Gunnar 
Einarsson,  dont  nous  venons  de  parler.  En  1874,  la  liberté 
de  conscience  fut  accordée,  mais  aussitôt  après  le  vaillant 
abbé  Baudoin  mourut  ;  l'abbé  Bernard  était  depuis  long- 
temps vicaire  apostolique  en  Norwège.  Personne  ne  succéda 
à  l'abbé  Baudoin. 

En  arrivant  à  Reykjavik,    capitale  de   l'île,    l'idée  m'était 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  85 

venue  de  voir  la  «  cathédrale  »  luthérienne,  qui  m'intéressait 
tout  particulièrement.  Mon  cicérone,  le  sacristain,  après 
m'avoir  montré  Téglise,  me  conduisit  à  la  fin  dans  une 
petite  chambre  près  de  l'entrée.  Là  il  ouvrit  une  vieille 
armoire  et  en  retira  une  chape  d'une  richesse  et  d'une 
beauté  merveilleuses,  mais  si  vieille  qu'elle  ne  tenait  presque 
plus.  Je  me  mis  tout  de  suite  à  examiner  de  près  cette  inté- 
ressante relique.  —  Ne  me  trompais-je  pas  ?  Je  voyais  des 
figures  de  Saints  merveilleusement  brodées  en  or  sur  fond 
de  soie  rouge,  le  tout  d'un  goût  artistique  exquis.  C'était 
bien  une  relique  des  anciens  temps  catholiques  !  —  Le 
sacristain  me  dit  que  cette  chape  avait  été  envoyée  par  le 
Pape  vers  l'an  1550  à  Jôn  Arason,  le  dernier  évéque  catho- 
lique de  l'Islande.  —  «  Mais  à  quoi  lafait-on  servir  maintenant, 
lui  demandai-jc  ?  —  Elle  ne  sert  qu'une  fois  par  an,  me  dit-il, 
le  jour  ou  notre  évoque  ordonne  le»  nouveaux  ministres.  Il 
s'en  revêt  pendant  la  cérémonie.  C'est  un  usage  qui  existe  de 
temps  immémorial.  » 

Le  fait  est  vrai.  Le  pape  Paul  III  avait  envoyé  ce  présent  à 
Jôn  Arason  comme  récompense  de  son  zèle  pour  la  foi  catho- 
lique. Deux  ans  plus  tard,  en  1552,  l'évéque  fut  pris  et  déca- 
pité par  les  réformateurs  danois.  Il  est  intéressant  de  voir 
avec  quelle  vénération  les  protestants  de  cette  Ile  lointaine 
ont  conservé  ce  précieux  souvenir  d'un  pape. 

Notre  Saint-Père  Léon  XIII  vient  de  faire  à  ce»  insulaires 
des  mers  arctiques  un  présent  encore  bien  plus  grand  :  il  a 
ordonné  à  Mgr  J.  d'Euch,  vicaire  apostolique  du  Danetnark. 
de  fonder  sans  retard  une  mission  en  Islande. 

En  1895,  deux  jeune»  missionnaires  partirent  de  Copen- 
hague, afin  d'aller  prêcher  h  Heykjavik  la  même  foi  pour 
laquelle  Jôn  Arason  fut  mis  h  mort.  On  les  reçut  avec  beau 
coup  de  sympathie.  Avant  de  commencer  à  prêcher,  il»  vou- 
lurent apprendre  l'islandais  ;  mai»  les  indigène»  les  pressèrent 
si  fort  de  commencer  immédiatement  en  danois  qu'ils  durent 
céder.  Jusqu'ici  leur  chapelle  est  pleine  tous  le»  diman<'hes 
(environ  150  personnes  chaque  fois).  En  1896,  4  sœurs  (dont 
deux  françaises)de  la  congrégation  de  St-Joseph  de  Chambéry» 
sont  parties  de  Copenhague  pour  la  nouvelle  mission.  Ces 
religieuses,  tout  en  donnant  leurs  soin»  aux  Islandais,  s'oc- 


86  A  CHEVAL  A  TRAVERS  L'ISLANDE 

cuperont  aussi  de  leurs  compatriotes,  les  pécheurs  français 
qui  souvent  tombent  malades  dans  ces  parages. 

Une  misère  spéciale  appelle  aussi  le  dévouement  des 
prêtres  catholiques  de  ce  pays.  La  lèpre,  ce  fléau  épouvan- 
table, qui  semblait  avoir  à  peu  près  disparu  de  l'Europe,  a 
fait  de  nos  jours  sa  lugubre  apparition  dans  File  d'Islande. 
O»  Tient  de  constater  avec  effroi  que,  sur  une  population  de 
75,000  âmes,  il  y  a  déjà  plus  de  300  lépreux!  Et  jusqu'ici, 
hélas  !  rien  n'a  été  fait  pour  ces  infortunés. 

Les  missionnaires  danois  qui,  sur  l'ordre  exprès  de 
Léon  XIII,  ont  entrepris  la  nouvelle  mission  d'Islande,  vont 
tout  particulièrement  se  consacrer  au  soin  des  lépreux,  en 
bâtissant  pour  eux  une  léproserie,  si  la  charité  privée  ne 
leur  fait  pas  défaut.  Ils  font  appela  la  générosité  de  tous  les 
catholiques  pour  les  aider  dans  leur  rude  tâche. 

J.   SVEINSSON,  S.  J. 
Collège  St-Aiidré.  Ordrupshoj,  près  Copenhague. 


LA 

LIBERTÉ     RELIGIEUSE 

A     MADAGASCAR 


Quelques  pasteurs  protestants  s'cfTorccnt,  en  ce  moment,  de 
faire  croire  à  la  France  qu'il  se  passe  à  Madagascar  les  choses 
les  plus  invraisemblables  ;  que  les  missionnaires  jésuites,  avec 
Tappui  de  la  République,  ressuscitent  les  plus  tristes  scènes  de 
rinquisition  et  des  dragonnades. 

Tant  que  ces  étrangctés  n'ont  été  colportées  que  dans  des 
conférences  et  dans  la  presse  radicale  ou  sectaire,  nous  avons 
cru  pouvoir  les  dédaigner,  persuadés  que  le  bon  sens  public 
suffirait  h  en  faire  justice.  Mais  voici  ({u'on  nous  les  montre 
étalées  tout  au  long  dans  un  factum,  qui  vient  d'être  soumis  au 
Parlement  par  la  Société  des  Missions  évangéliqiics  de  Paris  '  ; 
et  elles  sont  prises  au  sérieux  dans  des  publications  telles  que  la 
fieviie  hleue,  '  ii  qui  son  antipathie  pour  les  jésuites  laisse 
d'ordinaire  plus  de  clairvoyance. 

Nous  sommes  donc  obligés  de  faire  quelques  observations, 
simplcnuMit  pour  mettre  en  lumière  le  caractère  et  le  but  de 
cette  campagne  protestante. 

T(mt  le  monde  sait  ((ue,  jusqu'à  ce  jour,  les  seules  missions 
françaises  existant  à  Madagascar  étaient  celles  des  Jésuites,  qui 
évangéliscnt  le  pays  depuis  1861.  Le  protestantisme  y  est  prêché 
par  des  Anglais  depuis  1820,  et  par  des  Norvégiens  luthériens 

1.  f.a  liberté  religieuse  à  Madagascar.  Rapport  de  la  Socitfld  des  Misaions 
45vang«'Iiqucs  de  Paris  sur  la  mianion  accomplie  à  iMadagaacar  en  1896  par 
MM.  Lauga,  pasteur,  et  F.  H.  Krùger,  professeur.  In-'io  de  35  pages. 

2.  Numëro  du  13  Mars  1897  :  /.a  liberté  de  conscience  à  Madagascar,  par 
M.  R.  Allier,  professeur  de  philosophie  à  la  Faculté  de  théologie  proles- 
tante de  Paris. 


88  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

depuis  1869.  Les  plus  anciennes  et  les  plus  nombreuses  missions 
anglaises  dépendent  de  la  «  Société  Missionnaire  de  Londres 
(London  Missionary  Society)  »  ;  au  commencement  de  1895, 
elle  avait  dans  l'île  33  de  ses  membres  européens  avec  1048 
pasteurs  indigènes.  Huit  autres  missionnaires  anglais  apparte- 
naient à  la  Société  des  Amis  ou  Quakers,  et  neuf  à  la  Société 
de  la  propagation  de  VEvangile,  qui  comptait  en  outre  16  pas- 
teurs indigènes  et  qui  avait  un  évêque  à  Tananarive.  Les 
missionnaires  norvégiens,  à  la  même  date,  étaient  au  nombre 
de24,avec  58  auxiliaires  malgaches.  Le  chiffre  total  des  adhérents 
protestants  était  évalué  à  394.099,  dont  288.834  relevant  de  la 
L.  M.  s.  et  80.000  de  la  Société  norvégienne.  Enfin  les  écoles 
protestantes  comptaient  un  peu  plus  de  125.000  élèves,  dont 
74.796  formés  par  la  l.  m.  s.  et  37.241  par  les  Norvégiens.  ^ 
Ajoutons  que  depuis  l'année  1869,  où  la  reine  Ranavalo  II  a 
reçu  le  baptême  de  la  main  des  missionnaires  de  Londres,  le 
protestantisme  est  la  religion  des  classes  dirigeantes  de  l'ile. 

Les  auteurs  du  factum  protestant  et  leur  écho  dans  la  Revue 
bleue  affirment  que  ce  sont  les  Jésuites  qui  ont  «  fabriqué  », 
comme  une  machine  de  guerre  contre  leurs  concurrents  à  Mada- 
gascar, la  formule  :  «  Qui  dit  Français  dit  catholique  ;  qui  dit 
protestant  dit  Anglais.  »  La' vérité,  manifeste  pour  quiconque  a 
étudié  l'histoire  de  Madagascar  dans  ce  siècle,  c'est  que  les 
Anglais,  et  spécialement  les  missionnaires  anglais,  ont  été  les 
inspirateurs  de  toutes  les  insultes  aux  droits  de  la  France  dans 
la  grande  île,  depuis  plus  de  cinquante  ans  ~.  Il  est  également 
avéré  que  ces  missionnaires  et  les  élèves  formés  par  eux  ont 
fomenté  chez  les  Hovas  la  résistance  à  la  dernière  action  de  la 
France,  tant  que  celle-ci  leur  a  paru  pouvoir  être  arrêtée  d'une 
manière  quelconque.  Mais  quand  ils  ont  vu  la  conquête  faite  et 
la  résolution  bien  arrêtée  de  la  France  de  garder  Madagascar  et 
de  n'y  plus  tolérer  aucune  influence  contraire  à  son  autorité,  il  a 
bien  fallu  changer  de  système.  Tout  à  coup  donc  les  missionnaires 
anglais  ont  affecté  un  véritable  zèle  pour  l'enseignement  du 
français  dans  leurs   écoles.   Ils   ont  fait   plus  :    ils  ont  offert  à  la 

1.  Tous  ces  chiffres  sont  tirés  du  Rapport  de  la  Société  des  Missions 
Évangéliques  de  Paris.  Annexe  n°  1. 

2.  Voir  dans  les  Études  d'octobre  1894,  La  Question  de  Madagascar, 
par  le  P.  Piolet. 


A  MADAGASCAR  89 

Société  des  Missions  protestantes  franç.iises  leurs  écoles  primaires 
de  l'Emirne,  au  nombre  d'environ  800  et  comptant  de  30.000  à 
40.000  élèves. 

La  Société  française  a  accepté.  Quelles  ont  été  les  conditions 
de  la  cession  ?  Nous  ne  savons  ;  mais  il  n'est  pas  à  croire  que  la 
transaction  ait  été  un  don  purement  gracieux,  du  côté  des  mis- 
sionnaires anglais.  S'ils  ont  sacrifié  quelque  chose,  c'est  apparem- 
ment pour  mieux  conserver  ce  qu'ils  se  réservent  et  qu'ils  crai- 
gnent de  perdre  :  il  est  à  remarquer,  en  effet,  que  la  cession  ne 
comprend  pas  leurs  écoles  en  dehors  de  la  province  centrale 
(presque  la  moitié  du  total),  ni  leurs  institutions  d'enseignement 
secondaire  ou  supérieure,  à  Tananarive,  ni  surtout  les  nombreux 
établissements  religieux  qu'ils  possèdent  dans  toutes  les  provin- 
ces ;  enfin,  dans  les  écoles  mêmes  qu'ils  cèdent,  ils  garderont 
une  influence  prépondérante,  tous  les  maîtres  ayant  été  formés 
par  eux  et  la  Société  protestante  française  n'ayant  encore  aucun 
personnel  à  elle,  préparé  pour  sa  tâche. 

Mais  une  des  fins  certainement  visées  par  les  pasteurs  anglais,  «M 
peut-être  la  principale,  c'a  été  d'intéresser  leurs  collègues  fran- 
çais à  la  guerre  qu'ils  ont  toujours  faite  aux  missionnaires  catho- 
liques, et  qui  devient  de  plus- en  plus  pour  eux  une  affaire 
capitale. 

Jusqu'à  la  conquête,  leur  influence  sur  les  classes  dirigeantes 
à  Madagascar,  influence  dont  ils  ne  craignaient  pas  d'user  et  d'à 
buser,  leur  donnait  un  avantage  immense  sur  leurs  rivaux.  Leur 
religion  étant  celle  de  la  reine,  de  l'aristocratie  et  des  fonction- 
naires, la  fréquentation  de  leurs  écoles  était  presque  forcée  pour 
la  plus  grande  partie  de  la  population.  Et  pour  assurer  ii  tout 
jamais  leur  prcpotence,  ils  avaient  fuit  insérer  dans  le  code  mal- 
gache une  loi,  la  296*,  interdisant  u  tout  élève  inscrit  dans  une 
école  de  passer  dans  une  autre,  sous  peine  d'amende  pour  lui  et 
pour  le  professeur  qui  le  recevrait.  Il  faut  savoir  d'ailleurs  que 
l'inscription  dans  une  école  quelconque  était  obligatoire  et 
comme  elle  se  faisait  par  les  soins  des  autorités,  en  général 
toutes  dévouées  aux  prédicants,  c'était  tout  un  système  de  pres- 
sions organisées  qu'avaient  n  vaincre  ceux  qui  osaient  préférer 
les  écoles  non  ofllcielles.  Mais,  a  mesure  que  les  Malgaches  se 
sont  sentis  libres  -~  ce  qui  n'a  guère  commencé   qu'avec  l'ar- 


90  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

rivée  du  général  Gallieni  —  les  écoles  anglaises  ont  été  déser- 
tées en  grande  partie  pour  les  écoles  françaises  catholiques.  C'est 
ainsi  que  les  Jésuites  ont  vu,  en  quelques  mois,  le  chiffre  de 
leurs  écoliers  monter  de  25.000  à  85.000,  et  il  leur  serait  facile 
d'augmenter  beaucoup  ce  nombre,  s'ils  disposaient  de  ressources 
matérielles  plus    considérables. 

Aucune  intimidation,  aucune  pression  de  qui  que  ce  soit  n'a 
été  nécessaire  pour  cela.  Les  Malgaches  ont  tout  intérêt  dans 
les  circonstances  présentes  à  se  montrer,  à  s'afficher  français  ; 
ils  ont  pensé  qu'il  serait  utile,  à  cet  effet,  de  s'éloigner  des 
À:i"lrr's  et   des  Noi'cémens   et  d'aller  aux  Français.  On  leur  dit 

oc  ■> 

que  désorma  s  ils  devront  apprendre  le  français  :  ils  vont  aux 
écoles  dirigées  par  des  Français.  Il  est  vrai  que  les  écoles 
anglaises  et  norvégiennes  ont  ouvert  et  ouvriront  des  cours 
de  français  ;  il  le  fallait  bien  :  mais,  encore  une  fois,  comment 
s'étonner  que  le  Malgache  préfère  l'école  des  Français  ? 

Nul  besoin  donc  de  chercher  dans  des  agissements  déloyaux 
la  raison  des  gains  faits  par  les  écoles  des  Jésuites  aux  dépens 
des  autres.  Mais  on  conçoit  le  dépit  des  pasteurs  devant  cette 
débandade  de  leurs  ouailles. 

C'est  pourquoi  nos  pasteurs  français  sont  partis  en  guerre 
contre  les  Jésuites  de  Madagascar.  Il  leur  faut  à  tout  prix  arrêter, 
paralyser  la  concurrence,  qui  menace  de  leur  enlever  à  bref  délai 
l'héritage  qu'ils  ont  à  peine  commencé  de  recueillir.  Voilà  ce 
qu'il  y  a  sous  les  grands  mots  de  «  liberté  religieuse  en  péril  », 
et  au  fond  des  doléances  sur  les  prétendues  persécutions  que 
les  protestants  de  Madagascar  ont  à  souffrir  de  la  part  des 
Jésuites. 

Personne,  parmi  ceux  qui  sont  un  peu  au  courant  des  affaires 
de  ce  pays-là,  ne  s'y  est  trompé.  Pour  preuve  on  n'a  qu'à  lire  le 
Temps,  dont  on  connaît  les  attaches  avec  les  sommités  protes- 
tantes et  qui  n'est  certes  pas  suspect  de  tendresse  pour  les  Jé- 
suites. Voici  en  quels  termes  il  fait  allusion  au  factum  des 
pasteurs   : 

On  sait  les  complications  et  les  conflits  de  toute  nature  qu'ont  susci- 
tés les  rivalités  confessionnelles  sur  cette  terre  africaine  évangélisée 
par  diverses  sociétés  de  missions.  Nous  ne  pouvons  nous  faire  ici  juges 
de  toutes  les  plaintes  formulées.  Personne  ne  met  en  doute  les  loyales 
intentions  ni  l'esprit  libéral  du  général  Gallieni.  Les  missionnaires  pro- 


A  MADAGASCAR  91 

testants  sont  les  premiers  à  lui  rendre  hommage.  Le  protest?nlisme  élait 
la  religion  de  la  cour,  presque  une  religion  d'État.  Rien  détonnant 
que  les  missionnaires  catholiques  aient  tout  fait  pour  dépouiller  leurs 
rivaux  de  ce  privilège,  et  que  ceux-ci  aient  lutté,  d'autre  part,  pour  en 
sauvegarder  au  moins  l'apparence.  On  peut  donc  bien  reconnaître  qu'il 
y  a  eu  dans  la  lutte,  comme  dans  toutes  les  luttes  religieuses,  des  torts 
réciproques. 

On  ne  peut  attendre  du  Temps  qu'il  donne  tous  les  torts  aux 
protestants,  même  anglais  ;  mais,  à  travers  les  circonlocutions 
qu'il  emploie  pour  les  ménager,  on  voit  cependant  clairement  sa 
pensée,  à  savoir  que  les  pasteurs  protestants  défendent  contre 
leurs  rivaux,  non  la  liberté  religieuse,  mais  leurs  «  pri••il^ges  », 
la  possession  où  ils  étaient  jusqu'à  présent  de  faire  régner  le 
protestantisme  cfimrae  «  religion  d'Ktat  »  à  Madagascar. 

Pour  |>iiMiM  I  i|tie  la  campagne  des  pasteurs  n*a  pas  d  iiiihr 
justification,  nous  n'avons  pas  plus  besoin  que  le  Temps  d'exa- 
miner en  détail  les  «  plaintes  »  qu'ils  ont  formulées  contre  les 
missionnaires  Jésuites.  L'invraisemblance  de  ces  accusations  dans 
leur  ensemble  est  trop  évidente.  Quel  homme  de  sang-froid  peut 
croire  que  «  les  Jésuites  ont  entrepris  l'extirpation  systématique 
et  violente  du  protestantisme  »  de  l'Ile  ?  De  quelle  force  dispo- 
sent-ils donc  pour  cela  ?  Veut-on  dire  que  la  République  met  à 
leur  service  ses  soldats  et  ses  fonctionnaires  pour  ces  nouvelles 
dragonnades  ?  On  n*ose  émettre  cette  absurdité  ;  à  peine  on 
insinue  que  quel(|ue8  représentants  subalternes  de  l'autorité  se 
sont  faits  les  exécuteurs  des  projets  des  Jésuites  ;  on  écrit  que 
les  violences  commises  contre  la  liberté  religieuse  des  Malgaches 
ont  été  perpétrées  «  ti  Tinsu  du  général  Gallieni,  n  qui  s'est 
toujours  empressé  de  mettre  ordre  aux  abus  qui  lui  ont  été 
signalés.  Comment  donc  les  Jésuites,  même  s'il»  en  avaient  les 
moyens,  pourraient-ils  se  livrer  contre  les  protestants  ii  une  per- 
sécution systématique  et  générale,  sans  que  le  dépositaire  du  pou- 
voir civil  en  fût  infctrmé  et  sans  s'attirer  une  sév«"T««  r«''prcs- 
sion  ? 

Nous  ne  prétendons  pas,  au  rest»-,  qiw,  (Lins  celle  nouvelle 
phase  d'une  lutte  déjà  si  ancienne,  et  aujourd'hui  peut-être  plus 
aigOe  que  jamais,  entre  le  protestantisme  et  le    catholicisme  à 


92  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

Madagascar,  il  n'y  ait  aucun  tort  du  côté  des  catholiques.  Si  ceux- 
ci,  après  avoir  eu  tant  à  souffrir  des  sectateurs  et  des  prêcheurs 
de  la  religion  «  anglaise,  »  avaient  profité  de  leur  liberté  toute 
récente  pour  exercer  quelques  représailles,  il  n'y  aurait  là  rien 
de  bien  étonnant.  Toutefois,  avant  d'admettre  que  cela  en  effet  a 
eu  lieu,  il  faut  d'autres  preuves  que  les  racontars  recueillis  par 
MM.  Lauga  et  Kruger,  et  qui  ne  reposent  en  dernière  analyse 
que  sur  des  témoignages  malgaches,  traduits  à  ces  Messieurs  par 
les  missionnaires  protestants. 

Il  suffit  de  lire  quelques-uns  de  ces  témoignages,  pour  voir 
combien  le  tout  a  besoin  d'être  contrôlé.  Voici,  par  exemple,  ce 
qu'écrit  le  pasteur  indigène  Rajoela: 

Le  «  Père  »  nous  occasionne  en  ce  moment  beaucoup  de  difficultés.  Il 
répète  à  tout  le  monde  que  le  résident  Alby  a  été  chassé  d'Antsirabé  et 
mis  aux  fers  parce  qu'il  était  favorable  aux  protestants  et  que  le  pas- 
teur Lauga,  qui  nous  a  dit  que  la  France  nous  laissait  libres  de  rester 
protestants  pourvu  que  nous  restions  soumis  aux  lois  de  la  Répu- 
blique, a  été  envoyé  à  Paris  où  il  sera  décapité,  que  le  général  Gallieni 
et  l'évêque  doivent  à  l'avenir  gouverner  ensemble,  avec  les  mêmes  pou- 
voirs, etc.  ^. 

Et  un  pasteur  norvégien  écrit  de  Betafo  : 

La  population  est  terrifiée  par  le  P.  Félix.  Un  jour,  il  leur  dit,  et 
cela  publiquement,  que,  s'ils  ne  se  joignent  pas  à  son  église,  ils  seront 
fusillés  ;  un  autre  jour,  que  la  prison  et  les  fers,  ainsi  que  la  confisca- 
tion de  leurs  biens,  attendent  tous  ceux  qui  ne  se  feront  pas  catholiques'. 

On  a  beau  être  compatriote  d'Ibsen  (M.  Allier  essaie  en  effet 
de  faire  servir  le  nom  d'Ibsen  à  rendre  sympathiques  les  mis- 
sionnaires luthériens  de  Madagascar),  on  ne  fera  pas  croire  îi  des 
Français  que  nos  missionnaires  recourent  à  ces  manœuvres  encore 
plus  ridicules  que  violentes. 

En  attendant  que  les  accusés  aient  pu  faire  parvenir  en  France 
leur  version  des  faits  allégués,  il  ne  sera  pas  inutile  de  rappeler 
d'autres  incidents  un  peu  plus  anciens,  pour  mettre  dans  un  plus 
grand  jour  le  caractère  des  apôtres  du  protestantisme  h  Madagas- 

1.  Eevue  bleue,  p.  327. 

2.  Même  Revue,  p.  326. 


A  MADAGASCAR  93 

car  et  achever  d'éclairer  toute  la  situation.  Négligeant  une  quan- 
tité de  faits  typiques,  que  nous  offriraient  les  années  antérieures, 
nous  ne  remonterons  pas  plus  haut  que  Tannée  dernière.  On  va 
voir  ce  que  le  protestantisme  pouvait  encore  oser,  après  l'occupa- 
tion française,  sous  le  gouvernement  débonnaire  de  M.  Laroche. 
Voici  donc  quelques  extraits  d'une  lettre  de  Mgr  Cazet,  écrite  de 
Tananarive,  le  16  juin  1806,  et  qu'on  ne  peut  par  conséquent 
supposer  rédigée  en  vue  de  répondre  au  factum  protestant,  bien 
qu'elle  le  réfute  parfaitement,  à  l'avance. 

Aujourd'hui  je  vous  parlerai  des  difficultés  que  les  protestants  anglais 
et  norvégiens  ont  suscitées  aux  catholiques  depuis  l'occupation  de 
Madagascar  par  la  France.  Elles  ne  vous  étonneront  pas, mais  elles  vous 
feront  voir  à  quels  moyens  ils  osent  recourir  pour  entraver  nos  oeuvres 
et  l'influence  française. 

Une  des  armes  les  plus  puissantes  dont  les  protestants  se  servirent 
longtemps,  ce  fut  la  loi  296*,  qui  défendait  à  tout  élève  inscrit  dans  une 
école  de  passer  dans  une  autre,  sous  peine  d'amende  pour  lui  et  pour 
le  professeur  qui  le  reçoit.  Tout  le  monde  savait  et  voyait  pratiquement 
que  cela  voulait  dire  que  tout  élève  inscrit  chez  les  protestants  ne  pou- 
vait pas  venir  chez  les  catholiques  :  c'est  le  but  que  s'étaient  proposé  les 
Anglais  en  faisant  promulguer  cette  loi  en  1881. 

Trois  semaines  après  l'occupation  de  Tananarive  par  les  troupes 
françaises,  le  H.  P.  Bardon  arriva  â  la  capitale  et  pria  le  Générai  en  chef 
d'abroger  cette  fameuse  lot  contre  laquelle  nous  avions  si  souvent  pro- 
testé. Le  Général  lui  répondit:  «  Klle  n'existe  plus;  désormais  il  y  a 
liberté  pour  tous.  •  Malheureusement  ce  n'était  qu'une  parole,  et  quel- 
que sincère  qu'elle  fût  dans  la  bouche  du  brave  général  Durhesne,  clin 
n'avait  rien  d'ofliciel  :  aussi  resta-t-ellc  sans  résultat  dans  la  province 
des  Bcisiléos,  aussi  bien  que  dans  l'Imérina. 

Dans  les  premiers  jours  de  janvier,  on  écrivait  de  Pianarantsoa  : 
«  Les  dificultés  surgissent  tous  les  jours.  Il  est  évident  que  les  Betsiléos 
se  portent  en  masse  vers  nous,  mais  les  Anglais  et  les  Norvégions 
surtout  font  tous  leurs  efforts  pour  arrêter  ce  mouvement.  Ils  procla- 
ment de  nouveau  la  défense  de  changer  d'école  et  disent  des  Français 
tout  le  mal  qu'ils  peuvent.  Ils  ne  se  contentent  pas  de  parler,  mais  ils 
se  livrent  à  des  actes  de  violence.  Quatre  fois  au  moins  leurs  envoyés 
sont  entrés  dans  nos  emplacements,  pour  enlever  de  vive  force  des 
élèves  qui  viennent  librement  étudier  chez  nous.  Dernièrement  du  cûté 
d'Ambohitrandra/.ana,  ils  ont  enfoncé  notre  porte  et  ont  blessé  à  la 
tète  Casimir,  notre  maître  d'école,  et  un  chef  de  la  réunion  catho- 
lique. » 


94  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

Quelques  jours  après,  un  autre  missionnaire  m'écrivait  :  «  Les  dix 
à  douze  attentats  déjà  commis,  soit  contre  nos  maîtres  d'école,  soit  contre 
le  P.  Delmont,  sont  tous  restés  impunis.  Depuis,  une  bande  d'une 
quarantaine  d'élèves  des  Anglais  a  parcouru  la  campagne  d'Ambohiba- 
rahena,  garrottant  les  élèves,  frappant  le  maître  d'école  catholique, 
etc.  Nous  avons  porté  plainte  au  Gourerneur  hova  ;  mais  il  ne  bouge 
pas.   » 

Des  Betsiléos,  passons  à  Betafo,  chef-lieu  d'une  province  dont  on 
vient  d'augmenter  l'importance  ;  on  y  a  placé  un  Résident  français  et 
un  Gouverneur  général  malgache,  dont  la  juridiction  s'étend  sur  plu- 
sieurs petites  provinces.  Quand,  après  l'expédition,  le  P.  Félix  alla  re- 
prendre possession  de  ce  poste  central,  duquel  dépendent  environ 
soixante  autres  postes,  les  luthériens  de  Norvège  recommencèrent  leur 
persécution  avec  plus  d'audace  que  jamais.  Les  deux  faits  suivants  suf- 
firont pour  bien  faire  connaître  les  apôtres  du  pur  Evangile  à  Mada- 
gascar. 

Dans  un  village  appelé  Ankabahova,  notre  professeur  faisait  la  classe 
à  ses  élèves  dans  la  chapelle  catholique;  tout-à-coup  une  foule  de  gros 
gaillards  luthériens  envahissent  la  chapelle  pour  saisir  un  ou  deux 
de  leurs  élèves  passés  chez  nous,  et  ils  les  frappent  brutalement;  les 
nôtres  se  défendent;  on  sort  de  la  chapelle.  Bientôt  le  combat  recom- 
mence de  plus  belle  dans  la  rue.  Informé  par  plusieurs  témoins  oculai- 
res, le  P.  Félix  s'empresse  de  m'écrire  les  détails  de  cette  attaque. 
J'envoie  sa  lettre  au  Résident  général  et  celui-ci  fait  partir  pour  Betafo 
un  fonctionnaire,  chargé  d'examiner  l'affaire.  Ce  fonctionnaire  se  rend 
à  Ankabahaba,  où  il  avait  convoqué  les  deux  partis.  Nos  élèves  racontent 
simplement  comment  les  choses  s'étaient  passées;  ils  répondent,  sans 
se  contredire,  aux  questions  inattendues  qui  leur  sont  posées.  De  leur 
côté  les  ennemis,  fidèles  au  mot  d'ordre  reçu,  nient  tout;  ils  ne  sont 
pas  entrés  dans  la  chapelle,  ils  n'ont  frappé  personne,  il  n'ont  pas  engagé 
de  lutte  dans  la  rue;  tout  le  monde  sans  doute  a  été  témoin,  n'importe: 
tout  le  monde  ment  ;  eux  seuls  disent  vrai  !  On  les  troit  et  on  les  ren- 
voie impunis  ! 

Cette  impunité  fut  un  vrai  triomphe  pour  l'hérésie.  «  Hier,  dimanche, 
15  mars,  écrit  le  P.  Félix,  six  postes  luthériens  étaient  réunis  a  Man- 
dritsara  pour  se  réjouir  de  l'heureuse  issue  de  leur  mauvaise  affaire. 
Pourquoi  ce  grand  jour  de  réjouissance  ?  C'est  parce  qu'ils  avaient 
échappé  à  une  condamnation  tellement  méritée,  qu'ils  n'avaient  aucun 
espoir  de  l'éviter.  » 

Trois  jours  après  cette  manifestation  victorieuse,  le  Père  Félix  m'en- 
voyait le  récit  d'un  nouvel  exploit.  Voici  sa  lettre  du  18  mars  :  «  Hier 
matin,  un  nommé  Rainivonialimanga  allait  à  Ambohibary  pour  affaires, 


A  MADAGASCAR  95 

et  il  conduisait  avec  lui  son  fils  Kotovao,  enfant  âgé  de  dix  à  onze  ans, 
notre  élève,  qui  se  rendait  en  classe.  En  chemin,  il  est  accosté  par 
Ravoiiirnbahatra,  pasteur  luthérien.  «  Pourquoi,  lui  demande  celui- 
ci,  ton  fils  n*étudie-t-ils  pas  chez  nous  ?  —  Mon  fils  est  élève  chez 
les  catholiques.  —  Je  veux  qu'il  étudie  chez  nous.  —  Je  t"ai  dit 
que  mon  fils  est  élève  chez  les  catholiques  ;  il  y  restera.  Avant  de 
venir  dans  ce  pays,  nous  étions  à  Vinaninkarena,  et  nous  nous  réuni»- 
sions  chez  les  catholiques.  Depuis  notre  arrivée  ici,  il  y  a  plu.sieurs 
années,  nous  avons  toujours  été  avec  les  Pères  ;  nous  ne  sommes  pas  en- 
trés, même  une  seule  fois,  dans  ton  temple,  et  mon  enfant  n'est  jamais  allé 
dans  ta  classe  ;  nous  ne  voulons  pas  changer.  »  Alors  Ravonimbahatra 
furieux  se  jette  sur  ce  pauvre  homme,  et  l'assomme  à  coups  de  poings. 
A  la  fin  il  prend  un  bâton  et  en  assène  un  coup  violent  au-dessus  de 
l'œil,  où  il  lui  fait  une  blessure  que  j'ai  vue  moi-même.  Sur  ce,  il  prend 
l'enfant  et  l'emmène  de  force  chez  lui.  —  La  terreur,  inspirée  par  les 
luthériens  dans  tout  le  pays  et  surtout  dans  cette  contrée  par  ce  faux 
pasteur,  est  telle  que  notre  homme  n'a  pas  osé  résister.  Ce  matin,  six 
ou  sept  personnes  m'ont  raconté  celte  histoire.  J'ai  adressé  une  plainte 
&  Rabanona,  gouverneur  d'Antsirabc  dont  dépend  Uempona.  Mais  quoi 
que  fasse  ce  gouverneur,  qui  sera  sûrement  un  peu  enjbarrassé,  je 
veux,  dès  à  présent  vous  faire  conn.iii?-»-  ii^  f.iii  .ifin  (jur  von-i  |iiiiv^i./ 
en  suivre  les  diverses  phases*.   » 

J'aurais  bien  des  détails  à  vous  doitiifr  sur  le  district  d'Anilxi^itia  , 
vous  y  verriez  la  môme  audace,  la  même  mauvaise  foi  chez  les  proles- 
tants, la  même  mauvaise  volonté  chez  les  officiers  hovas,  pour  terminer 
les  affaires  conformément  à  la  justice  ;  mais  ces  détails  ni'amènrraient 
trop  loin  ;  je  me  b»)rne  donc  à  v«»us  citer  une  lettre  du  P.  Fal>re  :  «-Ile 
se  passe  de  tout  commentaire. 

«  Anihoaitra,  {"avril.  —  Je  crois  vous  avoir  dit  que  le  (Jouvi-nieur 
avait  fait  des  avances  ptjur  renouer  nos  bons  rapports,  promettant  de 
traiter  sur  le  même  pied  catholiques  et  pniteslants.  J'avais  accepté  avec 
joie  ce  rapprochement...  Pendant  une  semaine,  <m  m'accabla  d'égards  et 
de  démonstrations  d'amitié.  Tout  cela  n'était  que  de  l'eau  bénite  de  cour 
et  n'avait  pour  but  que  de  cacher  tous  les  embarras  que  les  protestants 
su.scitaient  sous  main,  et  ce  qu'ils  faisaient  pour  décourager  et  efTraycr 
en  public  nos  maîtres  d'école  et  nos  adhérents.  L'inscription  des  élèves 
se  faisait  pendant  que  notre  amitié  semblait  la  plus  sincère.  Mais  ils 
avaient  eu  soin  auparavant  de  faire  circuler  le  bruit  que  les  Français 
conduisaient  en  France  tous  leurs  élèves  et  leurs  adhérents,  que  la  guerre 
éclaterait  entre  Français  et  Anglais,  et  que  ces  derniers  seraient  à  la  fin 

1.  Après  bien  des  h<5Ritalionii,  le  gouvcmear  s'eM  enfin  décide  à  punir  K- 
coupable. 


96  LA  LIBERTÉ  RELIGIEUSE 

maîtres  de  Madagascar.  Ce  bruitapresque  vidé  nos  deux  écoles  d'Imady. 

«  Un  Malgache,  nommé  Andriantsilaozana,  très  ardent  à  donner  corps 
à  ces  bruits  mensongers,  s'était  faitprendre  ;  j'avais  trois  témoins.  Cette 
affaire  fournit  l'occasion  de  mettre  en  pleine  lumière  l'hostilité  du  gou- 
verneur, de  Ratsimba,  10*  honneur,  et  de  Ranaivo,  10*  honneur.  »  Le 
Père  raconte  ensuite  comment  il  lui  a  été  impossible  d'obtenir  la  moin- 
dre satisfaction. 

«  Voici,  continue-t-il,  ce  qu'une  demoiselle  anglaise,  maîtresse  d'école 
à  Ambositra,  a  dit,  en  plein  temple,  dans  son  prêche  du  dimanche  15 
mars,  et  cela,  en  présence  du  gouverneur  et  des  officiers  hovas  :  a  Main- 
tenant la  Reine  donne  pleine  liberté  ;  chacun  peut  passer  où  il  veut,  soit 
les  adhérents,  soit  les  élèves.  Cependant  examinez  par  ses  œuvres  quelle 
est  la  vraie  religion.  Nous  sommes  venus  ici,  nous  Anglais,  après  avoir 
fait  avec  vous,  Malgaches,  un  traité  d'amitié  :  nous  ne  l'avons  pas  violé. 
Les  Français  sont  venus  aussi,  et  deux  fois  ils  ont  rompu  leur  traité,  et 
à  la  fin  le  pays  est  tombé  en  leur  pouvoir  ;  par  conséquent  pensez-y  !  » 
A  ces  mots,  tous  les  Malgaches  s'écrièrent  d'une  seule  voix  :  «  C'est 
vrai  !  »  J'atteste  l'authencité  de  ces  paroles.  » 

Dans  la  province  de  l'Imérina  du  moins,  en  présence  des  autorités 
française  et  malgache,  avons-nous  trouvé  plus  de  liberté,  plus  de  bonne 
foi,  plus  de  tranquillité  ?  Pas  toujours,  pas  partout,  tant  s'en  faut,  et 
l'exécution  de  la  fameuse  loi,  qui  défendait  à  tout  élève  inscrit  dans  une 
école  d'étudier  dans  une  autre,  était  urgée  avec  une  rigueur  qu'elle  ne 
comportait  pas,  Ainsi,  pour  ne  citer  qu'un  fait,  le  9  mars,  on  nous  écri- 
vait que  dans  un  village,  assez  près  de  la  capitale,  le  gouverneur  empê- 
chait les  grandes  personnes,  aussi  bien  que  les  élèves,  de  passer  chez 
les  catholiques.  «  N'embrassez  pas,  disait-il  à  ses  administrés,  une 
religion  qui  n'est  pas  celle  de  la  Reine  :  ce  serait  une  honte  pour  nous 
tous,  et  ne  laissez  pas  vos  enfants  passer  chez  les  catholiques.  Du  reste 
quiconque  passera  chez  eux,  sera  condamné  à  une  amende  de  trois  bœufs 
et  de  trois  piastres  (quinze  francs).  »  Les  Malgaches,  crédules  et  timides 
à  l'excès,  sont  effrayés  par  un  pareil  langage,  surtout  quand  il  est  tenu 
par  l'autorité  militaire  ou  administrative. 

Ces  choses  se  passaient,  en  partie,  au  moment  même  où  les 
deux  pasteurs  français  faisaient  leur  enquête  à  Madagascar. 
S'ils  avaient  bien  regardé,  ils  auraient  donc  vu  que  la  liberté  reli- 
gieuse des  Malgaches  avait  d'autres  ennemis  plussérieux  que  les 
Jésuites. 

Malgré  l'appui  que  la  campagne  protestante  trouve  dans  cer- 
tains préjugés  et  même  dans  les  passions  politiques,  nous  osons 
espérer  qu'elle  avortera.  Les  esprits  honnêtes  y  démêleront  sans 


A  MADAGASCAR  97 

peine  une  inspiration  anti-patriotique  et  anti-française.  Que  la 
Société  des  Missions  Evangéliques  ait  des  intentions  pures,  nous 
ne  voulons  pas  le  nier  ;  qu'elle  s'efforce  de  fonder  h  Madagascar 
un  protestantisme  français,  nous  ne  demandons  pas  qu'on  l'en 
empêche.  Ce  qui  n'est  pas  admissible,  ce  que  le  Parlement 
lui-môme  ne  souffrira  pas,  nous  aimons  encore  à  le  penser, 
c'est  qu'elle  couvre  de  son  nom  et  du  pavillon  français  des  entre- 
prises de  prosélytisme  dirigées  contre  la  France  autant  que  contre 
le  catholicisme  ;  c'est  qu'elle  cherche  à  ruiner  par  la  calomnie 
une  œuvre  qui,  depuis  trente-cinq  ans,  a  fait  honorer,  aimer  le 
nom  de  la  France  à  Madagascar  ;  une  œuvre  qui  nous  a  donné  les 
amis  les  plus  solides,  pour  ne  pas  dire  les  seuls  amis  que  nous 
possédions  en  ce  pays  ;  enfin,  une  œuvre  qui,  par  les  services 
rendus  dans  un  passé  difficile,  a  prouvé  abondamment  qu'elle 
peut  encore  en  rendre  de  plus  grands  dans  Pavcnir  nouveau  qui 
s'ouvre  pour  notre  belle  colonie. 

« 

J.   BRLCKER.  S.  J. 


1.  Cet  article  était  déjà  souh  preHnc  quand  le  courrier  de  Madagascar  nous 
a  apporté  un  document  qui  en  conGrine  pleinement  les  conclusion».  Nos 
lecteurs  le  trouveront  dans  les  •  Événements  de  la  Quinzaine  •  i  \»  date  du 
25  Mars. 


vxxf  -: 


HERMIAS 


FANTAISIE 


I 


Hermias  vivait  seul  clans  sa  froide  mansarde  avec  ses  livres  et 
son  chat.  C'était  un  petit  homme  vieilli  et  courbé  avant  l'âge, 
aux  membres  grêles  et  sans  proportions,  craintif  et  gauche  dans 
son  habit  étriqué  et  râpé.  Cependant  il  n'avait  pas  l'air  rogue  et 
déplaisant  des  cuistres  de  profession.  Derrière  les  lunettes  rondes 
qui  surchargeaient  son  nez,  ses  yeux  doux  et  myopes  brillaient 
souvent  de  jeunesse  et  d'enthousiasme.  Quand,  à  la  lecture  d'un 
auteur  favori,  le  démon  de  la  poésie  s'emparait  de  lui,  il  redres- 
sait sa  petite  taille,  et,  d'une  main  levant  le  livre  sacré,  de  l'autre 
il  décrivait  des  gestes  harmonieux.  Si  vous  l'aviez  surpris  dans 
cette  attitude,  loin  de  vous  sembler  grotesque,  il  vous  eût  inspiré 
son  délire  et  vous  l'auriez  vénéré,  comme  les  Grecs  d'Homère, 
leurs  aèdes  favoris  des  dieux. 

Hermias  autrefois  avait  été  célèbre.  La  jeunesse  s'était  pressée 
autour  de  sa  chaire  et  toute  une  génération  de  jeunes  littérateurs 
avait  été  par  lui  initiée  aux  mystères  des  vieux  maîtres  si  pleins 
de  substance,  de  sagesse  et  de  poésie.  Mais  ses  disciples  avaient 
grandi,  et  c'était  leur  tour  à  présent  d'attirer  la  jeunesse  par 
l'attrait  de  l'érudition  et  des  nouvelles  méthodes.  Hermias  voyant 
le  public  déserter  sa  chaire,  avait  dû  la  céder  à  un  jeune  imper- 
tinent qui,  je  ne  sais  comment,  avait  su  inspirer  aux  autres,  avec 
le  mépris  des  vieilles  choses,  l'estime  démesurée  qu'il  avait  de 
lui-même. 

Hermias  souffrit  longtemps  de  sa  disgrâce  imméritée.  Son 
cœur  cependant  n'était  pas  aigri.  Il  continuait  paisiblement  son 
existence  pauvre  et  studieuse.  Ses  livres  lui  restaient,  il  n'était 
pas  malheureux.  Mais  un  soir,  dans  le  silence  de  sa  mansarde,  il 
lui  advint  quelque  chose  de  bien  triste  et  que  je  vais  vous  raconter. 


HERMIAS  99 

Il  lisait  une  jeune  revue;  Ctir  il  n'était  pas  exclusif;  il  admettait 
les  idées  nouvelles,  quand  elles  étaient  neuves  et  qu'elles  lui  sem- 
blaient justes,  et  il  ne  refusait  pas  d'admirer  chez  les  poètes  et 
les  romanciers  de  son  temps  les  mêmes  beautés  qui  le  frappaient 
dans  les  vieux  et  chers  auteurs.  Un  article  sur  Racine  le  surprit. 
Le  critique  y  semblait  dire  avec  quelque  suflisance  que  le  vrai 
mérite  du  poète  était  depuis  deux  siècles  inconnu,  et  il  s'offrait 
à  le  révéler  à  ses  lecteurs.  Hermias  se  mit  à  lire  avec  curiosité. 
Il  découvrit,  chemin  faisant,  que  Racine,  contrairement  à  l'opinion 
de  son  ami  La  Fontaine,  n'avait  rien  du  génie  lyrique,  et  que  les 
chœurs  (VAt/ialie  étaient  ce  que  le  poète  avait  écrit  de  plus  faible, 
vers  sans  inspiration,  pauvres,  banals,  digues,  tout  au  plus,  do 
Lefranc  de  Pompignan  et  de»  lyriques  du  siècle  dernier.  Le  vieux 
professeur  modeste  et  naïf  se  sentit  ébranlé  par  le  ton  décisif  de 
l'article.  D'ordinaire,  quand  il  lisait  les  chœurs  de  Racine,  une 
lyre  mystérieuse  répondait  en  lui  aux  vers  du  poète,  il  ne  les 
lisait  pas,  il  les  chantait:  ce  transport  était-il  l'efFet  de  l'habitude 
et  du  préjugé  ? 

Absorbé  dans  cette  pensée,  il  regardait  se  jouer  sur  le  mur 
d'en  face  les  ombres  insaisissables  du  foyer,  quand  il  vit  se  dessiner 
une  ombre  plus  ferme  et  plus  arrêtée,  une  grosse  tête  surmonté  * 
de  deux  oreille»  courtes  et  pointues.  Kn  même  temps,  il  sentit 
deux  pattes  se  poser  silencieusement  sur  ses  épaules  et  un  museau 
humide  et  frais  lui  frotter  la  joue. 

«  Ah  !  c'est  toi,  Puss,  mon  fidèle  ami,  «  dit  Hermias. 

Le  chat  commença  un  ronron  plaintif,  comme  pour  avertir  son 
maître  que  le  feu  mourait  et  que  Puss  avait  froid.  Hermias  se 
leva,  mit  une  bâche  dan»  le  foyer,  attisa  la  flamme  et  fit  jaillir 
des  gerbes  d'étincelles.  O  spectacle  réjouit  Puss,  qui,  le  visage 
illuminé,  vint  s'arrondir  au  coin  du  foyer  en  face  de  son  maître, 
ferma  les  yeux  et  continua  ii  ronronner  harmonieusement.  Et  j(* 
ne  sais  par  <|uel  mystère,  Hermias  comprit  ce  langage. 

M  Ron,  ron, mon  vieux  maître,  tu  comprends,  il  présent,  que  tu 
poursuivais  une  chimère.  Il  est  bien  tard  pour  t'en  apercevoir. 
Pauvre  ami  !  Que  ne  fais-tu  comme  moi?  Dans  ma  folle  jetinesse. 
j'étais  poète  à  ma  manière  et  j'allais  rêver  aux  étoiles,  Je  m*  sais 
quel  démon  m'agitait  et  m'attirait  sur  les  toits,  la  nuit.  Je  miau- 
lais alors  lugubrement  et  je  trouvais  des  charmes  à  ma  chanson, 
comme  tu  en  trouvais  »  tes  vers.  Mes  confrères  venaient  se  joindre 


100  HERMIAS 

à  moi,  et  nous  avons  fait  de  beaux  concerts.  Mais,  un  jour,  à  ma 
toilette  du  matin,  je  m'aperçus  avec  effroi,  en  me  léchant  l'abdo- 
men, que  j'avais  grossi  et  que  je  devenais  un  bon  vieux  matou. 
D'ailleurs  j'avais  des  tiraillements  dans  les  pattes,  et  quand  je 
voulais  grimper,  les  chatons  que  j'avais  vus  naître  me  devançaient 
d'un  bond,  et  j'arrivais  péniblement,  tout  haletant,  longtemps 
après  eux.  Alors,  j'ai  pris  le  parti  de  ne  plus  quitter  le  coin  du 
feu,  et  d'engraisser  là  tout  à  mon  aise,  en  laissant  à  de  plus  jeunes 
de  miauler  à  la  lune  et  de  faire  du  sentiment  sur  les  toits.  Imite- 
moi,  Hermias,  repose-toi;  il  est  temps,  et  abandonne  sans  regret 
les  vaines  chimères.  Rien  n'est  doux  comme  la  chaleur  du  foyer, 
le  sommeil,  et  les  rêves  indécis  et  charmants.  C'est  une  poésie 
encore,  qui  passe  et  s'en  va  et  revient  fidèle  toutes  les  nuits, 
flatter  ma  cervelle  sans  la  fatiguer. 

—  Puss,  mon  ami,  un  chat  vulgaire  ne  parlerait  pas  ainsi. 
Je  soupçonne  quelque  secret  dans  votre  existence. 

—  Que  t'importe,  Hermias,  qui  je  suis,  si  mes  paroles  sont 
sages  ?  Écoute  mes  conseils  et  suis  mon  exemple. 

—  Oh,  Puss,  le  calme  et  le  repos  d'une  vie  bourgeoise  ne 
sont  pas  mon  fait.  La  consolation  de  ma  vieillesse  sera  ce  qui  fut 
le  labeur  constant  de  ma  vie,  l'art  et  le  beau,  la  poésie  et  les 
divins  chefs-d'œuvre,  ne  me  demandez  pas  d'y  renoncer. 

—  Poésie,  chefs-d'œuvre,  l'art  et  le  beau,  balivernes  !  jeux 
de  l'imagination  des  hommes.  Tout  cela  n'a  rien  de  réel.  Je  t'ai 
vu,  Hermias,  au  temps  de  ta  jeunesse,  prolonger  tes  veilles  bien 
avant  dans  la  nuit  au  détriment  de  ton  sommeil  et  de  ta  santé. 
En  proie  à  ce  que  tu  appelais  le  feu  sacré,  tu  voulais  rivaliser 
avec  les  maîtres  et  tu  faisais  des  vers.  Quelle  misère,  mon  pauvre 
ami,  que  de  peines  perdues  pour  étirer  un  vers  ou  le  rétrécir, 
pour  amener  à  la  rime  un  mot  sonore,  ou  tendre,  ou  voilé  !  Vanité, 
te  dis-je,  et  pour  t'en  convaincre,  aie  le  courage  à  présent  de 
relire  tes  propres  œuvres.  » 

Hermias  alla  chercher,  dans  un  coin  de  sa  bibliothèque,  un 
carton  plus  vieux  que  les  autres  et  qu'il  touchait  avec  plus  d'amour. 
C'était  son  œuvre  à  lui,  ses  manuscrits,  son  cours,  ses  articles  et, 
au  milieu,  connues  de  lui  seul  et  d'autant  plus  chéries,  des  impres- 
sions personnelles,  cueillies  au  jour  le  jour  et  fixées  dans  la  for- 
me délicate  d'une  élégie  ou  d'un  sonnet.  Il  le  relut  et,  comme  ses 
impressions  s'étaient  depuis  longtemps  effacées  et   que  son  cœur 


HERMIAS  101 

s'était  refroidi,  le  sentiment  de  ces  pièces  légères  ne  lui  disait 
plus  rien.  Il  ne  retrouvait  que  la  forme,  puérile  et  gauche,  qui  le 
faisait  rougir  de  lui  même  et  de  sa  frivole  ambition.  Il  voulut  un 
instant  déchirer  ses  pauvres  essais;  mais  ému  de  je  ne  sais  quelle 
tendresse,  il  se  retint  et  dit  humblement  : 

«  J'ai  eu  le  tort  de  me  croire  poète,  mais  Dieu  qui  m'a  donné 
le  don  de  goûter  les  beaux  vers  m'a  refusé  celui  d'en  composer 
moi-même.  Et  pourquoi  me  plaindrais-je  ?  la  plus  belle  part 
me  reste,  la  lecture  et  l'admiration  des  grands  chefs-d'œuvre. 
Cela  suffira  sans  doute  à  remplir  mes  vieux  jours  et  à  me  conduire 
jusqu'au  seuil  de  la  mort. 

—  Tu  te  trompes,  llermias,  reprit  le  chat  avec  la  persistance 
cruelle  d'un  mauvais  génie,  tu  es  aussi  poète  que  les  plus  grands, 
car  le  poète  n'est  qu'un  sot  et  son  œuvre  néant.  Tes  vers  valent 
autant  que  ceux  d'Homère,  qui  ne  valaient  rien.  Les  plus  beaux 
poèmes  et  les  plus  admirés  étaient  bons  ii  charmer  une  heure  de 
loisir,  il  fallait  les  brûler  ensuite.  Quelques  pédants  les  ont  con- 
servés et  ont  feint  d'y  découvrir  des  mystères,  et  le  vulgaire  im- 
bécile les  a  crus.  Mais  ce  qui  prouve  que  ces  œuvres  n'ont 
pas  de  valeur  réelle,  c'est  que  leurs  plus  fervents  admirateurs  ne 
sont  pas  d'accord  sur  leurs  mérites.  Les#uns  admirent  sans  réserve 
ce  que  les  autres  condamnent  comme  dépourvu  d'art  et  de 
génie.  Kt  pour  ne  parler  que  des  œuvres  contemporaines,  que 
nous  devons  cependant  mieux  connaître  et  mieux  comprendre, 
trouve-m'en  une  seule  qui  soit  jugée  de  la  même  manière  par  deux 
maîtres  de  la  criti(|ue.  Chacun  suit  son  impression  et  cette  im- 
pression même  est  changeante.  L'homme  est  dégoûté  aujourd'hui 
de  ce  qu'il  aimait  hier  avec  passion.  Il  ne  peut  se  fixer  sur  aucun 
objet  et  son  erreur  est  de  croire  que  l'impression  du  moment  est 
définitive. 

—  O  Puss,  ne  dite»  pas  ce»  chose»,  je  conviens  que  le»  œu- 
vres modernes  s«int  jugées  diversement,  mais  il  en  est  d'autres 
plus  anciennes  et  plus  v^'in'rabh's  fjiif»  t«uit  le  m«tinlf  dans  tous  les 
temps  a  admirées. 

—  Les  chœurs  AWlhaliCf  par  exemple...  ?  Mais  admettons  que 
cela  soit.  Cette  admiration  universelle  est  une  ignorance  univer- 
selle; et  «lans  le  très  petit  nombre  de  ceux  qui  louent  les  chefs- 
d'œuvre,  aucun  ne  les  juge  d'après  les  mêmes  principes  et  n'admire 
les  mêmes  chose».  Si  l'on  faisait  la  somme  de  toutes  les   néga- 


102  HERMIAS 

tions  dans  les  livres  des  critiques  les  plus  sages,  les  plus  conser- 
vateurs des  gloires  passées,  il  ne  resterait  rien,  rien,  te  dis-je, 
d'Homère  et  de  Sophocle.  Hermias,  Hermias,  abandonne  ces 
bagatelles  à  ceux  qui  en  ont  besoin  pour  gagner  leur  vie. 
Approche  du  feu  tes  petites  jambes  engourdies.  La  bonne  et 
douce  chaleur  du  foyer  !  elle  est  réelle  celle-là  et  depuis  que  le 
monde  existe,  tout  le  monde  est  d'accord  sur  les  plaisirs  du  coin 
du  feu.  Puss,  Hermias,  est  plus  sage  que  toi;  désabusé  depuis 
longtemps,  il  s'est  fixé  dans  l'immuable  sagesse,  celle  de  la  satis- 
faction des  sens,  douce  et  modérée.  » 

Le  chat  continuait  son  ronron  tentateur,  mais  Hermias 
absorbé  dans  ses  pensées  ne  l'interrogea  plus.  Il  ne  se  deman- 
dait pas  s'il  était  dupe  d'une  illusion  et  s'il  prêtait  à  l'inoffensif 
animal  des  paroles  imaginaires.  Cette  pensée  du  néant  de  l'art  et 
des  belles-lettres  l'obsédait.  Il  chancelait  comme  un  homme  qui, 
après  une  longue  route  pleine  de  fatigues  et  d'espoir  vers  un  but 
désiré,  arrive  sur  le  bord  d'un  précipice.  Il  voulait  se  retenir  à 
quelque  chose,  sauver  du  naufrage  de  ses  convictions  littéraires 
une  épave,  une  idée,  une  œuvre,  mais  tout  lui  échappait.  11  refai- 
sait avec  plus  de  rigueur  le  compte  des  vérités  esthétiques  univer- 
sellement admises,  et  il  n'en  trouvait  aucune,  aucune.  Les 
systèmes  les  plus  divers,  dont  les  uns  étaient  la  négation  des 
autres,  étaient  soutenus  tour  à  tour,  et  par  les  plus  habiles.  Her- 
mias était  réduit  à  n'en  plus  croire  que  son  propre  goût.  Mais, 
là  encore,  en  s'étudiant,  il  ne  trouvait  qu'incertitude  et  déception. 

«  Combien  de  fois,  lui  soufflait  son  mauvais  génie,  tes  impres- 
sions ont  elles  changé!  As-tu  deux  jours  de  suite  admiré  la  même 
œuvre  et  de  la  même  manière  ?  Tu  n'as  fait  que  voler  de  fleur  en 
fleur,  tour  à  tour  enivré  ou  dégoûté  d'un  nouveau  parfum.  Et  à 
présent  rien  ne  te  dit  plus  rien.  Ton  goût  s'est  émoussé,  ton  cœur 
s'est  desséché  ». 

Et  Hermias  revit  les  jours  de  sa  première  enfance,  quand  dans 
une  vaste  étude,  seul  à  sa  table  et  perdant  le  sentiment  de  tout 
ce  qui  l'entourait,  il  se  redisait  avec  de  vraies  larmes  les  vers  de 
Casimir  Delavisfne  : 

o 
Pour  qui  prcparc-t-on  ces  apprêts  meurtriers,   etc. 
Ah  !  pleure  fille  infortunée  ! 

Combien  de  fois,  depuis,  s'était-il  moqué  de  celte  œuvre  banale 


HERMIAS  103 

et  comme  il  avait  ri  de  son  admiration  naïve  !  Mais  s'il  voulait 
aller  au  fond  des  choses,  ce  goût  de  son  enfance,  sincère  et 
spontané,  était  sans  doute  plus  pur  et  plus  vrai. 

Il  arriva  ainsi  à  cette  conclusion,  qu'il  n'y  avait  rien  de  beau 
dans  les  œuvres  humaines  que  ce  qu'y  mettait  l'imagination  des 
hommes.  Et  cette  imagination  une  fois  flétrie,  la  source  des 
larmes  une  fois  tarie,  tout  était  bien  fini,  l'art  et  le  beau  pouvaient 
bien  exister  pour  d'autres  ;  pour  le  malheureux  désenchanté  ce 
n'était  plus  même  l'ombre  d'un  rêve. 

Ah  !  l'homme  épris  du  beau  et  des  arts,  qui  a  passé  par  ces 
cruels  moments  du  doute,  pourra  seul  comprendre  le  désespoir 
d'ilermias.  C'était  sa  vie,  sa  raison  d'être  qui  s'échappait  et  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  mourir.  11  prit  un  livre  machinalement  et  le 
feuilleta,  puis  le  rejeta,  dégoûté. 

Oh!  belles  années  perdues,  joies  de  la  famille,  douceur,  repos 
sacrifié  a  ce  rêve  fatal  qui  s'évanouissait  ii  présent  et  pour  jamais, 
llermias,  vieux  fou,  relis  maintenant  tes  livres  jaunis,  respire  ii 
plein  nez  leur  vénérable  poussière.  Qu'y  trouves-tu?  néant,  vieux 
contes  qui  ont  bercé  ta  trop  longue  enfance.  I^e  parfum  subtil 
qui  s'en  dégageait,  cette  fraîcheur  d'images  et  cette  tendresse 
c'est  toi  qui  les  y  mettais,  toi,  ton  imagination  toujours  jeune 
malgré  les  ans,  ton  cœur  ridiculement  sensible  à  des  chimères. 
Respectables  héros  !  Adieu,  vieux  manne({uins,  Ajax,  Achille, 
pieux  Knée,  pleureur  éternel,  et  vous  marionnettes  défraîchies, 
Hélène  et  Didon,  Ismène,  Antigone,  adieu,  adieu!  Non,  je  ne  vous 
ouvrirai  plus,  livres  trompeurs.  Je  vous  vendrai  à  mon  bouqui- 
niste au  poids  du  papier,  car  vous  ne  valez  pas  davantage,  adieu, 
adieu,  je  veux  finir  seul  ma  vie  misérable  et  dégoûtée,  seul  près 
de  mon  vieux  chat  plus  sage  que  moi  et  plus  heureux.  C'est  bien 
fait,  puisque  je  l'ai  voulu. 

Et  l'on  dit  qu'il  ces  blasphèmes,  jetés  d'une  voix  saccadée,  un 
frémissement  courut  dans  les  feuilles  jaunies  des  grands  elzévirs 
in-octavo.  Mais,  près  de  ces  graves  pers<»nnages,  un  impertinent  ii 
couverture  jaune,  œuvre  d'un  sceptique  et  d'un  moqueur,  ne  se 
tenait  pas  d'aise  et  répondait  par  un  bruissement  sardonique  au 
murmure  indigné  de  ses  voisins.  llermias  s'était  levé,  et  mainte- 
nant silencieux,  il  se  promenait  à  grands  pas  dans  la  mansarde, 
convulsif  ;  il  ne  savait  que  faire,  rire  ou  pleurer  et  sa  main  crispée 
froissait  le  dernier  nuiiéro  d'une  revue  littéraire. 


104  HERMIAS 

Le  mouvement  le  soulagea.  Peu  à  peu  ses  nerfs  se  calmèrent  ; 
à  une  sorte  de  rage  succédait  une  tristesse  plus  apaisée.  Et  même 
insensiblement  l'âme  du  poète  se  faisait  à  cette  angoisse,  il  trou- 
vait encore  une  poésie  austère  dans  cet  abandon  désespéré  de 
toute  poésie,  et  la  grande  pensée  de  la  vanité  de  toute  chose  finit 
par  bercer  son  cœur  d'une  mélancolie  plutôt  douce. 

La  nuit  était  avancée,  le  vieux  chat  s'était  endormi  près  du 
foyer  et,  chaudement  enroulé  sur  lui-même,  il  ne  laissait  plus 
voir  de  sa  physionomie  de  sage  que  son  museau  rose  et  ses  yeux 
clos.  Ilermias  contempla  un  instant  ce  repos  paisible  et  l'envia.  Il 
ouvrit  la  fenêtre  pour  dire  un  dernier  adieu  aux  étoiles  et  la 
majesté  lumineuse  des  nuits  surprit  encore  une  fois  son  âme. 


II 


Cédant  à  la  fatigue  de  ses  émotions,  Hermias  s'était  endormi; 

une  vision  nouvelle  vint  suspendre  son  regard  et  sa  pensée.  Il  se 

croyait    dans   les  jardins    d  Académus    et    assistait   à  l'entretien 

d'aimables  philosophes  qui  avaient  banni  loin  d'eux  la  contrainte 

et  le  pédantisme.  Hermias  les  connaissait  de  longue  date,   mais 

il  ne  se  mêlait  pas  à  leur  conversation  avec  l'abandon  et  le  plaisir 

d'autrefois.  Le  bruit  harmonieux  de  leurs   paroles    ailées    vibrait 

plutôt  à  son  oreille  avec  la  monotonie    fatigante  d'un  concert  de 

cigales,  quand  l'un  d'eux  se  détachant  du  groupe  et  l'entraînant 

à    l'écart  :    «  Jeune  homme,    dit-il,  qui  es-tu,    et  d'où  viens-tu  ? 

Tu  semblais  triste  tout  à  l'heure,  et  tu  ne  parlais  pas.    L'homme 

dans  sa  vie  mortelle  est  sujet  à  des  maux  nombreux  et  la  volonté 

des  dieux  n'est  pas  qu'il  goûte  toujours  un  bonheur  parfait,  mais 

si  ta    douleur  est  de  celles  qui  peuvent  se   consoler,  montre-la 

moi  sans  défiance,  et  je  tâcherai   de  l'adoucir.    «    Séduit  par    cet 

air   engageant   et    cette     noble    familiarité,    Hermias     reconnut 

Platon. 

«  Je  suis,  dit-il,  Hermias,  je  cultive  les  arts  et  la  poésie,  et 
dans  Paris,  ma  ville  natale,  j'ai  passé  longtemps  pour  un  favori 
des  muses,  mais  j'ai  découvert  que  tout  était  vanité  dans  les 
œuvres  et  les  discours  des  hommes,  que  j'avais  poursuivi  une 
chimère  insaississable,  et  c'est  pour  cela  que  vous  me  voyez  à 
présent  triste  et  découragé. 


HERMIAS  105 

—  Hermias,  les  écrits  des  hommes  sont  vains,  comme  leurs 
discours  et  tu  as  raison  de  ne  pas  t'y  plaire  ;  mais  que  t'a  fait  la 
muse  pour  l'abandonner  aussi  ? 

—  La  muse  qu'est-ce  autre  chose  qu'un  spectre  fugitif,  le  sym- 
bole d'un  idéal  que  les  hommes  poursuivent  sans  l'atteindre  jamais, 
parce  qu'il  n'existe  pas  ?  Un  de  vos  philosophes  qui  avait  pris  la 
figure  d'un  chat  me  l'a  bien  fait  comprendre.  Le  beau,  la  muse 
et  l'idéal,  tout  cela  n'est  qu'un  jeu  de  l'imagination  des  hommes, 
aiguillonnée  par  je  ne  sais  quel  besoin  d'espérance  et  d'illusion. 
Il  n'y  a  de  réel  que  le  bien-Mre  et  la  satisfaction  modérée  des 
sens.  J'ai  connu  cela  trop  tard,  et  il  n'est  plus  temps  aujourd'hui 
de  commencer  une  nouvelle  vie.  » 

Platon  répondit  :  «  L'homme  a  beau  nier,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'il  garde  en  son  âme  le  type  d'une  beauté  merveilleuse;  ce 
type  il  voudrait  le  retrouver  dans  la  nature,  et,  n'y  parvenant  pas, 
il  en  crée  lui-même  d'imparfaites  images,  dont  ni  lui,  ni  les  autres 
ne  peuvent  être  satisfaits  pleinement;  car  si  les  artistes  excellent 
à  manier  le  ciseau,  le  pinceau  ou  la  plume,  leur  {'«me...  que 
dis-je...  l'âme  du  plus  humble  et  du  plus  ignorant  des  hommes, 
cache  une  poésie  plus  belle  que  tous  les  chefs-d'œuvre.  Ne 
t'ét()nne  donc  pas  de  voir  ces  chefs-d'œuvre  appréciés  diversement 
et  de  ne  pouvoir  toi-même  te  fixor  »  aiu-nn  objet  liM-restre.  Ton 
idéal  n'est  pas  de  ce  monde. 

—  ()  divin  Platon,  je  ne  connais  pas  de  chant  plus  harmonieux 
que  vos  paroles  familières,  mais  je  crains  que  votre  voix  ne  soit 
comme  celle  des  sirènes,  séductrice  et  trompeuse.  Car  enfin  ce 
type  merveilleux  que  nous  portons  en  nous-mêmes  et  que  nous 
ne  pouvons  ni  trouver  dans  la  nature,  ni  réaliser  par  les  moyens 
de  l'art,  rien  ne  me  dit  encore  que  ce  n'est  pas  le  jeu  de  notre 
imagination  vagabonde. 

—  Ilermias,  ne  calomnie  pas  ta  nature  et  celui  qui  l'a  créée;  ce 
type  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  mais  mon  cœur  me  dit  cepen- 
dant (|u'il  existe,  et  qu'il  est  plus  réel  que  toutes  les  apparences 
de  ce  monde  terrestre.  Ici-bas  nous  ne  voyons  que  des  ombres, 
mais  la  recherche  du  beau  véritable  n'en  est  pas  moins  la  seule 
occupation  digne  de  l'homme.  Que  des  beautés  corporelles  il 
s'élève  de  degré  en  degré  à  la  beauté  des  vertus  humaines,  puis 
à  celle  des  grandes  vérités.  Peut-être  lui  sera-t-il  donné,  en 
récompense  de  ses  efforts,  do^contempler  un  jour  la  beauté  réelle 


106  HERMIAS 

et  infinie,  le  beau  immatériel,  éternel,  immuable,  source  de 
toute  beauté  humaine  et  terrestre...  Oh!  bienheureux  l'homme 
qui  pourra  jouir  de  ce  spectacle,  bienheureux  et  vraiment  digne 
d'être  immortel. 

—  Mais  vous,  ô  Platon,  cette  beauté  infinie  l'avez-vous  trou- 
vée à  la  fin  de  votre  carrière  ?  » 

Le  front  du  philosophe  s'assombrit  et  il  demeura  pensif.  Puis 
il  reprit  avec  tristesse  :  «  Nos  dieux  ne  l'ont  pas  voulu,  car  nos 
dieux  étaient  cruels  et  sourds.  Mais  pourquoi  me  demandes-tu 
cela,  Hermias  ?  Un  des  premiers  docteurs  de  la  foi  chrétienne 
n'a-t-il  pas  dit  que  le  Verbe  incréé,  fils  de  Dieu  et  Dieu  lui-même, 
avait  revêtu  une  forme  humaine  pour  se  mêler  aux  hommes  et 
converser  avec  eux.  C'est  lui,  sans  doute,  le  Beau  suprême.  Mais 
hélas  !  il  ne  m'a  pas  été  donné  de  le  voir  et  de  le  contempler.  » 
Et  la  vision  s'évanouit  avec  un  gémissement. 

Hermias  se  réveilla  comme  à  une  vie  nouvelle.  Son  cœur  était 
simple  et  droit  et  il  n'eut  pas  de  peine  à  revenir  à  la  foi  de  son 
enfance,  qu'il  avait  trop  longtemps  oubliée.  Il  y  trouva  la  source 
d'une  poésie  plus  haute  et  plus  pure.  D'ailleurs  il  ne  renonça  pas 
à  ses  chères  études.  Mais  il  se  résigna  à  ne  voir  dans  les  œuvres 
humaines  qu'un  reflet  incertain  d'un  idéal  surnaturel.  Il  eut 
moins  de  goût  pour  les  artifices  de  mots  et  de  phrases,  de 
rythmes  et  de  rimes,  qu'il  avait  pris  autrefois  pour  la  poésie 
elle-même,  et  fut  désormais  plus  sensible  aux  simples  beautés 
dont  tout  le  monde  est  touché.  Il  bannit  de  sa  bibliothèque  les 
critiques  et  leurs  vaines  disputes,  mais  il  garda  Racine  et  les 
chœurs  à'Athalie.  Et  maintenant  dans  l'attente  de  l'éternel 
repos,  qui  sera  en  même  temps  la  contemplation  du  beau 
suprême,  il  aime  à  redire  ces  beaux  vers  que  seule  une  âme  chré- 
tienne est  digne  de  goûter  : 

D'un  cœur  qui  t'aime 
Mon  Dieu  qui  peut  troubler  la  paix  ? 
Il  cherche  en  tout  ta  volonté  suprême 

Et  ne  se  cherche  jamais. 
Sur  la  terre,  dans  le  ciel  même, 
Est-il  d'autre  bonheur  que  la  tranquille  paix 
D'un  cœur  qui  t'aime  ? 

Puss,    le    chat  sceptique,  de   jour  en  jour  plus  gros   et    plus 


HERMIAS  107 

sédentaire,  sent  la  vieillesse  s'appesantir  sur  sa  tête.  Tousseux 
et  rhumatisant  il  n'a  plus  même  la  force  de  ronronner.  Il  se 
plaint  qu'Hermias  le  néglige  et  trouve  que  son  maître  n'a  fait  que 
changer  de  folie.  La  philosophie  le  console-t-elle  de  ses  infirmi- 
tés croissantes  ?  Je  ne  sais.  Paisible  cependant  au  coin  du  foyer 
et  résigné  en  apparence,  il  attend  la  mort. 

A    et   H    B..  S     J 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES 


QUESTIONS  D'EXÉGÈSE 


Études   scripturaires    en    Allemagne^. 

Ce  n'est  point  en  Allemagne  qu'on  peut  accuser  les  savants  catho- 
liques d'être  arriérés  ou  rétrogrades.  Leurs  travaux  dans  tous  les 
domaines  des  sciences  sacrées  sont  assez  connus,  même  en  France, 
pour  qu'il  soit  superflu  de  les  rappeler.  Il  leur  manquait  seulement 
un  recueil  exclusivement  consacré  aux  études  scripturaires.  Ils 
viennent  de  combler  cette  lacune  en  publiant  la  Revue  biblique 
dont  nous  annonçons  les  quatre  premiers  fascicules.  Revue  n'est 
peut-être  pas  le  mot  propre,  car  les  Biblisclie  Stiidien  se  suc- 
cèdent sans  date  fixe,  et  chaque  fascicule,  plus  ou  moins  volumi- 
neux suivant  l'importance  du  sujet,  roule  tout  entier  sur  une 
seule  question.  La  notoriété  du  directeur,  le  D""  Bardenhewer, 
et  de  ses  collaborateurs  principaux,  leur  situation  dans  l'Eglise 
ou  dans  l'enseignement,  leur  compétence  spéciale  dans  les  sujets 
choisis  par  eux,  leur  orthodoxie  reconnue,  tout  assure  aux 
Bihlische  Studien  un  succès  sérieux  en  Allemagne  comme  à 
l'étranger.    En    les    présentant    aujourd'hui    aux    lecteurs    des 

1.  Bihlische  Studien,  «Etudes  bibliques  ».  Herder,  Fribourg-en-Brisgau, 
1896.  —  Fascic.  I.  Der  Naine  Maria,  Geschichte  der  Dcutung  dessclben,  «  Le 
nom  de  Marie.  Histoire  de  son  interprétation  »,  par  le  Prof.  O.  Barden- 
hewer, —  pp.  X-160,  prix  :  3  fr.  25  ;  —  II.  Das  Alter  des  Menschengeschlechts, 
nach  der  heiligen  Schrift,  der  Profangeschichte  und  der  Vorgcschichte, 
«  L'Age  du  genre  humain»,  par  le  Prof.  P.  Schanz, — pp.  XI-100,  prix:  2  fr.  ;  — 
III.  Die  Sclbstvertheidigung  des  heiligen  Paulus  im  Galaterbriefe,  «  L'apo- 
logie de  S.  Paul  dans  l'Épître  aux  Galates  »  parle  Prof.  J.  Belser,  pp.  VI-149, 
prix  :  3  fr.  75  ;  —  IV.  Die  Prophetische  Inspiration,  biblisch-patristische 
Studie,  ((L'inspiration  prophétique»,  par  le  D""  F.  Leitner,  —  pp.  IX-195,prix: 
4  fr.  75.  —  Ces  quatre  fascicules,  dont  le  dernier  est  double,  forment  le  pre- 
mier volume  des  Bihlische  Studien. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  109 

Etudes  nous  n'avons  pas  l'intention  d'en  faire  un  compte  rendu 
en  règle,  encore  moins  une  analyse  complète.  Nous  signalerons 
seulement,  en  les  discutant  au  besoin,  les  points  les  plus  inté- 
ressants ou  les  plus  controversés. 

I.  Le  nom  de  Marie.  —  Les  Etudes  bibliques  s'ouvrent  par  un 
travail  du  savant  directeur.  En  le  lisant,  on  est  tenté  de  regretter 
que  tant  d'érudition,  de  méthode,  de  clarté  et  de  critique  ait  été 
dépensé  sur  un  sujet  si  restreint.  «  Le  nom  de  Marie  n'est  pas 
un  nom  ordinaire;  il  est  doux  à  l'oreille  et  cher  au  cœur  de  tout 
catholique  ».  Sans  doute  ;  mais  la  dévotion  des  fidèles  ne  repose 
pas  sur  une  étymologie;  et  c'est  fort  heureux,  car  l'auteur  nous 
prouvera,  souvent  avec  évidence,  que  les  étymologies  reçues  jus- 
qu'à ce  jour,  sans  en  excepter  les  plus  populaires  et  les  plus 
autorisées,  sont  fausses  et  arbitraires. 

Du  reste,  l'intérêt  de  cet  opuscule  ne  se  borne  pas,  tant  s'en 
faut,  aux  conclusions  finales.  La  route  qui  mène  au  but  décrit 
plusieurs  méandres  et  le  lecteur  n'ose  s'en  plaindre,  tant  il 
admire  l'expérience  et  la  sûreté  de  son  guide.  Parmi  ces  digres- 
sions, l'une  des  plus  instructives  est  rhi8tori(}ue  du  sens  Stella 
Maris  attribué  au  nom  de  Marie.  En  1880,  Sleininger  émettait 
l'avis  que  saint  Jérôme,  à  qui  l'on  fait  souvent  honneur  de  cette 
étymologie,  avait  dft  écrire  Stilla  Maris  au  lieu  de  Stella  Maris. 
D'autres  érudits  avant  lui  avaient  fait  indépendamment  la  nu^me 
découverte,  dont  la  priorité  semble  appartenir,  en  définitive,  au 
vieil  Estius. 

M.  Bardcnhcwer  nous  fait  suivre  si  travers  les  siècles  les  pro- 
grès de  cette  étymologie  reposant  probablement  sur  une  faute  de 
copie  ou  de  lecture,  car  saint  Jérôme  qui  savait  son  hébreu,  ne 
peut  guère  en  /^tre  l'auteur. 

Le  nom  de  Marie  si  commun  dans  le  Nouveau  Testament  et 
porté  seulement,  dans  l'Ancien,  par  la  sœur  de  Moïse,  n'est  com- 
posé ni  de  deux  substantifs,  ni  d'un  substantif  el  d'un  adjectif, 
ni  d'un  substantif  et  d'un  pronom  sullixe.  Il  ne  saurait  donc 
signifier,  ni  myrrhe  de  la  mer,  ni  mer  amère,  ni  contumavia 
eoriim  selon  l'hypothèse  de  Gesenius  dans  la  première  édition  de 
son  Dictionnaire  :  hypothèse  malheureuse  ((ui  fut  longtemps  en 
vogue,  mc^me  après  avoir  été  répudiée  par  le  savant  philologue. 

Si  nous  éliminons  les  radicaux  rîm  et  rwm,  avec  mend  forma- 


MO  REVUE  DES  PERIODIQUES 

tif,  —  élimination  faite  un  peu  lestement  peut-être  —  il  ne  nous 
reste  plus  à  choisir  qu'entre  les  deux  racines  mara'  et  maràh. 
Cette  dernière,  à  laquelle  on  penserait  tout  d'abord,  donnerait 
avec  la  terminaison  nominale  àm  un  mot  qu'il  faudrait  traduire 
par  rébellion  ou  rebelle,  sens  assurément  peu  convenable  à  un 
nom  de  femme,  comme  M.  Bardenhewer  le  fait  remarquer.  On  est 
donc  rejeté,  à  bout  d'hypothèses,  sur  le  radical  mara  .  L'alef  final 
est  une  difficulté  réelle,  mais  pas  insurmontable.  Miriam  signi- 
fierait alors  «  corpulent,  gras,  et  selon  les  idées  de  l'esthétique 
orientale,  beau  «. 

Nous  n'avons  pas  d'objection  capitale  à  formuler  contre  cette 
hypothèse  que  le  docte  écrivain  réussit  à  rendre  vraisemblable. 
Nous  ne  comprenons  pas,  à  vrai  dire,  pourquoi  il  défend  avec 
tant  d'insistance  la  prononciation  massorétique  Miriciin.  Les  Sep- 
tante et  le  Targum,  sans  parler  des  autres  versions,  s'accordent  à 
lire  Mariain.  Devant  ces  autorités,  celle  de  la  massore  pâlit  et 
s'éclipse;  et  nous  ne  sachons  pas  que,  soit  en  hébreu  soit  dans  les 
langues  congénères,  la  terminaison  ain  entraîne  le  son  i  sous  la 
première  radicale.  En  second  lieu,  les  noms  propres  du  Penta- 
teuque  appartenant  aux  couches  préhistoriques  de  la  langue,  on 
ne  saurait  en  rendre  compte  avec  les  seules  ressources  de  l'hébreu 
classique.  11  faut  remonter  au  sens  originaire  des  racines  et  la 
comparaison  avec  les  idiomes  apparentés,  l'assyrien,  le  syriaque, 
l'arabe,  s'impose.  Nous  trouvons  ainsi  pour  le  radical  mara  les 
acceptions  suivantes:  être  sain,  robuste,  brave,  prospère,  puissant. 
Le  mot  homme,  en  arabe,  et  le  mot  seigneur,  en  syriaque,  vien- 
nent de  cette  racine.  C'est  sans  doute  à  ce  fonds  primitif  qu'il 
faudrait  recourir  pour  expliquer  le  nom  de  Marie. 

11.  L'dge  de  l'humanité.  — Les  manuels  élémentaires  fixent-ils 
toujours  la  création  de  l'homme  à  l'an  4004  avant  l'ère  chrétienne? 
Je  ne  sais;  en  tout  cas,  cette  date  fatidique,  due  aux  calculs  de 
l'évêque  protestant  Usher,  n'avait  nul  droit  à  devenir  classique 
ou  à  le  rester.  Si  le  docteur  Schanz  se  proposait  seulement  d'en 
montrer  le  mal-fondé  et  l'arbitraire,  mince  serait  son  mérite; 
mais  tout  autre  est  son  but,  et  dans  cette  étude  claire,  concise, 
méthodique,  un  peu  dépourvue  peut-être  de  vues  originales  et 
d'arguments  nouveaux,  il  a  voulu  rassembler  et  contrôler  tous 
les  éléments  de  la  question,  épars  chez  les  écrivains  catholiques. 


QUESTIONS  D'EXEGESE  111 

Après  avoir  constaté  les  variantes  des  textes  sacrés,  lesquelles 
donnent  une  certaine  latitude  et  permettent  de  reporter  l'appa- 
rition de  l'homme  sur  la  terre  à  6000  ans  environ  avant  Jésus- 
Christ,  l'auteur  aborde  franchement  la  question  maîtresse  de  son 
travail.  Cette  limite  extrême  de  6000  ans  suflfît-elle  a  la  science  ? 
(►u  plutôt  —  car  le  problème  ainsi  énoncé  serait  mal  posé  — 
la  Bible  impose-t-elle  au  croyant  cette  limite  extrême;  en  d'autres 
termes  peut-on  tirer  des  écrits  révélés  cette  aflirmation  expresse  : 
l'homme  ne  sîinrait  remonter  à  plus  de  6000  ans  avant  l'ère 
chrétienne  ? 

Avec  un  grand  nombre  de  savants  catholiques  contemporains, 
M.  Schanz  croit  pcmvoir  répondre  négativement;  car  non  seule- 
ment la  chronologie  biblique  est  incertaine,  mais  il  n'y  a  pas  même 
dans  la  Bible  les  éléments  d'une  chronologie.  11  faudrait  pour  cela 
que  les  listes  généalogiques,  soit  avant  soit  après  le  déluge,  fus- 
sent complètes  ;  or  il  est  possible  (|u'il  y  ait  des  lacunes.  Dès  lors, 
l'âge  de  l'homme  devient  une  question  purement  scientifique,  dans 
laquelle  la  Bible  n'intervient  plus;  on  doit  s'adresser  pour  la 
résoudre  à  l'histoire,  h  la  paléontologie,  à  la  préhistoire,  ii  la 
linguistique. 

Ici  encore,  les  indications  flottent  incertaines  :  nul  point  do 
repère,  nulle  base  assurée,  pas  de  chronomètre.  Faisant  bonne 
justice  des  fantaisies  de  IacH  et  de  Mortillet,  le  docteur  Schanz 
estime  qu'une  durée  maximum  de  8,000  ans  —  soit  6,000  ans 
avant  notre  ère  —  suflUt,  pour  le  moment,  h  rendre  compte  de 
tous  les  fait<<  dûment  constatés. 

L'hypothèse  des  lacunes  permet  de  rejeter  sans  plus  d'examen 
les  préadamites,  ainsi  que  les  précurseurs  anthropomorphes  de 
l'espèce  humaine.  M.  Schanz  ne  s'en  fait  pas  faute;  ponr([Uoi 
juge-t-il  nécessaire  de  maintenir  l'opinion  restreignant  l'uni- 
versalité du  déluge,  opinion  fondée,  elle  aussi,  sur  des  difïlcultés 
chrtniologiqnes? 

Mais  cette  hypothèse  des  lacunes,  dans  les  listes  des  patriarches 
antédiluviens  ou  postdiluviens,  est-elle  bien  solide  et  bien  ortho- 
doxe? L'auteur  le  suppose  plus  qu'il  ne  le  prouve,  ou,  s'il  h' 
prouve,  c'est  (l'une  façon  bien  sommaire.  Il  se  réfère  à  des  omis- 
sions analogues  dans  divers  livres  de  la  Sainte  Kcriture,  et  rap- 
pelle l'usage  où  sont  les  orientaux  quand  ils  dressent  des  tableaux 
généalogiques  de  supprimer  les  noms  les  moins  connus.  Dans  les 


112  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

généalogies,  comme  celles  de  saint  Luc  ou  de  saint  Mathieu,  où 
les  membres  sont  reliés  par  les  mots  genuit  ou  filins,  cela  ne  fait 
pas  l'ombre  d'une  difficulté  ;  mais  il  faut  bien  avouer  que  la  for- 
mule stéréotypée  de  la  Genèse  est  totalement  différente  :  «  Seth 
vécut  105  ans  et  il  engendra  Enos;  et  Seth  vécut  après  avoir 
engendré  Enos  807  ans  ».  Comment  glisser  dans  une  trame  si 
serrée  des  anneaux  intermédiaires,  et  comprendre  qu'à  l'âge  de 
105  ans  Seth  engendra,  non  pas  Enos  lui-même,  mais  bien  son 
père  ou  son  aïeul  ?  Nous  ne  déclarons  pas  la  chose  impossible, 
mais  il  vaut  la  peine  de  l'établir. 

D'après  M.  Schanz,  les  chiffres  donnés  dans  les  trois  textes  les 
plus  anciens  —  hébreu,  grec  et  samaritain  —  différant  entre  eux, 
sans  qu'il  soit  possible  de  les  concilier,  tout  le  passage  devient 
douteux  et  nous  ne  sommes  plus  astreints  h  nous  en  tenir  même 
aux  nombres  les  plus  élevés,  ceux  des  Septante.  Peut-être,  mais 
qu'y  gagnerons-nous?  L'âge  où,  dans  les  Septante,  chaque  pa- 
triarche engendre  son  successeur,  est  trop  avancé  pour  qu'il  soit 
facile  de  l'augmenter  beaucoup. 

Une  dernière  raison  de  M.  Schanz  trancherait  net  la  question 
si  elle  ne  prêtait  à  une  équivoque  et  même  à  une  fausse  interpré- 
tation :  «  11  est  très  vraisemblable,  dit-il,  que  dans  les  faits  d'ordre 
purement  historique  ou  scientifique  les  écrivains  sacrés  s'en  rap- 
portent à  leurs  sources.  Ils  n'avaient  nullement  l'intention  de 
nous  fournir  une  chronologie  complète.  La  doctrine  de  l'inspira- 
tion ne  l'exige  pas,  car  il  n'entrait  point  dans  les  desseins  de 
l'Esprit  de  Dieu  de  révéler  des  choses  qui  ne  touchent  pas  ou  ne 
touchent  que  de  loin  la  voie  du  salut.  « 

Faut-il  entendre  que  l'auteur  inspiré  peut  se  tromper  avec  ses 
sources,  ou  plutôt  que  ses  sources,  pourvu  qu'il  les  reproduise 
fidèlement,  porteront  toute  la  responsabilité  de  l'erreur  ?  Peut- 
être,  s'il  est  bien  avéré  que  dans  tel  ou  tel  texte  l'écrivain  sacré 
n'entend  que  produire  son  document  sans  vouloir  s'en  porter 
garant.  Mais  est-ce  bien  le  cas  dans  les  chapitres  V  et  XI  de  la 
Genèse  ? 

Citons  en  terminant  la  conclusion  du  docteur  Schanz.  «  Com- 
me la  question  de  l'ancienneté  de  l'homme  ne  met  en  péril  ni  la 
foi,  ni  la  véracité  de  l'Ecriture,  ni  l'infaillibilité  de  l'Eglise,  l'exé- 
gète  et  l'apologiste  peuvent  faire  bon  accueil  aux  résultats  cer- 
tains de  la  science.  Sur  ce  terrain,  un  conflit  n'est  pas  à  craindre 


QUESTIONS  D  EXEGESE  113 

entre  la  fol  et  la  science,  mais  seulement  entre  la  science  et  l'Ecri- 
ture mal  expliquée.» 

III.  L'apologie  personnelle  de  saint  Paul  dans  Vépître  aux 
Calâtes.  —  Cet  opuscule  est  un  excellent  commentaire  de  trente- 
cinq  versets  de  saint-Paul  (Gai.  I,  Il -II,  21).  Un  commentaire 
par  sa  nature  même,  échappe  à  l'analyse.  Contentons-nous  de 
signaler  les  trois  points  principaux  que  l'auteur  met  surtout  en 
lumière. 

1°  Quels  sont  les  destinataires  de  l'épître  ?  Sont-ce  les  habitants 
de  la  province  romaine  de  Galatie  (Pisidiens,  Lycaoniens)  évangi- 
lisés  par  saint  Paul  durant  ses  deux  premiers  voyages  apostoli- 
ques, comme  l'ont  cru  Ramsay,  Zahn  et  le  P.  Cornely  ? 
M.  Belser  ne  le  pense  pas  :  il  s'en  tient  à  la  vieille  opinion  qui 
voit  dans  les  Calâtes  ces  descendants  des  Celtes,  émigrés  des 
Gaules  vers  le  temps  d'Alexandre,  et  se  taillant,  après  de  lon- 
gues luttes,  un  vaste  territoire  dans  le  Nord  de  l'Asie  mineure. 
Son  plaidoyer  est  des  meilleurs,  et  s'il  ne  réussit  pas  ii  pulvériser 
les  arguments  des  adversaires,  il  montre  du  moins  que  rien 
n'oblige  ii  délaisser  l'ancienne  théorie. 

2°  L'assemblée  des  apôtres,  tenue  à  Jérusalem  pour  terminer 
les  discussions  relatives  ti  l'observation  de  la  loi  mosaïque  et  à 
laquelle  saint  Paul  fait  allusion  dans  son  épitre  (Gai.  II,  1-10), 
est  bien  colle  dont  nous  trouvons  le  récit  détaillé  au  chapitre  W 
des  Actes.  Dans  ces  derniers  temps,  un  pasteur  protestant,  Spitta, 
l'a  nié.  Il  prétend  faire  corncider  le  voyage  décrit  par  saint  Paul 
avec  celui  dont  les  Actes  font  mention  au  chapitre  XI  (27-30). 

Le  docteur  Belser  réduit  \\  néant  ce  paradoxe  et  nous  lui 
reprocherions  de  lui  donner,  en  le  réfutant,  trop  d'importance, 
s'il  n'en  prenait  occasion  d'établir  l'accord  parfait  entre  les  deux 
récits  du  concile  apostolique. 

3*  Au  sujet  de  la  dispute  d'Antioche,  notre  auteur  réfute  assez 
longuement  l'opinion  étrange  de  Zahn  qui  voudrait  la  placer 
plusifuirs  années  avant  la  réunion  de  Jérusalem.  Ce  dernier  se 
dit  incapable  de  comprendre  (ju'un  désaccord  ait  pu  éclater,  au 
sujet  de  la  loi  mosaïque,  si  peu  de  semaines  après  le  décret 
réglant  avec  tant  de  netteté  les  libertés  et  les  devoirs  des 
chrétiens  de  Syrie.  L'objet  du  conflit  entre  les  deux  grands 
apôtres,  examiné  sans  passion  et  sans  parti-pris  et  ramené  à  ses 

VXXI.  —  8 


114  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

justes  proportions,    fait  évanouir    la    difficulté.    C'est,   crovons- 
nous,  le  meilleur  passage  de  cette  dissertation. 

A  propos  du  codex  de  Bèze  dont  il  étudie  plusieurs  leçons 
remarquables,  l'auteur  est  amené  à  se  prononcer  sur  l'hypothèse 
de  Blass.  On  sait  que  ce  jeune  savant  dans  son  édition  des  Actes, 
publiée  à  Gœttingue  en  1895,  a  émis  le  premier  l'idée  que  le 
texte  du  célèbre  codex  pourrait  bien  représenter  le  brouillon  de 
saint  Luc,  tandis  que  le  texte  reçu  en  serait  la  copie  et  la  mise 
au  net.  Il  est  certain  que  l'origine  du  codex  de  Bèze,  est,  plus 
que  jamais,  une  énigme  pour  les  critiques  ;  mais  le  D*"  Blass  en 
donne-t-il  la  clef?  M.  Belser  incline  à  le  croire  :  «  Pour  qui 
sait  voir  et  entendre,  dit-il,  il  est  impossible  de  méconnaître  que 
cette  hypothèse  gagne  tous  les  jours  du  terrain,  et  si  tous  les 
indices  ne  nous  trompent  pas,  l'idée  de  Blass  remportera  bientôt 
de  nouveaux  triomphes.  »  L'histoire  du  codex  de  Bèze  est  si 
mal  connue,  ses  rapports  avec  les  autres  documents  si  peu  étudiés 
encore,  qu'un  pareil  jugement  nous  semble  au  moins  prématuré. 

IV.  L'inspiration  des  Prophètes.  —  Le  présent  traité  se  dis- 
tingue des  travaux  qui  portent  un  titre  à  peu  près  semblable, 
en  particulier  de  la  savante  dissertation  de  Dausch  intitulée  :  Die 
Schriftinspiration  («  L'inspiration  des  Ecritures  »).  Des  deux 
côtés  la  doctrine  est  la  même,  la  science  égale,  la  marche  ana- 
logue ;  mais  le  point  de  vue  diffère  du  tout  au  tout.  M.  Dausch 
étudie  l'inspiration  écrite,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  le  doc- 
teur Leitner  l'inspiration  parlée,  et  voilà  ce  qui  fait  l'originalité 
de  son  livre. 

«  L'inspiration  prophétique  est  une  action  surnaturelle  et 
extraordinaire  de  Dieu  sur  l'intelligence  et  la  volonté  de  l'homme, 
en  vertu  de  laquelle  l'homme  reçoit  la  mission  ot  la  faculté  d'an- 
noncer les  vérités  divines.  Sous  le  nom  général  de  prophètes 
nous  entendons,  avec  les  prophètes  de  l'ancienne  loi,  les  apôtres, 
et  les  fidèles  de  la  primitive  Église  favorisés  du  don  de  pro- 
phétie. » 

Nous  ne  dirons  rien  de  la  dernière  partie  qui  est  un  résumé 
succinct  et  néanmoins  assez  complet  de  la  tradition  des  Pères, 
surtout  en  opposition  avec  les  théories  gnostiques  et  monta- 
nistes.  Nous  passons  aussi  sur  le  concept  de  l'inspiration  prophé- 
tique d'après  l'ancien  testament,  bien  qu'il  ait  fourni  au  docteur 


QUESTIONS  D  EXEGESE  115 

Leitner  des    pages  suggestives,    pour  nous   arrêter  à    ce    même 
concept  clans  le  Nouveau  Testament. 

Ici  nous  voudrions  pouvoir  assurer  que  l'auteur,  en  éveillant 
notre  curiosité,  l'a  pleinement  satisfaite  :  «  L'enseignement  oral 
des  Apôtres,  dit-il,  ne  suppose  ni  le  même  degré  ni  la  même 
étendue  d'inspiration  que  la  composition  des  livres  sacrés.  Car, 
pour  exposer  les  vérités  du  salut  dans  un  but  de  pure  édification, 
il  n'est  besoin  d'aucune  influence  théopnenslique  (kann  die  Noth- 
wendigkeit  cines  F^influsses  der  Theopneustie  nicht  bchauptet 
werden)  ».  Qu'entend  l'auteur  par  Theopneustie  dans  ce  passage? 
Est-ce  révélation  ou  inspiration  ?  Sri  c'est  révélation,  en  <juoi  la 
troisième  épître  de  saint  Jean,  par  exemple,  exige-t-elle  davan- 
tage une  révélation  particulière  ?  Si  c'est  inspiration,  la  théorie 
de  l'auteur  revient  à  dire  que  l'apôtre,  que  le  prophète,  ne  sont 
pas  toujours  inspirés  même  quand  ils  parlent  des  vérités  du  salut: 
ce  qu'on  pouvait  exprimer  beaucoup  plus  clairenient.  Mais  alors 
comment  reconnaître  dans  Tapôtrc  l'inspiration  actuelle  ?  Est-ce 
par  son  propre  témoignage,  par  la  nature  du  sujet  qu'il  traite, 
par  la  manière  de  l'envisager  ?  Et  quand  il  parle  sous  l'action 
inspiratrice,  Dieu,  dont  il  est  l'organe,  le  préserve-l-il  de  toute 
défaillance  de  mémoire  ou  de  raisonnement,  de  la  moindre  erreur 
enfin  portant  sur  un  simple  chilTre,  sur  une  date,  sur  un  détail 
historicjue  insignifiant  ?  L'auditeur  est-il  obligé  de  tout  croire, 
ou  peut-il  séparer,  dans  le  prédicateur,  l'homme  faillible  du 
porte-voix  infaillible  de  Dieu  ? 

Pour  transformer  les  orateurs  inspirés  en  écrivains  inspirés  il 
fallait,  suivant  M.  Leitner  d'accord  avec  un  grand  nombre  de 
théologiens  catholiques,  une  inspiration  nouvelle  et  distincte. 
Fort  bien  ;  mais  si  un  discours,  prononcé  sous  l'influence  actuelle 
de  l'inspiration,  était  reproduit  mot  pour  mot,  soit  par  un  des 
assistants  soit  par  le  prédicateur  lui-même,  que  lui  faudrait-il 
de  plus  pour  rester  inspiré?  L'autorité  divine  qui  s'imposait  ii 
la  foi  de  l'auditeur,  ne  s'imposera-l-elle  pas  tt  celle  du  lecteur  ? 
Et  la  parole  de  Dieu  cessera-t-elle  d'être  parole  de  Dieu  par  le 
fait  seul  d'être  couchée  par  écrit  ?  Et  si  elle  est  parole  de  Dieu 
que  lui  manque-t-il  donc  pour  être  inspirée  ? 

L'auîeur  nous  répondra  sans  doute  (ju 'on  exige  de  lui  plus  (ju'il 
ne  prétend  donner.  Il  traite  de  l'inspiration  prophétique  d'après 
rÉcriturc  et  les  Pères  et  s'arrête  net,  là  où   ses  guides   l'aban- 


116  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

donnent.  Nous  croyons  cependant  qu'un  parallèle  soutenu  entre 
l'inspiration  de  l'orateur  et  celle  de  l'écrivain  aurait  éclairé  et 
affermi  sa  marche. 

Malgré  cette  légère  lacune,  la  monographie  du  docteur  Leitner 
sera  lue  avec  autant  d'intérêt  que  de  profit  par  tous  ceux  que 
préoccupe  la  question  si  actuelle  de  l'inspiration  ;  elle  clôt 
dignement  le  premier  volume  des  Bihlische  Studien. 

F.  PRAÏ.  S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 


Praelectiones  dogmaticœ,  auctore  Christiano  Pesch. 
S.  J.,  t.  III.  —  \.  De  Deo  créante.  De  peccato  original i.  De 
angelis.  —  II.  De  Deo  fine  ultinio.  De  aclibus  humanis.  Fri- 
boiirg-en-Brisgau,  Herder,  1895.  In-8,  pp.  xii-370.  Prix  : 
G  l'r.  25.  —  T.  IV.  —  I.  De  Verbo  Incarnalo.  —  W.De  Deata 
virgine. —  III.  De  cuUii  sanclorum^pp.  xii-350.  —  T.  VI.  — 
De  sacra  mentis  in  génère.  De  Baptismo.  De  confirmatione. 
De  SS.  Eiicharistiâ^  pp.  xviii-396. 

Nous  tivuns  upprécic  ailleurs  les  deux  premiers  volumes  de  ce 
cours  en  voie  de  publication,  {htndes.  Partie  bibliogr.^  31  juillet 
1895,  p.  481).  Il  comprendra  huit  vtdumes.  le  cinquième,  sur 
la  grâce,  ne  paraîtra  ({u'après  le  tome  septième,  qui  traite  des 
quatre  derniers  sacrements.  Le  huitième  sera  consacré  aux  traités 
des  vertus,  du  péché,  des  fins  dernières. 

I.  —  Le  P.  Pesch  donne  une  large  place  à  la  théologie  positive. 
Par  contre,  il  s'arrête  peu  à  quelques  discussions  fort  subtiles, 
auxquelles  s'attardaient  les  anciens  scolastiques.  Ainsi,  ce  qu'il 
dit  de  u  la  lumière  de  gloire  »  et  de  son  rôle  dans  In  vision 
bcatifique  des  élus  ne  tient  pas  plus  de  deux  lignes. 

Chez  lui,  on  ne  retrouve  pas  davantage  ces  longues  séries 
d'objections,  tantôt  enchaînées,  tantôt  s'égrenant  l'une  îi  la  suite 
de  l'autre  aiix((uelles  beaucoup  de  maîtres  scolastiques  nous  ont 
habitués.  Chacun  des  points  qu'il  traite  est  tout  d'abord  exposé 
clairenicnl.  Crâce  a  celte  méthode,  on  embrasse  plus  facilement 
du  regard  tout  le  sens  compris  dans  l'énoncé  d'une  thèse  ;  on 
voit  mieux  le  dogme  sortir  vivant  de  rÉcriture  et  de  la 
tradition.  Inutile  ensuite  de  résoudre  une  à  une  des  objections 
dont  une  explication  précise  et  profonde  nous  a  déjà  livré  la 
clef. 

Le  souci  de  recueillir  tous  les  échos  des  anciennes  écoles, 
avec  les  témoignages  de   la  tradition  n'empêche  pas  l'auteur  de 


118  ETUDES 

prêter  l'oreille  aux  débats  théologiques,  soulevés  ou  ravivés 
de  nos  jours.  Il  ne  repousse  pas  une  explication,  par  la  raison  seule 
qu'elle  est  neuve  ou  rajeunie.  Ainsi,  dans  son  traité  sur  la 
création  il  admet  que  les  jours  désignés  par  la  Sainte-Ecriture  ne 
sont  pas  des  jours  de  vingt-quatre  heures.  La  saine  érudition 
dont  il  donne  des  preuves,  en  bien  des  circonstances,  nous  fait 
vivement  regretter  qu'il  songe  si  rarement  à  nous  renseigner  sur 
la   doctrine    des   chefs  actuels  du  protestantisme  allemand. 

II.  — L'Uftion,  qui  rattache  la  nature  humaine  au  Verbe  dans 
l'unité  d'une  seule  personne,  est  le  fondement  du  culte  que  -nous 
rendons  à  l'humanité  du  Christ.  Le  P,  Pesch  sait  déduire  de  ce 
principe  fécond  toutes  ses  conséquences.  lien  fait  une  application 
particulièrement  heureuse  au  culte  du  Sacré-Cœur.  Cette  belle 
dévotion,  née  avec  le  christianisme,  mais  dont  l'épanouissement 
était  réservé  à  ces  derniers  siècles  ne  repose  pas,  au  point  de 
vue  théologique,  sur  la  révélation  privée  qui  a  été  faite  à  la 
bienheureuse  Marguerite-Marie.  Là  est  seulement  l'occasion  ou 
mieux  encore  le  stimulant  qui  a  poussé  l'Église  à  la  propager. 
Si  le  cœur  de  Jésus  s'impose  à  notre  adoration,  c'est  qu'il  fait 
partie  de  son  humanité  et  que  celle-ci  est  hypostatiquement  unie 
au  Verbe. 

Si  ce  même  cœur  de  Jésus  est  honoré  d'un  culte  spécial,  de 
préférence  par  exemple  à  ses  mains  et  h  ses  pieds  sacrés,  c'est 
que  le  cœur  est  le  centre  où  retentissent  et  se  manifestent. les  plus 
généreuses  passions,  particulièrement  l'amour.  Aussi  devons- 
nous  adorer,  non  seulement  le  cœur  physique  de  Notre-Seigneur 
transpercé  d'une  lance,  resserré  par  le  souvenir  de  nos  ingra- 
titudes, dilaté  par  son  ardent  amour  pour  nous,  mais  encore  et 
surtout  l'amour  inexprimable  et  pourtant  dédaigné,  dont  le  cœur 
est  l'emblème,  mérite  mieux  encore  nos  hommages. 

Jusqu'ici  nous  sommes  d'accord  avec  le  R.  P.  Pesch.  Mais 
nous  ne  sommes  point  convaincu  de  ce  qu'il  avance  un  peu  plus 
loin,  que  l'humanité  du  Christ  ne  peut  être  considérée  en  elle- 
même,  abstraction  faite  de  la  divinité,  ni  honorée  par  conséquent 
d'un  hommage  inférieur  à  l'adoration  — d'un  culte  de  dulie,  pour 
parler  avec  les  théologiens.  Il  nous  semble  que  nous  sommes  ici 
avec  saint  Thomas. 

Nous   n'accuserons   pourtant    pas    l'auteur    de    n'avoir   point  à 


REVUE  DES  LIVRES  119 

cœur  de  suivre  l'ange  de  l'école.  Il  se  glorifie  au  contraire  de  lui 
être  habituellement  fidèle.  Sa  docilité  est  même  d'autant  plus 
louable  qu'elle  est  exempte  de  superstition.  Il  essaie,  en  effet,  de 
découvrir  par  lui-même  et  non  en  se  fiant  aveuglément  aux  inter- 
prétations thomistes,  la  pensée  du  grand  docteur.  Puis,  si  le 
point  qu'il  examine  est  objet  de  controverse,  il  évoque  et  com- 
pare toutes  les  opinions  sérieuses  qui  s'y  rapportent.  Il  conclut 
ensuite,  après  avoir  pesé  les  raisons  bien  plus  que  le  nom  de  leur 
auteur. 

En  dépit  de  cette  juste  indépendance  de  jugement,  on  pourra 
trouver  qu'il  y  a  dans  le  cours  du  P.  Pesch  un  bien  grand  étalage 
de  noms  scolastiques.  La  science  théologique  y  perdrait-elle 
réellement,  si  plusieurs  d'entre  eux  étaient  passés  sous  silence  ? 
Il  est  juste  d'observer  que  les  systèmes  de  ces  théologiens  peu 
recommandables  n'éblouissent  point  le  P.  Pesch.  Il  aime  les 
solutions  franches  et  qui  ont  déjà  fait  leurs  preuves.  En  voulons 
nous  des  exemples,  ils  abondent. 

L'opinion  d'après  laquelle  les  sacrements  seraient  la  cause 
physique  de  la  grâce  et  la  formeraient  dans  une  âme,  comme 
le  ciseau  de  l'artiste  sculpte  une  figure  sur  la  pierre  ou  le  marbre, 
ne  lui  plait  pas.  Leur  action,  selon  lui,  est  toute  morale.  En 
d'autres  termes,  ils  toni  comme  des  lettres  que  le  Christ  a 
signées  de  son  sang  et  qui  confèrent  à  celui  qui  les  présente  le 
droit  d'obtetiir  de  Dieu  la  faveur  sollicitée. 

m.  — Dans  son  traité  sur  l'Eucharistie,  le  P.  Pesch  montre  la 
même  défiance  pour  les  solutions  subtiles  ou  compliquées  à 
l'excès.  Le  mystère  de  la  transubstantiation  ne  s'opère  pas, 
pense-t-il,  par  une  sorte  de  reproduction  du  Christ,  comme  le 
croit  Suarez  ;  son  corps  et  son  sang  acquièrent  simplement  une 
nouvelle  relation  de  présence,  en  s'introduisant  sous  les  espèces 
eucharistiques  à  peu  près  comme  l'âme  humaine  occupe  de 
nouveaux  espaces  à  mesure  que  grandit  le  corps. 

Ce  n'est  pas  lui  qui  favorisera  les  diverses  hypothèses  imaginées 
ou  renouvelées  de  nos  jours  pour  expliquer  la  persistance 
des  accidents  eucharistiques.  Il  est  persuadé  que  l'enseignement 
traditionnel  n'a  jamais  vu  dans  ceux-ci  des  phénomènes  purement 
subjectifs  ou  un  simple  jeu,  réel  il  est  vrai,  mais  dont  Dieu  seul 
serait  l'auteur.   Il    préfère  s'en   tenir    au   vieux  système,  d'après 


120  ETUDES 

lequel  la  quantité  du  pain  et  du  vin  persiste  après  la  disparition 
de  la  substance,  et  sert  elle-même  de  support  aux  autres 
accidents  eucharistiques.  Cependant,  si  recommandable  que  soit 
cette  dernière  opinion,  nous  nous  garderons  de  dire  qu'elle  est 
seule  admissible. 

Autre  question  délicate  :  en  quoi  consiste  l'essence  du  sacrifice 
de  la  Loi  nouvelle  ?  Elle  n'est  autre  chose,  selon  le  P.  Pesch,  que 
l'immolation  mystiquedu  Christopérée  par  laconsécration  :  comme 
un  glaive  spirituel,  les  paroles  prononcées  alors  par  le  prêtre  sur 
le  pain  et  le  vin,  séparent,  autant  qu'il  est  en  elles,  le  corps  du 
sang  divin,  et  reproduisent  d'une  manière  non  sanglante 
l'immolation  du  calvaire.  On  sait  que  de  Lugo  et  Franzelin 
voient  au  contraire  la  caractéristique  du  sacrifice  dans  l'état 
d'amoindrissement  du  Christ,  qui  le  rend  propre  à  devenir 
notre  nourriture.  Nous  ne  trancherons  pas  cette  difficile  contro- 
verse ;  mais  nous  croyons  que  l'opinion  exposée  par  le  P.  Pesch 
est  aujourd'hui  adoptée  de  la  plupart  des  théologiens. 

F.     TOURNEBIZE,     S.    J. 

Primauté  de  Saint  Joseph  d'après  l'épiscopat  catho- 
lique et  la  théologie,  par  G.  M.,  professeur  de  théologie. 
In-8,  513  pp.  Paris,  LecofFre,  1897. 

Nous  sommes  heureux  de  signaler  cet  ouvrage,  un  des  meil- 
leurs qui  aient  été  écrits  sur  les  prérogatives  éminentes  de  Saint 
Joseph  et  sur  le  culte  spécial  qui  lui  est  dû,  après  la  Sainte 
Vierge,  au-dessus  de  tous  les  autres  saints.  Neuf,  solide,  ce 
volume  se  recommande  surtout  aux  membres  du  clergé,  qui  y 
trouveront  méthodiquement  groupés  les  enseignements  de  la  tra- 
dition et  de  la  théologie  sur  le  rôle  exceptionnel  du  grand  Patron 
de  l'Eglise.  j.  h.,  S.  J. 

Des  Vocations  sacerdotales  et  religieuses  dans  les 
collèges  ecclésiastiques,  par  le  P.  J.  Delbrel,  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  Paris,  Poussielgue,  1897.  In-12, 
pp.  128.  Prix  :  1  fr.  50  [Alliance  des  maisons  d'éducation 
chrétienne). 

Quand  la  dix-neuvième  assemblée  générale  de  l'Alliance  tenue 
à  Versailles  en  août  1896  n'aurait  abouti  qu'à  attirer  l'attention  du 


REVUE  DES  LIVRES  121 

personnel  catholique  enseignant  sur  la  question  vitale  des  voca- 
tions, ses  débats  n'auraient  pas  été  stériles.  Depuis,  le  problème 
a  été  agité  dans  diverses  revues  ;  nous  osons  espérer  que  le  pré- 
sent volume  ralliera  tous  les  suffrages.  11  serait  difficile  d'être  plus 
complet  et  plus  méthodique,  d'exposer  des  idées  modérées  et 
sûres  dans  une  langue  plus  juste  et  plus  élégante,  de  présenter 
enfin  des  conseils  plus  pratiques  avec  autant  d'expérience  person- 
nelle. 

Depuis  longtemps  —  les  plaintes  de  Joseph  de  Maistre  datent 
de  1817,  —  on  gémit  en  France  de  la  pénurie  de  vocations  sacer- 
dotales   dans   les  classes   dirigeantes,    noblesse    et   bourgeoisie. 
Monlalembert,  Mgr  Pie,  Mgr  Bougaud,  Mgr  Besson  et  tant  d'autres 
ont  fait  entendre  tour  à  tour  leur  appel  à  cette  jeunesse  dorée 
qui  s'empressait   davantage  autour  des  autels  quand  on  trouvait 
dans  le  sanctuaire  honneurs  et  fortune.  Maintenant  que  les  car- 
rières dites  libérales  se  ferment  devant  eux,  obstruées  qu'elles 
sont  par    la  poussée   des   foules,   les   fils    de  famille   vont-ils  se 
retourner  vers  l'Kglise  ?  L'auteur  voudrait  le  croire.   Mais  avant 
de  s'adonner  à  des  espérances  peut-être  décevantes,   il  examine 
d'abord  avec  impartialité  les  causes  de  l'état  actuel.  Et  courageu- 
sement, au  lieu  de  rejeter  la  faute  sur  les  enfants  et  les  jeunes 
gens,  il  se  demande  :  nous,  maîtres  catholiques,  n'avons-nous  rien 
à  nous  reprocher  ?  Ne  serions-nous  pas  les  premiers  coupables  ? 
Son  cnquj^te  est  loyale  ;  ses  conclusions  sont  douloureuses.  C'est 
un  prêtre  qui  lui  écrit  (p.  48)  :  «  Nos  professeurs,  quoique  prêtres 
à  peu  près  tous,  donnent  un  enseignement  plutôtneutre,  autant  dire 
païen.    Ils    s'y  montrent  très  forts,    érudits,    fins    lettrés,    mais 
nullement  apôtres.  Ils  ne  se  sont  pas  contentés  de  demander  à 
l'université  des  grades,  ce  qui  est  excellent  ;   ils  lui  ont  emprunté 
sa  façon  de  comprendre  l'enseignement,  son  genre,  son  esprit, 
son  âme  essentiellement  laïque,  dans  le  sens  actuel  de  ce  mot.  « 
Or,  sans  enseignement  chrétien,  pas  d'esprit  surnaturel  dans  un 
collège,  et  encore  moins  de  vocations.  Mais  on  a  peur  de  passer 
pour  un  petit  séminaire,  et  alors  on  aime  mieux  ressembler  à  un 
lycée.  * 

Il  faudrait  pourtant  des  prêtres  \\  l'heure  actuelle,  et  pour  nos 
œuvres  ouvrières  qui  seules  peuvent  arracher  la  démocratie  à  la 
Révolution,  et  pour  nos  missions  étrangères  qui  s'étendent  avec 
nos  coruinAf»";.   Nos  villages  de  Franco  ne  commencent-ils  pas  à 


122  ETUDES 

manquer  de  prêtres  ?  Qu'en  adviendra-t-il  ?  a  Laissez  une  paroisse 
dix  ans  sans  prêtre,  disait  le  curé  d'Ars,  et  on  y  adorera  les 
bêtes.  »  Pour  recruter  l'armée  catholique  nécessaire  à  tous  ces 
postes,  formons  dans  nos  collèges  des  âmes  pures,  fières  et 
dévouées  ;  préparons  le  terrain  à  la  divine  et  mystérieuse 
semence  ;  développons-la  avec  persévérance  et  délicatesse.  Dieu 
fera  le  reste. 

Ce  livre  est  avant  tout  écrit  pour  les  maîtres.  Ceux  qui  l'auront 
lu  ne  se  sentiront  pas  seulement  plus  désireux  de  faire  épanouir 
autour  d'eux  des  fleurs  exquises  qui  orneront  un  jour  l'autel, 
ils  auront,  grâce  aux  conseils  précieux  de  l'auteur,  l'art  expéri- 
mental de  cette  culture  idéale  et  difficile.  Sans  violenter  les  carac- 
tères ni  les  tendances,  ils  sauront  guider  les  aspirations  géné- 
reuses et  au  besoin  les  faire  naître.  H.   CHÉROT,    S.    J. 

La  Résurrection  de  N.-S.  J.-C,  par  l'abbé  Henry  Bolo. 
Paris,  Haton,  1896.  In-16,  pp.  328.  Prix  :  2  fr.  50. 

La  Résurrection  de  N.-S.  J.-C.  n'est  pas  loin  d'échapper  à  la  critique. 
Le  grand  miracle  sur  lequel  repose  notre  foi,  y  est  mis  en  pleine 
lumière  avec  toutes  ses  preuves  et  toutes  ses  conséquences.  C'est  clair, 
c'est  attachant  ;  bien  des  âmes  pourront  en  fermant  ce  petit  volume  se 
trouver  plus  croyantes. 

Les  dévots  de  la  Sainte-Vierge  en  voudront  pourtant  à  l'auteur 
d'avoir  fait  plutôt  mauvais  accueil  à  la  pieuse  croyance  qui  dirige  vers 
cette  Divine  Mère  les  premiers  pas  du  Ressuscité,  (pp.  96,  117.) 

Pourquoi  faut-il  que  M.  l'abbé  Bolo  tienne  si  fort  à  glisser  encore  çà 
et  là  dans  ses  livres  décidément  sérieux,  quelques  souvenirs  de  sa  pre- 
mière manière  :  le  terme  familier  à  l'excès,  le  rapprochement  qui 
étonne,  l'expression  outrée  à  dessein,  la  demi-page  de  poésie  trop 
jeune,  les  citations  de  l'Ecriture  un  peu  louches  et  autresprocédés,  qui 
semblent  viser  à  saisir  le  lecteur  par  la  curiosité  et  par  les  nerfs? 

H.  G.,  S.  J. 

Institutiones  philosophicae,  quas  Romse  in  pontificia 
Universitate  tradiderat  P.  Joannes- Josephus  Urrâ- 
buru,  S.  J.  Volumen  quintum,  Psychologiae  pars  secunda, 
Valladolid  Cuesta;  Paris,  Lethielleux,  1896.  Gr.  in-8  pp. 
viii-1203.  Prix  :  12  fr. 

La  Philosophie  du  R.  P.  Urrâburu  vient  de  s'augmenter  d'un  volume, 
le  cinquième  de  tout  l'ouvrage,  le  deuxième  de  la  psychologie  :  c'est  un 


REVUE  DES  LIVRES  123 

traité  de  la  connaissance  humaine  qui  s'ajoute  à  la  Logique,  à  l'Onto- 
logie, à  la  Cosmologie,  à  la  Psychologie  inférieure,  publiées  ces  der- 
nières années.  Un  troisième  volume  de  psychologie,  réservé  aux  ques- 
tions de  la  volonté  et  de  la  substance  de  l'ûme,  ne  lardera  pas  à  pa- 
raître. Le  savant  professeur  de  l'Université  Grégorienne  veut  enrichir 
la  philosophie  d'un  cours  complet  dans  la  force  du  mot  :  ce  sera  une 
source,  un  arsenal,  où  se  trouveront  réunies  l'exposition,  les  preuves, 
la  défense  de  la  philosophie  traditionnelle.  Ce  plan  explique  le  nombre 
des  volumes  et  leur  forte  dimension. 

Le  traité  comprend  trois  parties  :  la  première  explique  la  connais- 
sance en  général,  sa  nature,  son  terme,  ses  principes  ;  la  deuxième 
considère  la  connaissance  sensible  de'  l'homme,  son  acte,  son  objet,  ses 
facultés  ;  la  troisième  étudie  la  connaissance  intellectuelle ,  dans  son 
objet,  ses  fonctions,  ses  actes. 

Aristote,  comme  dit  Bossue!,  a  parlé  divinement  de  la  connaissance  ; 
plus  divinement  encore  en  a  parlé  saint  Thomas.  Il  suffit  do  rassemlilcr 
ses  formules  créatrices,  qui  en  peu  de  mots  ouvrent  de  si  vastes  hori- 
zons, pour  voir  s'édifier  à  peu  près  de  toutes  pièces  la  théorie  scholas- 
tique  de  la  connaissance,  la  plus  belle  des  théories  de  l'Kcole  et  la  plus 
achevée.  Nous  caractériserons  bien  ce  traité  du  R.  P.  Urraburu,  en 
disant  qu'il  est  un  lumineux  commentaire  des  textes  de  saint  Thomas, 
recueillis,  expliqués  pour  résoudre  les  problèmes  de  la  connaissance 
humaine  ;  commentaire  vraiment  personnel  en  ce  qu'il  découvre  la 
portée  du  texte,  que  les  esprits  ordinaires,  laissés  à  eux-mêmes,  n'aper- 
cevraient pas.  Après  avoir  signalé  ce  mérite  général  de  l'œuvre,  nous 
analyserons  les  points  travaillés  avec  plus  de  soin. 

l/auteur  établit  d'abord  la  spiritualité  de  l'intelligence  humaine,  et 
réfute  le  matérialisme  par  huit  chefs  d'argtimenls.  Il  met  heureusement 
à  profit  les  sciences  physiologiques,  en  particulier  les  récentes  études 
sur  le  cerveau  et  tourne  plus  d'une  fois  contre  le  savant  matérialiste 
ses  propres  découvertes.  Les  preuves  sont  appuyées  par  de  nombreuses 
citations  d'auteurs  modernes.  —  Nous  aurions  désiré  une  thèse  qui  mit 
en  lumière  le  concept  de  spiritualité,  en  expliquant  les  mots  «  matériel  » 
et  0  immatériel  »,  la  simplicité  propre  à  l'esprit,  son  mode  d'activité  et 
de  présence,  etc.,  notions  qui  d'ordinaire  ne  sont  pas  assez  nettement 
définies  dans  les  psychologie».  Nous  trouverons  sans  doute  cette  thèse 
dans  le  troisième  volume. 

Une  excellente  analyse  expose  la  nature  de  la  connaissance  humaine. 
C'est  une  forme  inhérente  à  l'âme  et  en  même  temps  objective,  â  deux 
faces  dont  l'une  regarde  le  sujet,  l'autre  l'objet;  en  rapport  direct  avec 
l'objet,  elle  voit;  inhérente  au  sujet,  elle  fait  voir.  Notre  connais.sance 
directe  n'est   donc  pas  robjet  connu,  «    id  quod  cognoscitttr  »,  mais  un 


124  ETUDES 

moyen  de  connaître  l'objet  «  id  quo  cognoscitur  ».  Cette  distinction 
expressive  écarte  le  subjectivisme  et  fait  disparaître  l'abîme  creusé  par 
le  cartésianisme  entre  le  sujet  et  l'objet  extérieur.  Le  P.  Urraburu  in- 
siste avec  raison  sur  cette  solution  et  la  présente  avec  une  vive  clarté. 

Le  caractère  intime  de  la  connaissance  est  encore  approfondi  dans  la 
question  du  «  verbe  mental.  »  Cette  question  a  soulevé  des  controverses 
que  l'auteur  discute  avec  sagacité.  C'est  une  étude  faite  au  microscope: 
il  ne  faut  pas  s'étonner  d'y  découvrir  des  points  subtils.  On  se  de- 
mande par  exemple,  si  l'immanence  vitale  est  essentielle  à  toute  connais- 
sance ;  si  Dieu,  par  miracle,  ne  pourrait  pas  nous  donner  une  connais- 
sance infuse  que  lui  seul  produirait  en  nous  :  cette  question  n'est  pas 
inutile  au  philosophe,  au  théologien;  elle  peut  servir  à  préciser  une 
définition,  à  montrer  jusqu'où  s'étend  la  puissance  divine. 

Le  chapitre  sur  les  principes  de  la  connaissance  traite  avec  érudition 
des  «  espèces  impresses  »,  de  «  l'intellect  agent  et  possible  ».  On  y 
voit  un  exposé  détaillé  des  opinions,  une  bonne  explication  de  la  termi- 
nologie scolastique  si  souvent  défigurée  par  les  adversaires.  —  11  fau- 
drait mieux  séparer  les  arguments  qui  établissent  la  réalité  des  «  espèces 
sensibles  »  et  celle  de  «  l'espèce  intelligible  ».  La  preuve  de  celle  der- 
nière offre  une  difficulté  spéciale,  qui  n'est  pas  résolue  par  la  distinction 
entre  l'intellect  agent  et  l'intellect  possible,  attendu  que  les  adversaires 
de  l'espèce  contestent  la  nécessité  de  cette  distinction.  —  Le  P.  Urra- 
buru soutient  avec  saint  Thomas,  que  l'image  sensible  concourt  à  la 
production  de  l'espèce  immatérielle,  comme  un  instrument  actif  élevé 
par  l'intellect  agent. 

La  question  de  l'objet  des  sens  externes,  qui  intéresse  l'objectivité 
de  toutes  nos  connaissances,  est  traitée  à  fond.  Nos  sens  ne  connaissent 
pas  seulement  de  simples  modifications  du  sujet,  qui  seraient  tout  au 
plus  le  signe  indirect  de  mouvements  conjecturés  au  dehors  :  leur 
connaissance  est  un  signe  formel,  une  image  directe  de  qualités  sensibles 
extérieures.  La  couleur,  par  exemple,  existe  en  dehors  de  l'œil,  non 
seulement  comme  cause  déterminante  de  notre  vision,  mais  aussi  comme 
un  terme,  un  objet  vu  directement  en  lui-même.  —  Réduire  l'objet  des 
sens  à  de  simples  mouvements  mécaniques,  ce  serait  enlever  aux  sens 
leur  objet  :  car  le  mouvement  local  n'est  pas  perceptible  en  lui-même, 
mais  à  raison  d'une  réalité  qui  se  déplace.  Or  cette  réalité,  qui  doit 
être  perçue  tout  d'abord  en  elle-même,  primo  et  per  se,  ne  peut  être  ni 
la  substance,  ni  l'étendue.  Supprimez  les  qualités  sensibles,  il  ne  reste 
plus  rien  à  l'extérieur,  que  l'on  puisse  voir  ou  entendre.  Que  si  l'objet 
de  nos  sens  est  supprimé,  ou  faussé  par  des  témoins  menteurs  de  leur 
nature,  l'objectivité  de  toutes  nos  connaissances  est  compromise;  car 
les  sens  offrent  à   l'intelligence  son  premier  objet;  et  si  la  nature  elle- 


REVUE  DES  LIVRES  '  125 

même  est  prise  en  flagrant  délit  de  mensonge,  nous  ne  pouvons  nous 
fier  à  elle  en  aurun  cas.  Nous  tonil)ons  ainsi  dans  l'idéalisme  sceptique 
de  Kant.  L'auteur  prouve  que  sa  thèse  n'a  rien  d'opposé  aux  sciences 
physiques,  si  elles  restent  dans  leur  sphère,  et  que  le  veto  du  physicien 
serait  une  conclusion  qui  dépasserait  les  prémisses. 

Ce  travail  du  R.  P.  Urral)uru  suria  réalité  des  qualités  sensibles, 
intéressera  tous  ceux  qui  cherchent  une  solution  dans  cette  question 
difficile.  Sans  doute  le  fond  des  preuves  n'est  pas  nouveau,  mais  la 
manière  pleine,  vigoureuse  et  claire  de  les  proposer,  ainsi  que  la  solu- 
tion décisive  des  difficultés   offrent  un  caractère   marqué  d'originalité. 

Le  chapitre  sur  l'objet  de  l'intelligence  renferme  bon  nombre  de 
notions  instru<-tives,  de  solutions  qu  (»n  chereherail  en  vain  dans  les 
auteurs  élémentaires  et  qu'on  aurait  de  la  peine  à  trouver  dans  les 
grands  auteurs,  où  elles  sont  plus  ou  moins  dispersées.  Notre  intel- 
lig«'iice  a  pour  objet  l'être,  mais  sa  condition  d'esprit  uni  à  la  matière, 
l'oblige  à  percevoir  en  premier  lieu  cet  ol>jet  dans  les  accidents  que  lui 
présiMitent  les  sens.  De  cette  surface  elle  pénètre  dans  le  fond,  et 
acquiert  une  notion  distincte  de  la  substance  et  des  natures;  puis,  au 
moyen  de  concepts  épurés  par  l'abstraction  et  la  négation,  complétés 
par  la  conqiaraison  et  le  raisimnement,  elle  s'élève  jusqu'à  la  connais- 
sance des  es|irits  et  de  Dieu.  Le  P.  l'rraburu  «>nseigne  avec  saint  Tho- 
mas, que  le  prejuier  objet  de  notre  intelligence  n'<?st  pas  le  singulier, 
mais  l'universel.  Nous  appelons  l'attention  du  lecteur  sur  celte  ana- 
lyse approfondie,  qui,  par  degrés,  rend  compte  de  toute  notre  manière 
de  cotinaitre. 

Dans  la  question  de  l'origine  tle.N  i«i<  «s.  le  .système  scola>li<pi«-  est 
traité  brièvement  :  c'est  que  ses  principales  thèses  ont  été  déveUqipées 
dans  la  première  partie,  sous  le  litre  de  la  connaissance  en  général. 
Nous  aurions  préféré  une  division  qui  insistât  moins  sur  les  principes 
généraux,  pour  présenter  avec  plus  d'ensemble  la  théorie  scolastique 
de  l'origine  de  nos  idées. 

La  question  de  l'hypnotisiiM'  -,  im  l'objet  d'une  éltjde  Irèx  spéciale 
réservée  au  volume  suivant. 

Cette  atialyse,  bien  que  restreinte,  suffira,  je  l'espère,  pour  donner 
une  i«lé<'  de  la  valeur  du  traité.  On  ne  doit  pas  y  voir  seulement  un 
recueil  vaste  et  savant  de  philosophie  ancienne  :  il  met  à  profit  les 
leçons  di?  la  science  moderne,  et  présente  un  nombre  considérable 
d'explications  personnelles,  lumières  propres  à  éclairer  même  ceux  qui 
sont  versés  dans  «-es  matières.  Le  P.  l'rraburu  est  sans  au<Min  doute 
un  précieux  auxiliaire  pour  les  professeurs  de  théologie  et  de  philoso- 
phie. Ses  ouvrages  ont  la  spécialité  fort  pratique  de  faciliter  l'étude 
immédiate    d'une   question,  en    tncttant    sous    les  yeux  dans  tout  leur 


126  ETUDES 

ensemble  les  opinions,  les  preuves,  les  difficultés  et  leur  solution,  les 
références,  un  heureux  choix  de  textes,  une  doctrine  toujours  solide, 
fidèle  aux  principes  de  saint  Thomas.  La  lucidité  du  style  permet  aux 
esprits  quelque  peu  exercés  de  saisir  dès  la  première  lecture. 

Telle  est  l'impression  que  nous  a  laissée  ce  volume,  après  un  examen 
attentif.  Nous  nous  croyons  donc  bien  autorisés  à  recommander  l'étude 
de  ce  traité  et  l'ensemble  dont  il  fait  partie  aux  théologiens  et  aux  phi- 
losophes. Cet  ouvrage  doit  avoir  sa  place  dans  toute  bibliothèque 
sérieuse,  par  la  raison  qu'il  représente,  à  lui  seul,  une  légion  d'auteurs. 

C.  DELMAS,  S.  J. 

La  Viriculture.  Ralentissement  du  mouvement  delà  popu- 
lation. Dégénérescence.  Causes  et  remèdes,  par  G.  de 
MoLiNARi,  Paris,  Guillaumin,  1897.  ln-18,  p.  250.  Prix  : 
3  fr.  50. 

La  science  économique,  dont  M.  de  Molinari  est  un  des  plus  brillants 
représentants,  ne  veut  rester  étrangère  à  rien  de  ce  qui  touche  à 
l'homme  et  s'égare  quelquefois  dans  des  domaines  où  elle  perd  pied. 
C'est  ce  qui  lui  arrive  pour  la  viriculture,  ou  art  de  procréer  les 
hommes.  Elle  en  fait  un  commerce  vulgaire  et  prétend  lui  appliquer  la 
loi  brutale  de  l'offre  et  de  la  demande.  Erreur  déplorable  qui  a  contre 
elle  non  seulement  la  foi,  mais  la  raison  et  la  science. 

Au  point  de  vue  rationnel,  nul  ne  saurait  approuver  que  le  mariage, 
base  fondamentale  des  sociétés,  soit  détourné  de  sa  fin  naturelle  et 
nécessaire.  La  science  physiologique  enseigne  également  que  la  géné- 
ration est  le  but  voulu  par  la  nature.  A  ce  dernier  point  de  vue,  M.  de 
Molinari  n'a  pas  de  défense  :  il  manque  d'arguments  pour  appuyer  sa 
malheureuse  thèse  ou  il  invoque  des  écrivains  sans  autorité.  C'est  ainsi 
qu  il  voit  encore  dans  le  cervelet  «  l'organe  de  la  reproduction  en 
même  temps  que  celui  de  la  locomotion  »  (p.  156),  alors  que  la  science 
garde  une  très  prudente  réserve  sur  les  fonctions  encore  inconnues  du 
petit  cerveau.  Ajoutons  que  les  traits  perfides  décochés  par  notre 
auteur  contre  la  religion  et  ses  ministres  (clergé  ignorant  et  cupide, 
casuistes  malpropres)  ne  rachètent  pas  son  défaut  de  science.  Tout  le 
monde  sait  bien  que  la  viriculture  n'est  possible  qu'avec  les  bonnes 
mœurs  qui  protègent  le  mariage,  et  que  la  foi  catholique  est  l'école  de 
la  moralité. 

Toutes  réserves  ainsi  faites,  nous  aimons  à  reconnaître  que  l'ouvrage 
de  M.  de  Molinari  se  lit  avec  facilité  et  renferme  des  aperçus  intéres- 
sants. Il  ne  croit  pas  plus  que  nous  à  la  vertu  des  lois  civiles  pour 
accroître  le  nombre  des  mariages  et  des  naissances. 

D>    SURBLED. 


REVUE  DES  LIVRES  127 

Cenni  sull'origine  e  sul  progresse  délia  musica  litur- 
g^ca,  coii  appendice  iiitorno  all'origine  dell'organo  —  di 
Fredehico  Gonsolo.  —  Florence,  Le  Monnier,  1897.  In-8, 
p.  104.  Prix:  5  francs. 

Bien  qu'appartenant  à  la  religion  juive,  M.  Consolo  pense  que 
les  anciennes  mélodies  de  la  synagocrue  de  Jérusalem  se  retrou- 
veraient dans  le  plain-chant  plutôt  que  dans  la  liturgie  actuelle 
des  rabbins. 

Voici  les  raisons  qu'il  donne  ii  l'appui  de  sa  thèse.  Les  accents 
toniques  de  la  Bible  hébraïque  passent  pour  contenir  des  indica- 
tions musicales,  et  de  fait,  les  juifs  les  traduisent  par  des  voca- 
lises déterminées.  Mais  chaque  pays  a  sa  traduction  mélodique 
et  le  résultat  oflre  une  telle  diversité  qu'il  faut  en  conclure  que 
nulle  part  on  ne  possède  l'air  primitif.  M.  Consolo  pense  qu'il 
faut  attribuer  la  cause  de  ces  divergences  ii  ce  que  les  juifs  de 
chaque  région  ont  inthiduit  dans  leurs  chants  la  musique  des 
peuples  chez  qui  ils  habitaient. 

(]ela  étant,  l'auteur  passe  au  plain-chant.  Il  vient  de  Jérusa- 
lem, puisque  dès  le  commencement  de  l'Eglise  les  fidèles  eurent 
des  chants  et  des  cantiques  religieux.  De  lii  les  chrétiens  se 
répandirent  par  tout  le  monde,  emportant  avec  eux  les  mélodies 
de  la  ville  sainte.  Leur  première  notation  fut  la  notation  neuma- 
ti(|ue  qui  a  plus  d'un  rapport  avec  les  accents  toniques  des 
hébreux  et  doit  avoir  la  même  origine.  Or  la  traduction  des 
neumes  s'est  conservée  identique  dans  tous  les  pays.  Il  faudrait 
donc  en  conclure  que  la  tradition  catholique  possède  encore  les 
anciens  chants  de  la  Synagogue. 

Telle  est  la  thèse  soutenue  par  l'auteur.  Elle  est  brillante 
mais  bien  fragile.  Qu'il  soit  resté  dans  notre  plain-chant  quchpieH 
fragmetits  de  l'art  hébraïque,  c'est  possible,  mais  pour  sur  ils  ne 
seraient  'qu'en  petit  nombre  ;  car  le  répertoire  de  nos  chants 
d'église  actuels  n'a  été  entrepris  ii  Rome  que  vers  la  fin  du  m* 
siècle  et  la  notation  ncumatique  ne  daterait  que  du  sixième.  Il 
est  îi  croire  que  l'art  romain,  contemporain  de  leur  composition 
a  eu  autrement  d'influence  sur  ces  mélodies  que  les  souvenirs  de 
Jérusalem,  si  tant  est  que  les  juifs,  comme  d'autres  peuples 
d*Asie,  n'aient  pas  eu  un  système  musical  incompatible  avec  le  dia- 
tonisme    de  nos  échelles    d'Europe.  liCS   comparaisons    établies 


128  ETUDES 

par  M.  Consolo  entre  certaines  mélodies  juives  et  chrétiennes, 
ne  sont  pas  heureuses  pour  sa  thèse  ;  car  on  pourrait  démontrer 
historiquement  que  phisieurs  des  morceaux  de  phiin-chant  cités 
par  lui,  n'ont  pas  l'ancienneté  nécessaire  pour  marquer  une  com- 
munauté d'origine  entre  les  deux  classes  d'airs.  Leur  ressem- 
blance, qui  est  loin  d'être  parfaite,  ne  serait  donc  qu'une  coïnci- 
dence fortuite. 

E.  SOULLIER.  S.  J. 

I.  — Projet  de  Table  de  triangulaires  de  1  à,  100.000, 

suivie  cVuiie  Table  de  réciproques  des  nombres  à  cinq 
chiffres  de  1  à  100.000  et  d'une  Table  de  sinus  et  tan- 
gentes naturels  variant  de  30"  en  30",  de  0"  à  90",  avec 
texte  explicatif,  par  A.  Arnaudeau,  ancien  Élève  de 
l'École  Polytechnique,  Membre  agrégé  de  l'Institut  des 
Actuaires  français.  Membre  de  la  Société  de  Statistique 
de  Paris.  Paris,  Gauthier-Yillars,  Grand  in-8,  pp.  xx-41, 
1896.  Prix  :  2  fr. 

II.  —  Les  Nombres  triangulaires,   par  G.  de  Rocquigny 
Adaxso]\.   Moulins,  Et.  Auclaire,  1896.  In-8,  pp.  32. 

I.  —  On  sait  que  les  actuaires,  c'est-à-dire  les  mathématiciens  qui 
s'occupent  de  calculs  d'assurances,  ne  peuvent  souvent  se  contenter  des 
tables  ordinaires  de  logarithmes.  Celles-ci,  en  eflet,  ne  permettent 
d'obtenir  que  7  chiffres  exacts  pour  le  nombre  correspondant  à  un 
logarithme  donné.  S'il  s'agit  du  produit  de  deux  facteurs  de  5  chiffres 
chacun,  produit  pouvant  avoir  jusqu'à  10  chiffres,  on  voit  que  les 
3  derniers  ne  seront  pas  connus  avec  certitude. 

En  raison  de  cet  inconvénient,  on  s'est  servi  jusqu'ici,  pour  ces  cal- 
culs exacts  de  la  formule  d'Euclide  : 

^b-  — 4  k~ 

Des  tables  spéciales  donnent  les  quarts  de  carrés  jusqu'à  200.000  ; 
on  pourra  donc  calculer  le  produit  ab  de  deux  nombres  de  5  chiffres 
en  faisant  deux  lectures  tabulaires,  une  addition  et  deux   soustractions. 

M.  Arnaudeau  propose  une  autre  solution,  basée  sur  les  propriétés 
des  nombres  triangulaires.  On  appelle  triangulaire  d'un  nombre  n,  la 
somme  des  entiers  depuis  1  jusqu'à  ce  nombre  : 

1  +  2+3 +.  =  "-^^^ 


REVUE  DES  LIVRES  129 

M.  Arnaudeau  établit  facilement  la  formule  suivante  : 

ab  =  Sa  -j~  Sb-i  —  Sa-b 
qui  permet  évidemment,  si  l'on  a  une   table    des   triangulaires  jusqu'à 
100.000,  de  calculer  le  produit  ab,  au  moyen  de  trois  lectures  tabulaii'es, 
d'une  addition  et  de  deux  soustractions. 

La  formule  se  transforme  d'ailleurs  entre  les  mains  de  l'habile  cal- 
culateur, ce  qui  permet,  en  certains  cas,  de  se  contenter  de  deux 
entrées. 

La  table  des  triangulaires  permet  aussi  d'effectuer  les  carrés,  cubes  et 
racines  correspondantes,  et  surtout  la  division.  Pour  faciliter  cette 
dernière  opération,  l'auteur  a  dressé  une  table  dite  de  réciproques, 
donnant  la  valeur  de  ^   quand  n  varie  de  1  à  100.000. 

Kniin,  séduit  par  l'idée  de  mettre  ses  tables  à  la  portée  de  ceux  qui 
ne  sont  pas  familiarisés  avec  Tusage  des  logarithmes,  M.  Arnaudeau 
ajoute  des  tal)les  de  sinus  et  tangentes  naturels,  variant  de  30"  en  30", 
de  0"  à  90°.  Il  montre  comment  avec  leur  aide  et  celle  des  tables  de 
triangulaires,  on  peut  résoudre  tous  les  triangles. 

Nous  n'appn'cierons  pas  la  valeur  de  cette  méthode  de  triangulaires 
comparée  à  celle  des  quarts  de  carrés.  Les  virtuoses  du  chiffre  verront 
seuls  à  l'usage,  laquelle  est  préférable,  et  peut-être  les  avis  se  parta- 
geront-ils, selon  le  genre  de  tempérament  de  chacun. 

Ajoutons  que,  lorsque  parut,  dans  les  derniers  mois  de  1890,  la  bro- 
chure dont  nous  rendons  compte  un  peu  tardivement,  les  tables  étaient 
calculées,  mais  non  encore  imprimées  en  entier. 

L'auteur  faisait  appel  aux  Sociétés  savantes,  financières  et  autres, 
pour  l'aider  pécuniairement  à  faire  cette  impression.  Nous  reproduisons 
bien  volontif-rs  cet  appel,  s'il  en  est  temps  encore. 

II.  —  C'est  aussi  des  nombres  triangulaires  que  s'occupe  M.  de  Rocqui- 
gny  Adansoii.  Apn'.'s  une  courte  préface,  il  démontre  le  théorème  suivant: 
tout  multiple  de  3  est  la  somme  d'au  plus  trois  nombres  triangulaires 
multiples  de  3.  Puis  il  énonce  105  propositions  sur  ces  nombres, 
extraites  de  ses  «  Questions  d'Arit/iniologie  ».  Il  nous  semble  qu'un 
professeur  pourrait  tirer  de  plusieurs  d'entre  elles  de  quoi  varier  l'or- 
dinaire des  exercices  de  calcul  de  ses  élèves,  en  même  temps  qu'il  leur 
ouvrirait  une  perspective  sur  une  région  peu  connue  généralement  des 
mathématiques.  A.  REGNABEL,  S.  J. 

La  Politique  du  Sultan,  par  Victor  Bérard.  Paris,  Calinaa- 
Lcvy,  1897,  pp.  xix-363.  Prix  :  3  fr.  50. 

Ce  livre  appellerait  autre  chose  qu'un  compte  rendu  ordinaire. 
Nous    y  reviendrons   peut-être.  En    attendant    nous    devons   le 

VX-XI.  —  9 


130  ETUDES 

signaler.  C'est  jusqu'à  ce  jour  la  publication  la  plus  complète  et 
la  plus  autorisée  qui  ait  paru  chez  nous  sur  la  question  des 
massacres  d'Arménie. 

Cette  épouvantable  histoire  commence  enfin  à  se  dégager  des 
ombres  dont  on  l'a  systématiquement  enveloppée.  Tout  n'est  pas 
dit  encore  et  vraisemblablement  le  mystère  d'iniquité  ne  sera 
jamais  complètement  éclairé.  M.  Bérard  se  croit  en  mesure 
d'établir  que,  l'égorgement  de  la  nation  arménienne  n'est  pas  tant 
le  fait  d'un  peuple  que  celui  d'un  gouvernement,  ou  plutôt 
d'un  homme  qui  est  parvenu  à  faire  du  gouvernement  sa  chose 
personnelle.  C'est  l'idée  maîtresse  du  livre  résumée  dans  son 
titre.  Mais  si  les  auteurs  responsables  sont  peu  nombreux,  s'ils 
pourraient  «tenir  à  l'aise  sur  un  divans,  il  y  a  des  complices;  ces 
complices  sont  les  grandes  puissances,  toutes  les  grandes  puis- 
sances, «  France  et  Russie  comprises  »,  comme  dit  M.  Lavisse 
dans  la  Préface.  C'est  ensuite  la  Presse,  «  cette  bavarde  », 
disait  Mgr  d'Hulst  à  Notre-Dame,  qui  clame  aux  quatre  vents 
du  ciel  les  prouesses  d'un  cheval  ou  les  élégances  d'une  danseuse, 
et  qui  a  su  garder  le  silence  devant  les  fleuves  de  sang  qui  ont 
inondé  l'Anatolie  pendant  près  de  trois  ans.  M.  Bérard  affirme 
très  nettement  que  dix-sept  journaux  ont  été  gagés  pour  se 
taire  ;  il  ne  dit  pas  les  noms  ;  mais  il  serait  aisé  de  le  faire  à 
sa  place.  Il  est  clair  que  l'ambassade  ottomane  n'allait  pas  ache- 
ter ceux  qui  ne  comptent  pas. 

Les  bons  apôtres  jettent  maintenant  la  pierre  au  gouvernement. 
Pourquoi  le  ministre  ne  publiait-il  pas  les  rapports  de  ses  con- 
suls ?  On  dirait  vraiment  que,  avant  le  Livre  jaune.,  nous  ne 
savions  rien  en  France  de  ce  qui  se  passait  en  Orient.  A  défaut 
du  ministère,  le  P.  Charmetant  avait  pourtant  publié  à  20.000 
exemplaires  le  Martyrologe  de  la  nation  Arménienne  ;  il  compre- 
nait tout  d'abord  le  rapport  officiel  des  six  ambassadeurs  sur  les 
massacres  de  1895.  Combien,  parmi  les  grands  journaux  qui 
forment  l'opinion,  ont  daigné  le  reproduire  ou  seulement  s'en 
occuper  ?  Presque  toute  la  presse  catholique  a  dénoncé  les  atro- 
cités qui  se  commettaient  là-bas.  Ailleurs  la  conspiration  du  silence 
a  été  assez  habilement  organisée  et  surtout  assez  grassement 
payée  pour  que  l'œuvre  d'extermination  pût  s'accomplir  sans 
troubler  la  quiétude  du  pays  qui  exerçait  jadis  le  patronage  des 
chrétiens  d'Orient. 


REVUE  DES  LIVRES  131 

Il  y  aurait  quelques  réserves  à  faire  sur  certains  jugements  ou 
aiïirmations  de  l'auteur  en  matière  religieuse,  où  sa  compoteiuM» 
laisse  à  désirer  ;  mais  nous  ne  voulons  point  nous  arrêter  à  relo- 
ver quelques  taches  dans  un  livre  qui  est  par  ailleurs  un  grand 
acte  de  courage  et  de  franchise  et  auquel  la  conscience  française 
devra  d'être  un  peu  soulagée  de  relTroyable  hypocrisie  qui  l'étouf- 
fait.  J.  BURNICHON,  S.  J 

I.  Cours  de  zoologie,  par  L.  Boutax,  Paris,  Ocfavo 
Doin,  1897.  In-12,  pp.  510.  Prix:  5  fr.  —  H.  Dissections 
et  manipulations  de  zoologie,  par  L.  Boltan,  Paris.  Oc- 
tave Doin,  18117.  In-I2,pp.  2m.  Pri.x  :  2  fr.  50.  —  m.  Cours 
de  botanique,  par  G.  Colomb.  Paris,  Octave  Doin.  1807. 
In- 12.  Prix  :  2  fr.  50.  —  IV.  Dissections  et  manipula- 
tions de  Botanique,  par  (i.  r«MoMO.  P;<ris.  Ocfavr  i^  ■'•". 
1897.  In-12.  Prix:  2  fr.  50. 

I^a  librairie  Ortave  Doin  ayant  eu  rexrellente  idée  de  publier  un  cours 
coiriplet  d'enseignement  pour  le  certificat  des  Rciences  physiques,  dii- 
miques  et  naturelles,  je  suis  heureux  de  pouvoir  présenter  aux  lech-urs 
des  Etudes  les  (|ii;ilr<'  v<iIiiMi<'<i  «^c  r.ipjinriaiil  à  la  section  des  srifu.  •••; 
naturelles. 

I.  —  Ceux  qui  liront  d'un  ail  distrait  la  zoologie  de  M.  Boutan  seront 
tentés  de  ne  lui  accorder  d'autre  vah'ur  que  relie  d'un  Précis  bien  tait. 
Mais  le  jeune  mailre  de  conférences  de  la  Faculté  des  sciences  de  l'aris 
ne  s'est  nullement  proposé  de  faire  une  zoologie  purement  descriptive  ; 
il  n'a  pas  cru  devoir  exposer  tous  les  faits,  discuter  toutes  les  tlu'tirie.s 
et  étudier  à  fond  toutes  les  questions.  Il  a  préféré  procéder  par  tri.i^e 
et,  comme  il  nous  l'apprend  lui-même  dans  sa  courte  introduction,  il  • 
cherché  à  établir  une  sorte  de  hiérarchie,  de  manière  i  ne  mettre  en 
évidence  que  les  faits  les  plus  importants.  Kn  un  mot,  il  s'est  a]»|i!iqué 
à  jalonner  la  route  que  doit  suivre  l'étudiant  pour  ne  pas  risqu<T  <!•• 
s'égarer  dans  ce  vaste  domaintr  de  rAfiatortiie  comparée  et  «le  la 
zoologie. 

Nous  aurions  cependant  su  gré  à  M.  lioutan  de  nous  expliquer,  dès 
la  première  page,  le  plan  qu'il  s'était  proposé  de  suivre.  Cela  dispense- 
rait de  retourner  plusieurs  fois  les  feuillets  de  l'ouvrage  et  de  reemirif 
à  la  table  des  matières  pour  reconnaître  qu'il  est  harmonieusrm.'iii. 
divisé  en  trois  parties  :  l'Homme,  les  Invertébrés  et  les  Vertébrée. 

J'ajouterai  que  la  rédaction  en  est  claire  et  que  la  disposition  typo- 
graphique en  rend  la  lecture  facile. 


132  ETUDES 

Toutefois,  il  y  a  une  critique  que  je  ne  puis  m'empêcher  d'adresser 
à  M.  Boutan  :  il  sait,  mieux  que  tout  autre,  combien  les  figures  sché- 
matiques sont  nécessaires  pour  l'intelligence  d'un  cours  de  zoologie  : 
or,  les  schémas  sont  rares  et  je  le  regrette  d'autant  plus  que  ceux  qu'on 
y  trouve  sont  excellents  et  permettent  de  juger  des  services  apprécia- 
bles qu'on  aurait  pu  nous  rendre  en  se  montrant  moins  économe.  Mais 
c'est  là  une  lacune  de  détail  qu'il  suffît  du  reste  de  signaler  pour  être 
sûr  que  les  éditions  suivantes  nous  offriront  un  texte  enrichi  de  figures 
plus  nombreuses. 

II.  —  Voici  un  livre  absolument  nouveau  et  qui  rendra  les  plus 
grands  services  non  seulement  aux  candidats  au  certificat  des  sciences 
physiques,  chimiques  et  naturelles  auxquels  il  est  destiné,  mais  encore 
à  tous  ceux  qui  veulent  s'initier  aux  connaissances  techniques  à  acquérir 
en  vue  de  l'épreuve  des  travaux  pratiques  pour  les  examens  de 
licence. 

Les  procédés  des   trente-deux  manipulations  que  l'auteur  nous  ex- 
pose,  forment  pour  ainsi   dire  le  bagage  obligatoire  de  tout  candidat. 
Ce  serait  cependant  une  singulière   erreur  de  croire   que   la  lecture  de 
"  l'ouvrage  peut  dispenser  des  séances  du  laboratoire.   La  théorie,   c'est 
bien  ;  mais,  en  pareil  cas,  la  pratique  vaut  encore  mieux. 

Quoiqu'il  en  soit,  j'ose  prédire  aux  Dissections  et  Manipulations  de 
Zoologie  un  succès  bien  mérité  dont  je  me  réjouis  d'autant  plus  qu'il 
nous  vaudra  bientôt  une  nouvelle  édition  considérablement  augmentée. 

III.  —  M.  Colomb  nous  prévient  dans  son  introduction  que  son 
livre  n'est  pas  fait  pour  les  savants  :  il  ne  faut  voir  là  qu'une  de  ces 
formules  habituelles  de  modestie,  que  les  auteurs  ont  souvent  sur  les 
lèvres,  tout  en  pensant  intérieurement  le  contraire. 

Il  est  vrai  qu'on  n'y  lit  ni  discussions  savantes,  ni  considérations 
philosophiques  ;  mais  eût-ce  bien  été  leur  place  ?  Par  contre,  j'y  ai 
trouvé  un  exposé  simple  et  claire  de  l'état  actuel  de  nos  connaissances 
en  Botanique.  Du  reste,  M.  Colomb,  mieux  que  tout  autre,  pouvait  nous 
mettre  cette  science  au  point.  Sous-Directeur  du  Laboratoire  des  recher- 
ches botaniques  à  la  Faculté  des  Sciences  de  Paris  et  associé  aux  tra- 
vaux du  savant  professeur  Bonnier,  il  lui  a  suffit  de  nous  résumer  les 
doctes  leçons  professées  à  la  Sorbonne. 

Après  quelques  pages  sur  la  cellule  et  les  tissus  végétaux,  l'auteur 
fait  une  étude  spéciale  d'une  plante  Phanérogame  et  nous  donne  les 
caractères  généraux  des  principales  familles  de  cet  embranchement.  La 
dernière  partie  du  volume  est  consacrée  aux  Cryptogames  vasculaires, 
aux  Muscinées  et  aux  Thallophytes. 

Comme  il  est  aisé  de  le  voir,  le  plan  général  de  l'ouvrage  a  été  fort 
bien  compris  et  j'ajouterai  qu'il  a  été  non  moins  bien  exécuté. 


REVUE  DES  LIVRES  133 

IV.  —  Ce  volume  est  le  complément  du  cours  de  Botanique  :  il  est 
au  précédent  ce  que  la  pratique  est  à  la  théorie.  Ne  voulant  pas  faire  un 
traité  complet  de  technique  microscopique,  l'auteur  s'est  contenté  d'in- 
diquer à  ceux  qui  désirent  voir  par  eux-mêmes,  les  procédés  à  suivre 
pour  obser\'er  les  différentes  particularités  de  l'organisme  des  plantes. 
Après  quelques  généralités  sur  les  dissections  sous  la  loupe,  la  manière 
de  faire  une  coupe,  de  la  colorer, —  etc.,  il  nous  donne  la  description 
de  vingt-quatre  manipulations,  parmi  les  plus  habituelles  que  l'étu- 
diant ou  l'amateur  peuvent  être  appelés  à  pratiquer. 

L'ouvrage  se  termine  sur  quelques  conseils  pratiques  concernant 
l'herborisation  et  la  confection  d'un  herbier,  suivis  de  quelques  pages 
de  Géographie  botanique,  indiquant  la  distribution  des  plantes  à  la 
surface  du  globe. 

J.  MAUMUS. 

"Vie  charitable  du  Vicomte  de  Melun,  par  Alexis  Cheva- 
lier. Tours,  A.  Marne.  MDCCCXCV.  In. -8,  pp.  3^4,  avec 
gravures. 

Mgr  Bnunnrd  avait  déjà  publié,  dès  i880,  une  vie  de  M.  de 
Melun  ;  après  ({uinze  ans  et  plus,  M.  Alexis  Chevalier  rcprtMid  ii 
nouveau  ro  hoau  et  vaste  sujet.  11  donne  de  sa  hardiesse  des  rai- 
sons qui  la  justifieraient  pleinement,  si  elle  avait  besoin  d'être  jus- 
tifiée. D'abord  Mgr  Bauiiard  écrivait  pour  les  gens  du  monde  ; 
lui  il  s'adresse  aux  jeunes  gens  des  patronages.  Cette  raison 
n'est  pas  la  meilleure  ;  car  le  récit  de  M.  A.  Chevalier  sera  encore 
plus  utile  aux  hommes  du  monde  qu'aux  jeunes  ouvriers  et  ou- 
vrières. Ceux-ci  y  admireront  sans  doute  les  hautes  vertus  et  le 
dévouement  d'un  homme  qui  les  a  beaucoup  aimés  ;  mais  les 
autres  y  trouveront  un  modèle  it  imiter.  Une  seconde  raison  qui 
vaut  mieux,  c'est  que  depuis  l'apparition  du  livre  de  Mgr  Baunard 
on  a  publié  les  Mémoires  et  une  partie  considérable  de  la  cor- 
respondance de  M.  Armand  de  Melun,  et  ces  documents  ont  per- 
mis de  mieux  saisir  la  physionomie  intime  de  ce  grand  homme 
de  bien.  M.  .\.  Chevalier,  ayant  été  son  collaborateur  dans  plu- 
sieurs de  ses  œuvres  les  plus  importantes,  était  mieux  à  inAiiu>  c|ue 
personne  d'écrire  la  vie  charitable  de  M.  de  Melun. 

Au  reste  la  vie  charitable,  c'est  toute  la  vie  d'un  homme  qui  a 
fait  de  la  charité  sa  carrière,  qui  a  donné  à  la  charité 
pendant  plus  de  cinquante  uns  toute  l'énergie  de  sa  volonté  et 
toutes  les  forces  de  sa  belle  intelligence.   C'est  à  ce  titre  surtout 


134  ETUDES 

(|uc  le  Vicomte  de  Melun  mérite  d'être  proposé  comme  exemple. 
Ses  écrits  comme  ses  actes  témoignent  d'une  élévation  de  vues 
remarquable.  II  ne  s'est  pas  borné  à  rechercher  des  misères  et  à 
les  secourir  ;  il  a  étudié  les  causes  qui  les  engendrent,  il  est  allé 
à  la  racine  du  mal  ;  il  a,  un  des  premiers,  dénoncé  cet  individua- 
lisme résultant  de  la  désorganisation  du  monde  du  travail  ;  il  a 
compris  que  le  remède  était  dans  l'association  principalement, 
mais  aussi  que  la  Société  avait  des  devoirs  envers  les  ouvriers. 
Lui  aussi  il  fut  traité  de  socialiste,  parce  qu'il  protestait  contre 
des  abus  et  réclamait  des  réformes,  et  surtout  parce  qu'il  relu- 
sail  d'admettre  qu'il  fallût  «  laisser  chacun  se  débattre  comme  il 
peut...  sous  une  loi  inflexible,  supérieure  à  toutes  les  combinai- 
sons humaines  «.  «  Je  crois,  écrivait-il,  à  une  économie  politique 
cJiréticnne  qui  n'est  pas  celle  des  économistes,  encore  moins 
celle  des  socialistes.  » 

Toujours  en  quête  de  bien  à  faire,  dans  la  vie  publique  comme 
dans  la  vie  privée,  le  Vicomte  Armand  de  Melun  s'est  placé  an 
premier  rang  parmi  les  hommes  dévoués  aux  classes  laborieuses  ; 
son  nom  restera  particulièrement  attaché  à  deux  grandes  œuvres  : 
celle  des  Sociétés  de  Secours  Mutuels,  dont  il  fut  le  promoteur 
le  plus  ardent,  et  celle  des  Patronages  pour  les  jeunes  gens, 
({ui,  grâce  à  l'aide  intelligente  et  dévouée  des  Frères  de  la  Doc- 
trine chrétienne,  a  pris  dans  toute  la  France  de  si  rapides  et  si 
meiveilleux  développements. 

J.  DE  BLACÉ,  S.  J. 

Mémoires   de   madame    de  Chastenay  (1771-1815), 

publiés  par  Alphonse  Roseuot.  Tome  II.  L'Empire,  la 
Restauration,  les  Cent  Jours.  Paris,  Pion,  1897. 
ln-8,  pp.  518.  Prix  :  7  fr.  50. 

Si,  pour  faire  connaître  le  second  volume  de  ces  mémoires, 
je  me  contentais  de  renvoyer  à  ce  que  j'ai  dit  précédemment  du 
tome  premier,  on  aurait  lieu  de  m'accuser  de  parcimonie  dans 
1  éloge.  L'intérêt,  en  effet,  a  notablement  grandi.  Rarement  pages 
plus  attrayantes,  plus  instructives,  toutes  parsemées  d'expres- 
sions piquantes,  d'anecdotes  inconnues,  d'aperçus  nouveaux,  de 
jugements  curieux  et  modérés.  Les  hommes  comme  les  événe- 
ments de  cette  terrible  époque  nous  sont  montrés  avec  un  saisis- 


REVUE  DES  LIVRES  135 

sant  relief.  C'est  de  l'histoire  à  la  façon  de  Plutarque  :  un  mot, 
un  trait  et  h  l'instant  une  figure  s'illumine  devant  nous. 

Voyez  Napoléon.  Ici  nous  apparaît  le  prince  sans  cœur  qui  ose 
dire,  en  apprenant  la  douleur  poignante  de  l'un  de  ses  bons  ser- 
viteurs, privé  subitement  d'une  fille  tendrement  aimée  :  «  Quoi  ! 
il  est  désespéré,  mais  je  le  croyais  homme  d'esprit,  je  le  croyais 
homme  supérieur  !  Que  de  fois,  moi,  j'ai  vu  partir,  que  de  fois 
j'ai  fait  partir  des  braves,  que  j'envoyais  au  feu  ;  ils  ne  pou- 
vaient en  revenir,  et  pourtant  je  n'étais  pas  du  tout  ému.  » 
Là  le  comédien  lugubre  qui,  revenu  depuis  quelques  jours  seule- 
ment à  Paris  après  la  campagne  de  Russie,  répondait  cynique- 
ment à  M.  de  Hémusat  se  plaignant  du  malheur  des  temps  : 
«  Oui,  Madame  Barilli  est  morte,  et  je  conçois  que  ce  malheur 
ait  pu  être  senti.  »  Or  Madame  Barilli  était  une  cantatrice  en 
vogue.  Plus  loin,  c'est  l'ambitieux  incorrigible  qui  au  soir  de  la 
stérile  victoire  de  Montcreau,  se  croyait  plus  près  de  Vienne  que 
de  Paris.  Ailleurs,  l'artiste  de  génie  définissant  la  tragédie  «  non 
l'histoire  d'une  passion,  mais  la  crise  d'une  passion  ». 

N'est-ello  pas  encore  bien  inspirée,  cette  délicate  et  fine  nar- 
ratrice, quand  elle  écrit  que  La  Fayette  fut  toujours  «  présomp- 
tueux et  dupe  »  ;  niûchcr,  «  la  raison  d'une  maison  de  commerce»  ; 
quand  elle  dit  que  Carnut  se  jugeait  «  austère  potir  s'«^fro  con- 
centré dans  une  société  bourgeoise  et  obscure  »  ? 

Et  quels  tableaux  parlants  que  ces  pages  où  Madame  de  Chas- 
tenay  nous  dessine  la  physionomie  des  événements,  Pétat  d'âme 
des  diverses  classes  de  la  société  !  Avec  elle,  nous  sommes  vrai- 
ment présents  ti  la  réception  enthousiaste  de  Ixiuis  XVIII  et  des 
princes  ;  nous  comprenons  comment  le  monarque  put  affirmer 
dans  sa  proclamation  qu'il  revenait  rappelé  par  le  va>u  de  son 
peuple.  Avec  elle,  nous  touchons  du  doigt  les  fautes  de  la  Res- 
tauration, les  sourdes  manifestations  d'un  mécontentement  gran- 
dissant. 

Mais  il  faudrait  tout  citer. 

Souvent  les  vivants  récits  de  Madame  de  Chastenav  iront  à 
rencontre  des  thèses  acceptées  jusqu'ici  ;  ce  sera  pour  l'historien 
sérieux  un  motif  d'étudier  avec  plus  de  soin.  Dans  cette  œuvre, 
en  effet,  nous  avons  la  déposition  d'un  témoin  avisé,  prudent,  sin- 
cère, sans  passion  violente,  avouant  avec  candeur,  lorsque  la 
vérité  Pexi^^e,  <\\\W  ne  lui  est  point  possible  de  garantir  le  fon- 


136  ETUDES 

dément  de  telle  ou  telle  anecdote,  reconnaissant  les  fautes  de  ses 
amis,  comme  les  qualités  de  ses  adversaires. 

Rien  d'ailleurs  dans  ces  Mémoires  qui  empêche  de  les  mettre 
entre  toutes  les  mains.  A  peine  çà  et  là  quelques  idées  contes- 
tables ou  inexactes.  On  regrette,  par  exemple,  que  Madame  de 
Chastenay  applaudisse  à  la  création  de  VUniversité.  Mais  s'il  lui 
eût  été  donné  de  voir  h  l'œuvre  cette  néfaste  institution,  de  cal- 
culer les  millions  pris,  pour  la  faire  vivre  grassement,  dans  la 
poche  de  ceux-là  mêmes  qu'elle  voudrait  écraser  sous  le  poids  de 
ses  exorbitants  privilèges  ;  si  elle  avait  pu  compter  le  nombre  des 
programmes  toujours  plus  perfectionnés  qu'elle  impose  à  nos 
pauvres  écoliers,  constater  quelle  floraison  d'éducation,  de  digni- 
té morale  elle  produit  dans  notre  pays,  il  n'est  pas  téméraire  de 
penser  que  son  enthousiasme  se  fût  singulièrement  attiédi. 

P.  BLIARD,  S.  J. 

Les  Carmélites  de  Gompiègne,  mortes  pour  la  foi  sur 
l'échafaud  révolutionnaire,  par  M.  l'abbé  A.  Odon,  curé 
de  Tilloloy  (Somme).  Lille-Paris,  Désolée,  1897.  In-18,  pp.  95. 

Dans  un  des  derniers  tableaux  de  Thermidor  qui  émeut,  paraît- 
il,  même  les  habitués  du  théâtre,  V.  Sardou  fait  paraître  et  défiler 
un  groupe  d'Ursulines,  qui  s'en  vont  à  l'échafaud  en  chantant.  Ce 
n'est  pas  là  une  simple  fiction  dramatique  :  c'est  un  fait.  Mais 
les  religieuses  qui,  le  17  juillet  1794,  dix  jours  avant  le  d  tlier- 
midor,  s'en  allant  couvertes  de  manteaux  blancs,  vers  la  guillo- 
tine dressée  à  la  Barrière  du  Trône,  chantèrent  tour  à  tour  le 
Miser-ère,  le  Salve  Regina  et  le  Te  Deum,  et  qui,  devant  le  fatal 
instrument,  chantèrent  le  Veni  Creator,  n'étaient  point  des 
Ursulines  :  c'étaient  les  «  Seize  Carmélites  de  Compiègne  ».  Des 
Ursulines  eurent  aussi  l'honneur  de  mourir  sur  l'échafaud  ;  mais 
non  point  en  juillet  à  Paris. 

Le  procès  de  béatification  des  seize  filles  de  Sainte-Thérèse 
s'instruit  à  Paris,  depuis  quelques  mois  ;  et  M.  l'abbé  Odon 
résume  en  cette  pieuse  brochure  les  souvenirs  de  leur  vie,  de 
leurs  vertus,  de  leur  martyre.  Parmi  elles,  il  y  avait  14  religieuses 
de  chœur,  dont  deux  octogénaires  et  une  novice  ;  puis  deux  tou- 
rières.  La  Prieure  avait  été  la  protégée  de  l'autre  admirable 
Carmélite,  Louise  de  France,  et  sa  dot  avait  été  payée  par  la  reine 


REVUE  DES  LIVRES  137 

Marie-Antoinette.  Une  des  sœurs,  née  de  Croissy,  était  petite- 
nièce  de  Colbert.  Les  motifs  de  leur  condamnation  furent  des 
images  de  piété,  dont  un  scapulaire  du  Sacré-Cœur,  une  relique 
de  sainte  Thérèse  et  un  cantique  au  Sacré-Cœur  que  l'on  suppliait 
contre  «  les  tyrans  »,  et  les  «  vautours  »  dévorant  la  France. 

La  veille  de  leur  supplice,  une  de  ces  généreuses  victimes  com- 
posa sur  un  chiffon  de  papier,  avec  un  morceau  de  charbon,  un 
antre  cantique,  pour  s'exhorter,  elle  et  ses  sœurs,  à  u  l'allégresse, 
en  ce  jour  de  gloire  ».  C'était  juste  en  ce  même  moment  qu'André 
Chénier  écrivait  les  fameux  ïambes  :  Comme  un  dernier  rayon... 
Est-il  besoin  de  faire  remarquer  que  l'inspiration  des  deux  poèmes 
n'a  rien  de  commun.  Le  poète  maudit  ses  bourreaux  «  barbouil- 
leurs de  lois  »  ;  la  Carmélite  chante  : 

Pr«?paron8-nous  h  la  victoire 

Sous  les  drapeaux  d'un  Dieu  mourant... 

La  novice,  avant  de  gravir  les  marches  sanglantes,  s'agenouilla 
devant  sa  Prieure,  lui  demanda  la  «  permission  de  mourir  »  et 
monta,  la  première,  en  chantant  le  Laudatc  Dominum  omnes 
genfes,  qu'elle  acheva  en  Paradis. 

Jusqu'ici,  on  n'avait  que  des  détails  ^pars  sur  cette  pléiade  de 
vierges  vraiment  sublimes,  que  le  P.  Bouix,  en  sa  Vie  de  sainte 
Thérèse  (préface),  appelle  «  martyres  d'impérissable  mémoire, 
montant  radieuses  comme  des  anges  ù  l'échafaud  dressé  par  les 
ennemis  de  l'autel  et  du  trône  dans  la  capitale  de  la  France  ». 
Grâce  à  Mgr  de  Teil,  vice-postulatcur  de  la  cause,  et  à  M.  le  curé 
de  Tilloloy,  on  connaîtra  mieux  les  u  Seize  Carmélites  de  Com- 
piègne  »,  et  les  fidèles  puiseront  en  cet  excellent  ouvrage  la 
confiance  qui  sollicite  et  obtient  lés  miracles. 

V.    DELAPORTE,    S.   J. 

Lettres  de  Marie- Antoinette,  recueil  des  lettres  aiitheu- 
tiques  de  la  reine,  publié  pour  la  Société  d'histoire  conleni- 
poraine,  par  Maxime  de  la  Rocheterie  et  le  Marquis  de 
Beaucourt.  Paris,  Picard,  1896.  T.  II,  in-8°  de  x-472 
pages.  Prix  :  10  fr. 

Le  premier  volume  de  cette  précieuse  correspondance,  éditée 
avec  tant  de  soin  et  de  compétence  par  MM.  de  la  Rocheterie  et 
de  Beaucourt,  a  paru  il  y  a  deux  ans  et  nous  l'avons  loué  dans 


138  ETUDES 

les  Etudes  ^  D'où  vient  le  retard  apporté  à  la  publication  du 
second  volume  ?  Les  éditeurs  ont  cru  devoir  l'expliquer.  Ils  ne 
voulaient  insérer  dans  leur  recueil  «  que  des  lettres  vraiment 
authentiques  «  (page  X)  et  ne  point  se  traîner  sur  les  brisées  plus 
ou  moins  suspectes  de  MM.  d'IIunolstein  et  Feuillet  de 
Conches. 

Or,  il  y  avait  une  trentaine  de  lettres  adressées  par  la  reine 
au  comte  de  Mercy-Argenteau,  ambassadeur  d'Autriche  à  la  cour 
de  France,  que  les  éditeurs  ne  pouvaient  contrôler  qu'aux 
Archives  impériales  de  Vienne.  Ils  ont  pris  le  temps  d'en  solliciter 
la  permission  et  d'attendre  cette  faveur.  Peine  et  temps  perdus. 
«  Les  portes  des  Archives  impériales  sont  restées  systématiquement 
fermées  y>  devant  eux  ;  et  cela  malgré  une  intervention  de 
l'ambassade  de  France.  Force  a  été  de  publier  les  lettres  à  Mercy, 
sans  avoir  pu  les  collationner  avec  l'original.  De  là,  le  retard  ; 
de  là  aussi,  l'impression,  en  caractères  différents,  de  ces  quelques 
lettres  —  34  sur  386. 

Le  second  volume  est  compris  entre  les  deux  dates  :  20  jan- 
vier 1781  et  16  octobre  1793.  De  1781  à  1789,  la  reine  ne  s'occupe 
guère  que  des  nouvelles  ordinaires  de  la  Cour  ;  sauf,  en  1785, 
où  il  est  question  de  la  malheureuse  affaire  du  Collier.  La  nais- 
sance, la  santé  de  ses  enfants,  la  mort  du  fils  aîné  et  de  la  fille 
cadette,  voilà  le  thème,  plein  d'espérance  ou  de  larmes.  «  Pour  le 
cadet,  écrivait-elle  le  22  février  1788,  c'est  un  vrai  enfant  de 
paysan,  grand,  frais  et  gros...  »  Hélas  !  ce  devait  être  Louis  XVIÏ. 

De  1789  au  milieu  de  1792,  les  déplorables  événements,  les 
journées^  trouvent  là  un  douloureux  écho.  Puis  les  lettres, 
chiffrées  ou  en  clair,  deviennent  de  longs  mémoires,  où,  cette 
noble  femme,  grandie  par  le  malheur,  expose  la  situation  faite  à 
la  royauté  et  à  la  France,  avec  une  hauteur  de  vues  digne  d'un 
diplomate,  avec  la  fermeté  courageuse  d'une  reine  de  France.  Au 
reste,  peu  de  récriminations  ;  excepté  à  j'endroit  des  émigrés, 
dont  la  place  était  auprès  du  roi  et  non  à  la  frontière  ;  des  Jaco- 
bins «  horde  de  scélérats  et  de  factieux  »  (31  oct.  1791)  ;  enfin 
des  honixêtes  gens  «  magistrature,  clergé,  noblesse,...  qui  ne 
peuvent  s'accorder  «  (janvier  1792).  —  «  Il  n'y  a,  ditMarie-Antoi- 
nette  dans  une  phrase  qui  résume  toute  l'histoire  de  la  Révolu- 

1.  Parlie  Bibliographique,  fév.  1895. 


REVUE  DES  LIVRES  139 

tlon,  il  n'y  a  que  violence  et  rage  d'un  côté,  faiblesse  et  inertie 
de  lautre.  »  (4  juill.  1792). 

Après  le  crime  du  21  janvier,  la  correspondance  de  la  reine 
prisonnière  se  réduit  à  des  billets  de  quelques  lignes  ;  presque 
tous  adressés  au  chevalier  de  Jarjayes  qui  essayait  de  sauver  la 
reine  et  ses  enfants.  Et  à  propos  de  l'un  de  ces  billets,  je  hasarde 
une  conjecture.  Il  en  est  un,  de  février  1793,  qui  commence  par 
ces  mots  :  «  Prenez  garde  à  M™"  Archi...  »  Les  éditeurs  ignorent 
de  quelle  dame  il  s'agit  et  croient  qu'il  s'agit  d'une  femme  de 
service.  La  reine  aurait-elle  appelé  madame  une  femme  de  ser- 
vice ?  Ne  faudrait-il  pas  plutôt  lire  :  «  M™"  Atchy...  »  ;  et  alors  il 
s'agissait  de  M'""  Atky  (ns),  cette  anglaise  dont  nous  avons  parlé 
dans  les  Etudes^  et  qui  multipliait  ses  démarches  hasardeuses, 
pour  délivrer  Marie-Antoinette  *. 

De  ces  386  lettres,  aucune  n'est  comparable  ii  la  diMuière, 
écrite  le  IG  octobre  1793,  h  4  heures  et  demie  du  malin.  Quelques 
heures  avant  de  mourir,  la  Reine  fit,  comme  le  Roi,  son  testament. 
Rlle  confia  ses  enfants  à  Madame  Klisabeth  ;  elle  les  bénissait, 
leur  demandant  de  ne  point  se  venger  ?  Klle  pardonnait  à  ses 
ennemis  et  implorait  le  pardon  de  Dieu  :  «  Je  meurs  dans  la  reli- 
gion catholique,  apostolique  et  romaine...  »  Elle  ajoutait  que  si 
on  lui  amenait  un  prêtre  constitutionnel,  elle  le  traiterait  comme 
«  un  «^tre  absolument  étranger  n  (page  444).  Klle  tint  parole.  Mais 
MM.  de  la  Rocheteric  et  de  Beaucourt  déclarent  «  respectable  et 
appuyée  sur  des  témoignages  sérieux  »,  la  tradition  d'après 
laqnell(>  Marie -Antoinette  se  confessa  et  communia  dans  sa  prison. 

V.    DELAPORTE.    S.    J. 

L'Abyssinie  en  1896.  Ij'  pf^f/s,  les  hahilanls,  la  lullc 
ilalo-ahyssinc,  par  Paul  (>)MnKs.  In-Pi,  179  pages  avec  une 
carie.  Paris,  Librairie  Africaine  et  Coloniale  de  Jo.scph 
André  et  G". 

I^a  conduite  chevaleresque  du  Negus  Ménélik  II,  roi  des  rois  d'Abys- 
sinie,  hîs  voyages  prochains  de  M.  Lagarde,  gouverneur  d'Ohock,  de 
M.  Gabriel  Bonvalot,  du  prince  Henri  d'Orléans,  ainsi  que  le  retour 
à  la  côte  des  prisonniers  italiens  mettent  l'Abyssinie  i  l'ordre  du  jour, 
pour  ne  pas  dire  à  la  mode.  M.  P.  Combes  a  donc  été  heureusement 

1    Études,  Oct.  1893. 


140  ETUDES 

inspiré  de  donner  au  public  une  sorte  de  compendiura,   lui   permettant 

de   s'informer,  par  une  lecture  de  quelques  heures,  sur  tout  ce  qu'il 

importe  de  connaître  de  ce  très  intéressant  pays. 

Ceux  qui  voudront  approfondir  le  sujet  n'auront  qu'à   consulter   les 

ouvrages  de  fond  qui  sont  indiqués  à  la  fin  du  volume  dans  un  chapitre 

spécialement  consacré  à  la  bibliographie. 

A.  A.  FAUVEL. 

Phénix  et  Fauvette,  par  A.  Géline.  Paris,  Téqui,  33,  rue 
du  Cherche-Midi. 

Phénix  et  Fauvette  n'est  pas  un  roman  «  fait  de  rien  »,  suivant  la  for- 
mule de  la  tragédie  racinienne.  Nombreux  sont  les  Phénix,  c'est  à 
savoir,  dans  la  famille  Vanneau,  les  esprits  où  la  physique,  la  chimie, 
les  dates,  les  nomenclatures  ont  tué  le  bon  sens,  le  tact,  toute  délica- 
tesse; nombreuses  aussi,  les  Fauvettes,  c'est  à  savoir,  dans  la  famille 
Doryenne,  les  intelligences  fermes,  les  cœurs  aimants,  les  âmes  rayon- 
nantes de  pure  allégresse.  Le  contraste  est  bien  marqué  ent^e  les  deux 
familles  et  beaucoup  de  scènes  enfantines  sont  prises  sur  le  vif  de  la 
réalité  ;  mais  comment  s'intéresser  à  tant  de  personnages  divers,  à 
trois  ou  quatre  générations  de  Vanneau  ou  de  Doryenne.  Au  début, 
voici  le  grand-père;  à  la  fin,  les  petits-fils,  voire  les  arrière-petits-fîls, 
conservant  tous  fidèlement  leurs  traditions  respectives.  Thèse  d'ailleurs 
excellente  :  la  famille  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  non  pas  même  du 
pain  de  la  science,  et  l'astronomie,  les  mathématiques,  les  collections 
de  vieilles  médailles  égyptiennes  ne  peuvent  remplacer  au  foyer  domes- 
tique la  simplicité  chrétienne  et  l'amour  de  Dieu. 

L.  CHERVOILLOT,  S.  J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Mars  11.  —  a  Sur  la  proposition  du  ministre  des  aflaires  étrangères, 
est  nommé  dans  l'ordre  national  de  la  Légion  d'honneur,  au  grade  de 
Chevalier,  Mgr  Biet  (Félix),  évêque  de  Diana,  vicaire  apostolique  du 
Thihet;  vingt-huit  ans  de  services  dévoués  en  Extrême-Orient:  s'est 
attaché  de  la  manière  la  plus  efficace  à  répandre  l'influence  française  au 
Thibet.  Fondateur  d'écoles,  d'orphelinats  et  de  colonies  agricoles  » 
(Journal  Officiel). 

—  Les  Ârchevôqnes  anglicans  de  Cantorbéry  et  d'York  publient 
en  latin  et  en  anglais  une  réponse,  respectueuse,  à  la  Lettre  Apos- 
tolique sur  1rs  Ordinations  Ani-Iirnnps.  Les  Etudes  en  parl«M*onl 
bientôt. 

—  A  Noisy-le-Sec,  entrevue  de  la  Heine  d'Angleterre  et  du  Prési- 
dent de  la  Hépuhlique  française. 

12.  —  On  confirme  que  la  Reine  de  Madagascar  a  été  déposée  et 
exilée  à  l'île  Bourbon  vers  la  fin  de  février.  Un  gouverneur  général 
indigène  a  été  institué  à  Tananarive. 

—  En  Suisse,  grève  générale  du  personnel  de  la  Compagnie  des 
Chemins  de  fer  du  Nord-Est.  Les  services  nationaux  cl  internationaux 
se  trouvent  suspendus. 

13.  —  De  Crète,  les  amiraux  réclament  et  obtiennent  des  troupes 
de  relève,  pour  remplacer  celles  que  les  derniers  événements  ont  sur- 
menées. 

14.  —Dans  le  Finistère,  M.  de  Chamaillard,  catholique,  est  élu 
sénateur,  en  remplacement  de  M.  Rousseau,  décédé. 

—  A  Aix  (Bouches-du-RhAn«'),  M.  Baron,  progressiste,  est  élu  dé- 
puté, en  remplacement  de  M.  Leydet,  devenu  sénateur. 

—  A  Béziers  (Hérault),  M.  Auge,  radical  progre.'^.sistc,  est  eiu 
député,  en  remplacement  do  M.  Cot,  démissionnaire. 

—  A  Beauvais,  M.  le  D'  Baudon,  radical,  est  élu  député,  en  rem- 
placement de  .M.  le  D'  Lesage,  décédé. 

—  A  Auxcrre,  M.  Bienvenu-Martin,  radical,  est  élu  député,  en 
remplacement  de  M.  Doumer,  démissionnaire. 

15.  —  A  la  Chambre  française,  interpellations  de  MM.  Goblet, 
Delafossc  et  Millerand  sur  les  affaires  d'Orient.  Sur  la  déclaration  de 
M.    Hanotaux,    affirmant  que   les   puissances  veulent   énergiquemcnl 


142  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

accorder  l'autonomie  à  la  Crète,  et  imposer  les  réformes  à  la  Turquie, 
un  ordre  du  jour  de  confiance  est  voté  par  350  voix  contre  147. 

—  En  Crète,  une  formidable  explosion  se  produit  à  bord  du  croiseur 
russe  Sissoy-Velicky.  17  hommes,  dont  9  officiers,  sont  tués  sur  le 
coup,  et  20  autres,  blessés. 

17.  —  En  Angleterre,  la  Chambre  des  Communes  adopte  en 
troisième  lecture  le  bill  sur  les  écoles  libres. 

18.  —  Sur  la  recommandation  de  l'administrateur  apostolique  de 
Crète,  le  Souverain  Pontife  a  nommé  commandeurs  ou  chevaliers 
de  Saint-Grégoire  huit  officiers  de  marine  français  et  le  chancelier  du 
consulat  de  France,  qui  se  sont  particulièrement  signalés  en  protégeant 
et  sauvant  les  chrétiens. 

—  En  Crète,  les  amiraux  font  afficher  et  promulguer  une  procla- 
mation annonçant  que  l'autonomie  est  accordée. 

—  De  New-York  on  télégraphie  que  le  paquebot  La  Ville-de- 
Saint-Nazaire,  faisant  le  service  de  New-York  aux  Antilles,  a  fait 
naufrage  le  8  courant.  Quatre  personnes  ont  été  sauvées  sur  quatre- 
vingts  matelots  ou  passagers. 

19.  —  La  flotte  grecque  commence  à  quitter  les  eaux  Cretoises. 

20.  —  L'Empereur  d'Allemagne  avait  obligé  l'amiral  Hollmann, 
secrétaire  d'état  à  la  marine,  à  présenter  au  Reichstag  une  demande  de 
crédits  pour  l'augmentation  de  la  marine  de  guerre  allemande.  La  com- 
mission du  budget  ayant  repoussé  cette  demande,  l'amiral  donna  sa 
démission  que  l'empereur  n'accepta  pas.  Aujourd'hui,  le  Reichstag, 
adoptant  les  conclusions  de  la  commission,  repousse  lui  aussi  les  cré- 
dits, et  se  met,  dit-on,  en  conflit  avec  l'empereur. 

21.  —  Le  Blocus  de  la  Crète  commence  à  8  heures  du  matin 
aux  conditions  suivantes  : 

Il  s'étend  dans  les  limites  comprises  entre  le  23"  24'  et  le  26"  30'  de 
longitude  Est  d'une  part,  le  35°  48' et  le  34°  45'  de  latitude  Nord,  d'autre 
part.  Aucun  navire  grec  ne  pourra  accoster  les  côtes  Cretoises  ni  s'en  appro- 
cher au-delà  des  limites  fixées. 

Quant  aux  navires  des  grandes  puissances  et  à  ceux  des  Etals  neutres, 
ils  devront  obtenir  l'autorisation  des  amiraux  pour  débarquer  leurs  cargai- 
sons qui,  en  aucun  cas,  ne  pourront  être  destinées  aux  troupes  grecques  ni 
aux  insurgés. 

—  A  Berlin,  commencement  des  fêtes  en  l'honneur  du  centenaire 
de  la  naissance  de  Guillaume  I*'. 

23.  —  A  Tokat  (Arménie),  les  Musulmans  ont  envahi  léglise  et 
massacré  les  Arméniens. 

24.  —  Aux  Philippines,  le  maréchal  Primo  Rivera  remplace, 
comme  commandant  en   chef,  le  général  Polavieja,  malade. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  143 

25.  —  L'article.  La  Question  religieuse  à  Madagascar  (ci-dessus 
p.  87)  était  déjà  sous  presse  quand  le  courrier  nous  a  apporté  le  docu- 
ment suivant.  Il  conflrme  pleinement  les  affirmations  de  notre  collabo- 
rateur et  répondait  à  l'avance  au  Rapport  des  pasteurs  Lauga  et  Kriiger. 

Lettre-circulaire  de  Mgr.  Cazet 
aux  membres  de  la  mission  catholique. 

Tananarivc,  19  février  1897. 
Mes  révérend»  pères, 

Par  la  circulaire  du  général  Galliéni  en  date  du  13  février,  vous  avez  vu 
avec  quelle  énergie  il  insiste  auprès  des  autorités  françaises  et  indigènes 
pour  qu'elles  observent  fidèlement  la  neutralité  religieuse,  qu'elles  n'exercent 
aucune  pression  et  qu'elles  laissent  les  Malgaches  libres  d'embrasser  la  reli- 
gion qu'il  leur  plaira.  Le  général  s'appuie  sur  le  passage  suivant  d'une 
récente  dépèche  de  M.  le  Ministre  des  colonies  :  ■  Je  ne  saurais  admettre 
que  les  querelles  Religieuses  puissent  être  une  occasion  de  troubles  dans  la 
colonie,  et  je  blâmerais  les  autorités  locales  qui  hésiteraient  i  réprimer 
immédiatement  les  fauteurs  de  désordre,  k  quelque  confession  qu'ils  appar- 
tiennent. 9 

Nous  ne  saurions  trop,  mes  révérends  pères,  entrer  dans  l'esprit  de  cette 
circulaire  et  de  cette  dépèche  au  sujet  de  la  liberté  de  religion  et  d'ensei- 
gnement ;  c'est  vers  cette  liberté  que  nous  avons  longtemps,  mais  en  vain, 
aspiré.  Maintenant  qu'on  nous  l'a  accordée,  usons-en.  mais  dans  un  esprit 
de  douceur  et  de  paix,  évitant  et  faisant  éviter  avec  soin  par  nos  adhérents, 
comme  nous  avons  fait  jusqu'ici,  tout  ce  qui  serait  de  nature  à  occasionner  le 
moindre  trouble  parmi  les  Malgaches. 

Entrant  d'avance,  il  y  a  plusieurs  semaines,  dans  1rs  intentions  du  gouver- 
nement français,  je  vous  ai  recommandé  de  ne  jamais  écrire  aux  autorilT'H 
locales  pour  ce  qui  concerne  les  questions  d'ordre  purement  spirituel,  ques- 
tions dans  lesquelles  il  leur  est  défendu  de  s'immiscer.  Dans  notre  réunion 
mensuelle  du  17  février,  j'ai  renouvelé  cette  recommandation  avec  plus 
d'insistance,  et  je  vous  ai  vivement  exhortés  k  vous  pénétrer  de  plus  en  plus, 
au  milieu. des  dilfirnltés  qui  peuvent  se  présenter,  d'un  esprit  de  douceur,  de 
patience,  de  bonté  h  l'égard  de  tous.  C'est  dans  cet  esprit  que  vous  ave/ 
agi  jusqu'ici,  et  sans  que  nous  nous  en  doutions,  on  en  a  été  frappé.  Voici  en 
effet  ce  que  m'écrivait,  le  25  octobre  dernier,  un  capitaine,  qui  après  avoir 
fait  l'expédition  et  séjourné  plusieurs  mois  à  Tananarire,  a  été  rappelé  en 
France  :  «  Votre  patience  pendant  le  temps  d'épreuves  que  vous  venez  de 
traverser,  vous  a  encore  grandis  dans  l'estime  générale,  et  c'est  avec  respect 
que  les  officiers  du  corps  expéditionnaire  parlent  des  Pères  qu'ils  ont  pu 
apprécier  et  aimer.  ■ 

Continuons,  mes  révérends  pères,  à  pratiquer  cette  patience  et  cette  lon- 
ganimité et  h  ne  nous  occuper  en  rien  des  affaires  publiques,  si  ce  n'est  pour 
demander  à  Dieu  qu'elles  progressent  pour  le  bien  de  la  Franco  et  de  .Mada- 
gascar.   Nous  nous  conformerons   ainsi  k  une  maxime  de  saint  Ignace  qui 


144  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

disait  :  «  Le  moindre  bien  fait  avec  calme  et  édification  me  semble  préférable 
à  de  plus  grandes  choses  propres  à  entraîner  du  trouble  et  du  scandale.  » 

Vous  me  demanderez  peut-être  ce  que  vous  devez  faire,  quand  il  se 
passe  des  faits  dans  le  genre  de  ceux  que  me  signale  le  R.  P.  Dupuy  dans 
sa  lettre  du  17  de  ce  mois  :  «  Les  pasteurs  luthériens  malgaches  (district 
d'Antsirabe)  continuent,  dit-il,  leurs  exploits  de  jadis.  Depuis  quinze  jours, 
ils  ont  dispersé  trois  de  nos  classes,  frappe  nos  instituteurs  et  emmené  de 
force  plusieurs  élèves.  »  Dans  des  cas  analogues,  vous  recommanderez  à 
vos  adhérents,  élèves  ou  autres,  de  ne  jamais  mettre  le  tort  de  leur  côté  ; 
ensuite,  après  vous  être  assurés  des  circonstances  du  fait,  vous  tâcherez 
d'obtenir  des  opposants,  par  vos  aides  malgaches  ou  par  vous-même,  qu'ils 
respectent  la  liberté  des  catholiques,  comme  ceux-ci  respectent  celle  des 
protestants.  Si  vos  démarches  échouent,  vos  adhérents  porteront  plainte  à 
l'autorité  locale  qui,  conformément  aux  instructions  de  M.  le  ministre, 
«  n'hésitera  pas  à  réprimer  immédiatement  les  fauteurs  de  désordre,  à 
quelque  confession  qu'ils  appartiennent  ». 

S'il  est  nécessaire  que  vous  interveniez  par  écrit,  vous  ne  le  ferez  qu'après 
m'avoir  informé  de  tout  ce  qui  s'est  passé,  et  reçu  ma  réponse. 

Telles  sont,  mes  révérends  pères,  les  recommandations  que  jai  cru  devoir 
vous  renouveler  en  vue  de  la  paix  commune  et  de  l'avancement  des  œuvres 
de  la  mission. 

-{-  Jean-Baptiste,  s.  j.  ,  Vie.  Apost.  de  Madagascar  Sept. 


Le  25  mars  1897, 


Le  {Térant  :   C.  BERBESSON. 


Imp.  Yvert  et  Tcllior,  Galerie  du  Commerce,  10,  à  Amiens. 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 


En  18U1,  M.  Léon  Bourgeois  étant  grand-mailre  de  TUni- 
vcrsité  de  France,  V enseignement  spécial  fut  érigé  en  ensei- 
gnement secondaire  moderne.  C'est-à-dire  que,  en  vertu  de 
son  omnipotence  à  laquelle  rien  n'échappe,  l'Etal,  incarné  en 
la  personne  d'un  ministre,  décrétait  que  les  jeunes  Français 
aspirant  à  prendre  rang  parmi  l'élite  intellectuelle  de  la 
nation,  n'auraient  plus  besoin  d'aller  à  l'école  des  Grecs  et 
des  Romains  ;  l'anglais  et  l'allemand  pourraient  remplacer 
les  langues  classiques  comme  instrument  de  cette  disci- 
pline élevée  et  libérale  de  l'esprit  qui  a  pour  but  de  déve- 
lopper, d'assouplir  et  d'alliner  toutes  les  facultés  sans  se 
préoccuper  d'aucune  préparation  professionnelle.  Sans 
abolir  les  humanités  traditionnelles,  on  intronisait  à  côté 
d'elles,  sur  le  pied  d'égalité,  un  nouveau  système  de  culture, 
regardé  jusque-là  comme  d'ordre  inférieur  ;  on  le  parait 
du  même  titre,  on  lui  attribuait  la  même  vertu,  en  attendant 
de  lui  conférer  les  mêmes  prérogatives. 

Nous  avons  raconté  cette  innovation  et  t  \jm.?,i-  iî.ui>  uik*  lon- 
gue étude  notre  manière  de  voir  sur  les  principes  qui  l'ont 
inspirée  et  les  résultats  qu'on  en  peut  attendre  '.  Cette  opi- 
nion se  résume  en  un  petit  nombre  de  points  très  clairs. 
Assurément  il  est  bon,  il  est  nécessaire  même,  que,  au- 
dessus  de  l'instruction  primaire  et  parallèlement  aux  huma- 
nités gréco-latines,  nous  ayons  un  enseignement  qui  fasse 
une  plus  large  place  aux  langues  vivantes  et  aux  sciences 
naturelles  et  mathématiques,  qui,  par  cela  même,  prépare  plus 
directement  le  jeune  homme  aux  diverses  carrières  indus- 
trielles et  commerciales.  Cet  enseignement  existe,  forte- 
ment   organisé,   chez    toutes   les    nations    de    l'Europe  ;    il 

1.   Cf.   Études,  U  LV.  p.  2^1  et  p.  3i5. 

LX.M   —  10 


146  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

répond  aux  exigences  de  la  vie  moderne.  Ce  que  Ton  peut 
concéder  encore,  c'est  que  les  humanités  classiques  ne 
conviennent  pas  indifféremment  à  tous  et  que  mieux  vaut  ne 
pas  soumettre  à  une  discipline  tout  à  la  fois  trop  délicate  et 
trop  forte  des  esprits  incapables  d'en  profiter.  Mais  ce  que 
nous  avons  cru  devoir  repousser  et  combattre  de  toutes  nos 
forces,  c'est  la  complète  assimilation  que  l'on  prétend  faire 
de  ces  deux  systèmes  de  formation  intellectuelle  ;  assimila- 
tion injuste  en  soi  et  funeste  dans  ses  conséquences,  en  tète 
desquelles  viendrait  infailliblement  la  ruine  des  humani- 
tés classiques.  Voilà  pourquoi,  avec  une  foule  d'hommes  de 
savoir  et  d'autorité,  de  ceux  dont  le  témoignage  compte, 
nous  avons  pensé  qu'on  s'engageait  sur  une  pente  dange- 
reuse et  nous  avons  crié  :  Casse-cou. 

Nous  ne  songeons  pas  à  recommencer  la  démonstration 
([ue  nous  avons  faite,  il  y  a  six  ans.  Nous  nous  permettons 
d'y  renvoyer  nos  lecteurs  ;  la  question  est  de  celles  qu'il 
ne  faut  pas  trancher  à  la  légère,  d'inspiration  ou  d'instinct, 
et  où  malheureusement  on  est  porté  à  se  laisser  prendre  à 
de  vulgaires  sophismes.  Mais,  sans  examiner  à  nouveau  les 
droits  ou  les  torts  des  contendants,  nous  nous  proposons  de 
signaler  les  phases  de  la  lutte  poursuivie  pendant  ces  der- 
nières années  entre  les  classiques  et  les  modernes.  Nous 
ajouterons  quelques  observations  personnelles  recueillies  au 
cours  de  cette  petite  excursion  rétrospective. 


I 


Dès  son  entrée  dans  la  vie,  le  nouvel  enseignement, 
favorisé  par  les  maîtres  du  jour,  était  déjà  libéralement 
doté.  Le  baccalauréat  moderne  héritait  naturellement  de 
tous  les  droits  de  son  prédécesseur,  le  baccalauréat  de 
l'enseignement  spécial.  On  y  ajouta  encore,  si  bien  que 
toutes  les  grandes  écoles,  y  compris  la  section  scientifique 
de  l'Ecole  normale  supérieure,  lui  furent  ouvertes.  Seules 
les  Facultés  de  droit  et  de  médecine  lui  fermaient  encore 
leurs  portes.  Certains  compartiments  de  l'Administration 
des  Finances  refusèrent  également  de  s'ouvrir.  C'était  pour 


CLASSIQUE  OU  MODERNE?  147 

le  nouveau  venu  une  amertume  qui  empoisonnait  son 
joyeux  avènement,  un  stigmate  d'infériorité  dont  il  se 
sentait  profondément  humilié  et  auquel  il  ne  devait  jamais 
se  résigner.  Dès  sa  naissance,  ses  parrains  avaient  nettement 
déclaré  que  rien  n'était  au-dessus  ni  de  son  mérite  ni  de 
ses  ambitions.  Toutefois,  du  côté  de  l'Université,  il  y  avait 
peu  d'espoir  ;  la  grande  majorité  de  ce  grand  corps 
accueillait  ses  prétentions  de  façon  peu  sympathique. 
C'est  pourquoi  il  se  tourna  tout  d'abord  vers  la  Presse  et  le 
Parlement.  Là,  il  compte  des  patrons  ardents,  entreprenants 
et  bruyants. 

L'enseignement  moderne  avait  deux  ans,  —  comme  ce 
siècle,  quand  naquit  le  poète  immense  —  lorsque  fut  livré 
(în  sa  faveur  le  premier  assaut  à  l'Ecole  de  médecine.  Le 
gouvernement  aurait  pu  se  contenter  de  dire  :  Ouvrez-vous, 
portes  rebelles,  —  et  introduire  son  client.  Il  est  à  peu  près 
c(>rtain  (|ue  les  choses  se  passeront  ainsi  dans  un  prochain 
avenir.  Mais,  en  1893,  il  ne  crut  pas  devoir  procéder  ainsi. 
Les  Facultés  furent  invitées  à  donner  leur  avis.  C'était  une 
manière  polie  de  leur  laisser  ro<lieux  du  refus  qtn  allait 
être  opposé  à  des  revendications  prématurées. 

La  réponse  de  la  Faculté  de  Paris  fut  rédigée  par  le 
I)^  Polain  : 

A  l'unaniniitc',  Usons-nous  au  début  de  cette  pièce,  la  Commission 
(Irclare  que  le  programme  d'études  rorrespondant  au  hacralauréat 
moderne  ne  constitue  pas,  suivant  rlle,  une  prt-parati<m  appropriée  à 
l'étude  de  la  médecine  et  qu'il  ne  convient  pas  de  l'admettre  comme  y 
donnant  accès. 

Le  rapport  s'appuie  spécialement  sur  ce  qui  fait  la 
caractéristique  de  l'enseignement  moderne,  la  std^stitution 
des  langues  vivantes  au  grec  et  au  latin.  La  science  médicale 
a  noue  avec  les  deux  langues  classiques  une  alliance  trop 
intime  pour  qu'elle  puisse  s'en  affranchir.  Sans  doute,  la 
connaissance  de  l'anglais  ou  de  l'allemand  sera  d'un  grand 
secours  aux  praticiens  français  pour  se  tenir  au  courant  des 
travaux  de  leurs  confrères  étrangers,  mais  elle  ne  saurait 
suppléer  à  l'ignorance  des  langues  qui  ont  fourni  h  la 
médecine  tout  son  vocabulaire  technique.  Cette  Musc  «  en 


148  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

français  parle  grec  et  latin  «  ;  c'est  un  fait  sur  lequel  on 
peut  gloser,  mais  c'est  un  fait. 

D'autre  part,  Téminent  professeur  estime  que  le  tour 
d'esprit,  créé  par  la  prédominance  des  sciences  mathéma- 
tiques, n'est  pas  celui  qui  convient  pour  l'étude  des  questions 
physiologiques  et  pour  la  pratique  de  l'art  médical. 

Un  autre  rapport  qui  fut  particulièrement  remarqué, 
fut  celui  du  D'"  Renaut,  présenté  au  nom  de  la  Faculté  de 
Lyon.  Il  complétait  celui  de  Paris,  car  il  insistait  sur  des 
arguments  que  le  D""  Potain  n'avait  fait  qu'effleurer. 

Le  D""  Renaut  envisage  la  question  d'un  point  de  vue  plus 
élevé.  Le  médecin  n'exerce  pas  seulement  un  métier;  alors 
même  qu'il  posséderait  parfaitement  la  technique  de  son 
art,  il  ne  serait  pas  pour  cela  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  La  nature 
de  ses  fonctions  et  l'efficacité  même  de  son  ministère  exige 
qu'il  possède  l'autorité  morale,  et  par  conséquent  la  supé- 
riorité que  l'homme  tient  d'une  plus  haute  culture  intellec- 
tuelle. Le  savant  rapporteur  avertit  que  cette  considération 
pourrait  se  développer  beaucoup  «  sans  devenir  de  la 
rhétorique  »  et  il  semble  bien  qu'il  ait  raison.  Or,  cette  supé- 
riorité, que  pour  son  compte  il  croit  réelle,  l'opinion  l'attri- 
bue exclusivement  à  ceux  qui  ont  reçu  la  culture  classique. 
Des  médecins  qui  en  seraient  dépourvus  se  verraient  par 
cela  seul  classés  dans  un  rang  inférieur.  Leur  crédit  en 
serait  atteint  et  par  contre  coup  la  dignité  de  la  profession 
elle-même.  Le  D""  Renaut  conclut  par  ces  graves  paroles 
où  il  ne  ménage  plus  l'expression  de  sa  pensée  à  l'endroit 
de  l'enseignement  moderne  : 

Nous  sommes  d'avis  que  l'intérêt  bien  entendu  des  hautes  études 
médicales  consiste  non  pas  à  ouvrir  trop  grande  la  porte  des  Facul- 
tés de  médecine,  pour  les  encombrer  de  sujets  munis  d'une  culture  de 
second  ordre,  manifestement  inférieure  à  celle  reflétant  des  études  clas- 
siques, mais  qu'il  importe,  au  contraire,  d'établir  à  l'entrée  même  de 
la  carrière  une  sélection  suffisante  pour  éviter  cet  immense  inconvé- 
nient :  l'abaissement  forcé  des  études,  des  examens  et  de  la  valeur  des 
diplômes. 

Toutefois  pour  ne  pas  décourager  complètement  le  solli- 
citeur, la  Faculté  de  Lyon  déclarait  qu'elle   n'entendait  pas 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  149 

engager  l'avenir.  «  L'institution  du  baccalauréat  moderne  est 
à  ses  débuts  ;  elle  n'a  pas  donné  sa  mesure,  ou  plutôt  elle  a 
donné  une  mauvaise  mesure.  «  Plus  tard  peut-être  méritera- 
t-elle  un  accueil  moins  sévère. —  C'estune  traduction  de  la  for- 
mule connue  :  Pas  aujourd'hui,  mon  ami,  repassez  une  autre 
fois.  ^ 

Une  autre  Faculté,  celle  de  Nancy,  s'en  tira  de  la  même 
façon.  Les  autres,  Lille,  Montpellier  et  Toulouse  répon- 
dirent par  un  non  catégorique.  Bordeaux  seul  se  déclarait 
prêt  à  recevoir  les  inscriptions  des  modernes  dès  la  rentrée 
prochaine. 

La  consultation  du  corps  médical  souleva  dans  une  partie 
de  la  presse  des  clameurs  furibondes.  Ce  fut  pendant  plu- 
sieurs semaines  un  concert  où  l'ironie,  le  sophisme  et  l'injure 
firent  leur  partie,  mais  où  manquaient  absolument  l'har- 
monie et  la  mesure.  11  n'est  pas  bien  didicile  de  tourner 
des  plaisanteries  sur  le  compte  des  médecins  et  d'exécuter 
des  variations  sur  le  Dignus  es  intrare  de  Molière  ;  mais  ce 
qui  l'est  davantage,  c'est  de  répondre  aux  raisons  qu'ils  invo- 
quent pour  motiver  leur  refus  par  des  raisons  meilleures.  A 
notre  aVis,  on  ne  Ta  pas  fait  jusqu'ici. 

Quelques  mois  plus  laid,  nouvel  as.saut.  M.  (tombes,  qui 
depuis  est  entré  au  Cabinet  sous  le  ministère  radical  de 
M.  Bourgeois,  porta  le  23  mai  1894,  à  la  tribune  du  Sénat, 
une  int(>rp('lIation  «  Sur  la  nécessité  de  réviser  les  règle- 
ments universitaires  ou  administratifs  qui  ferment  à  l'ensei- 
gnement secondaire  moderne  certaines  carrières  libérales 
ou  publiques,  notamment  la  médecine.  »  Ce  fut  vraiment 
une  très  belle  joute  oratoire,  qui  rappelait  celle  de  1890,  où 
M.  Jules  Simon,  après  avoir  lui-même  porté  de  si  rudes 
coups  aux  études  classiques,  employait  à  les  défendre  toutes 
les  ressources  de  son  admirable  talent. 

M.  Combes,  un  des  champions  les  plus  autorisés  de 
l'enseignement  moderne,  est  lui-même  un  médecin.  Il 
plaida  la  cause  de  son  client  avec  beaucoup  de  chaleur  et 
un  talent  incontestable,  dans  une  harangue  très  longue  et 
très  étudiée.  Il  se  plaignit  surtout  de  la  malveillance  qu'on 
lui  témoignait  dans  l'Université,  prit  à  partie  de  façon  très 


150  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

vive  les  arguments  du  Docteur  Potain  'qui  n'était  pas  là 
pour  les  défendre,  remua  pas  mal  de  lieux  communs  et 
se  plaignit  que  l'on  enfermât  méchamment  l'enseignement 
moderne  dans  un  cercle  vicieux.  Vous  dites  :  Il  ne  nous 
donne  pas  de  garanties  suffisantes,  il  se  recrute  mal,  ce 
sont  les  rebuts  de  l'enseignement  classique  qui  viennent  à 
lui.  Donc,  nous  ne  pouvons  lui  accorder  les  sanctions  que 
vous  réclamez  pour  lui.  Mais,  précisément,  s'il  se  recrute 
mal,  s'il  n'arrive  pas  à  son  plein  épanouissement,  c'est  que 
les  carrières  les  plus  enviées  lui  sont  interdites.  Qu'on 
le  mette  en  état  de  donner  sa  mesure,  et  on  n'aura  plus 
de  reproches  à  lui  faire.  En  attendant,  il  ressemble  à  une 
plante  à  qui  on  refuse  l'air  et  le  soleil.  A  qui  s'en  prendre 
si  elle  végète  ? 

L'attaque  avait  été  habile  ;  la  rispote  le  fut  davantage.  Le 
ministre  d'alors  était  M.  Spuller,  un  classique  fervent,  qui 
terminait  volontiers  ses  discours  sur  les  questions  scolaires 
par  cette  formule  poétique  :  «  Si  vous  me  demandez 

Qui  nous  délivrera  des  Grecs  et  des  Romains  ? 

Je  VOUS  répondrai  franchement  :  ce  n'est  pas  moi.  « 

M.    Spuller    retourna   tout    d'abord    très   ingénieusement 

contre  la  thèse  de  son  collègue  son  propre  mérite  littéraire. 

On  n'est  pas  plus  académique  que  cela.  Si  tous  nos  débats 

parlementaires  étaient  sur  ce  ton  ! 

Il  m'est  impossible  de  ne  pas  dire  que  cette  défense  de  l'enseigne- 
ment moderne  a  pris,  cette  année,  une  forme  élevée,  supérieure,  à 
laquelle  je  veux  rendre  hommage. 

Je  pense  que  cette  forme  est  due  non  seulement  au  talent  de  l'orateur, 
mais  aux  études  premières  qui  l'ont  formé  (Rires  et  applaudissements) . 
Je  doute  que  M.  Combes  eût  pu  s'exprimer  si  bien,  si  littérairement,  avec 
tant  de  finesse  et  de  goût,  sur  le  caractère  artiste  des  littératures 
anciennes,  s'il  n'avait  pas  commencé  par  les  bien  étudier,  et  je  me  per- 
suade que  si  tout  à  coup,  disparaissant  de  ce  monde,  —  ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise  !  —  il  revenait  au  bout  de  cinquante  ans  dans  une  société  qui 
n'aurait  plus  étudié  ni  grec  ni  latin,  il  ne  rencontrerait  pas  beaucoup 
de  gens  disposés  à  lui  donner  les  applaudissements  qu'il  a  recueillis 
tout  à  l'heure.  (Très  bien  !  Très  bien  !) 

Puis  le  ministre  se  déclarait  modestement  hors  d'état  de 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  151 

suivre  son  contradicteur  «  dans  la  conférence  si  brillante  » 
qu'il  venait  de  donner  au  Sénat  sur  l'étude  des  grands 
auteurs  allemands,  anglais,  italiens  ou  espagnols,  poursuivie 
dans  un  but  désintéressé,  purement  littéraire,  vraiment 
humaniste.  Protestant  contre  toute  imputation  de  malveil- 
lance à  l'endroit  de  l'enseignement  moderne,  il  suivait,  au 
contraire,  avec  beaucoup  d'attention  et  de  sollicitude  une 
expérience  intéressante.  Mais  enfîn,  disait-il,  l'expérience 
date  d'hier  ;  l'enseignement  moderne,  que  vous  le  vouliez 
ou  non,  est  issu  de  l'enseignement  spécial  d'assez  triste 
mémoire,  et  jusqu'à  présent  il  ne  s'en  distingue  guère  que 
par  une  appellation  plus  décorative.  11  est  encore  trop  jeune  ; 
attendons  qu'il  ait  atteint  toute  sa  croissance  et  fait  ses 
preuves.  On  verra  alors  à  lui  accorder  les  sanctions  (|u*il 
réclame. 

L'interpellateur  revint  à  la  charge,  répétant  que  l'expé- 
rience ne  se  faisait  pas  dans  de  bonnes  conditions  ;  mais 
décidément  il  n'avait  pas  l'oreille  du  Sénat.  Cette  belle  passe 
d'armes  fut  sans  résultat  ;  il  n'y  eut  pas  même  de  vole. 

Vers  la  fin  de  cette  même  année  1894,  le  Rapport  à 
la  Chambre  des  Députés  sur  le  Budget  de  l'Instruction 
publique  consacrait  un  paragraphe  discret  aux  revendica- 
tions de  l'enseignement  moderne.  Il  constatait  des  progrès 
considérables  au  point  de  vue  de  sa  clientèle  ;  48  0/0  de  la 
population  totale  des  lycées  et  collèges  lui  appartenaient 
déjà,  après  trois  ans  d'existence.  C^est  la  même  proportion 
qui  a  été  donnée  dans  les  discussions  de  novembre  dernier; 
il  y  a  tout  lieu  de  croire  qu'elle  est  encore  plus  élevée. 
Mais  en  même  temps  le  rapporteur  n'hésitait  pas  à  signaler 
les  défauts  d'organisation,  les  tâtonnements  et  aussi  la 
qualité  inférieure  du  recrutement,  toutes  choses  qui 
laissaient  peser  des  inquiétudes  sur  l'avenir  de  l'institution. 
-Néanmoins  vers  ce  même  temps  on  apprenait  que  le  Minis- 
tère des  Finances  venait  de  capituler.  Les  trois  divisions 
qui  jus({ue  là  s'étaient  montrées  intraitables  venaient  d'ouvrir 
leurs  portes  aux  bacheliers  de  l'enseignement  moderne.  Il 
ne  restait  donc  plus  désormais  que  les  deux  citadelles  du 
droit  et  de  la  médecine. 

Chose  curieuse,  pendant  les  sept  à  huit  mois  que  dura  le 


152  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

ministère  radical,  alors  que  le  gouvernement  avait  à  sa  tête 
riiomme  que  les  humanités  modernes  salueraient  comme 
leur  père,  si  elles  ne  craignaient  d'être  appelées  de  son  nom, 
les  humanités  bourgeoises,  alors  que  le  plus  dévoué  et  le 
plus  verbeux  de  leurs  patrons,  M.  le  sénateur  Combes, 
présidait  à  l'Instruction  publique,  on  ne  voit  pas  que  leur 
cause  ait  fait  le  moindre  progrès,  ni  même  que  le  ministre 
ait  rien  tenté  en  leur  faveur.  C'est  à  se  demander  si  la 
question  ne  serait  pas  de  celles  que  Ton  pousse  quand  on 
est  dans  l'opposition,  mais  qu'on  se  garde  de  résoudre  quand 
on  est  au  pouvoir. 

II 

Enfin,  au  mois  de  novembre  dernier,  une  nouvelle  bataille 
a  été  livrée  au  Parlement.  Le  Rapport  de  M.  Bouge  qui 
nous  a  apporté  des  révélations  si  intéressantes,  s'exprimait 
quelque  part  d'une  façon  assez  désobligeante  pour  l'enseigne- 
ment moderne.  Parmi  les  causes  de  la  dépopulation  des 
lycées  et  collèges,  il  n'hésitait  pas  à  placer  la  concurrence 
des  écoles  primaires  supérieures. 

La  lecture  du  programme  des  deux  enseignements,  disait-il,  ne 
permet  pas  de  les  différencier.  Entre  les  deux  il  est  temps  que  l'adminis- 
tration choisisse  et  se  prononce  ;  ils  ne  peuvent  pas  impunément  se 
perpétuer  et  se  nuire  réciproquement. 

L'honorable  rapporteur  aurait  pu  appuyer  son  dire  sur  des 
arguments  de  fait,  puisque  nombre  d'écoles,  soit  ofiicielles, 
soit  libres,  qui  ne  sont  point  classées  comme  établissements 
d'enseignement  secondaire,  font  recevoir  leurs  élèves  au 
baccalauréat  moderne. 

Mais  c'était  piquer  au  vif  les  promoteurs  des  humanités 
nouveau  modèle  ;  on  dirait  qu'ils  éprouvent  pour  elles  quel- 
que chose  des  sentiments  du  parvenu  qui  rougit  de  sa 
parenté  avec  des  gens  de  condition  modeste. 

M.  Legrand,  un  député  professeur,  riposta  par  un  amende- 
ment ainsi  conçu  :  «  La  Chambre  invite  le  gouvernement 
à  préparer  un  projet  de  décret  accordant  à  tous  les  baccalau- 
réats des  sanctions  identiques.  «  La  harangue  qu'il  débita  à 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  153 

l'appui  de  sa  motion  remit  en  mouvement  toute  l'argumen- 
tation déjà  connue.  L'enseignement  moderne  ne  se  développe 
pas  faute  de  débouchés  ;  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  lui 
interdire  l'accès  du  Droit  et  de  la  Médecine  ;  d'autres 
carrières  qui  n'exigent  pas  moins  de  culture  lui  sont 
ouvertes,  etc.,  etc.  Le  seul  élément  nouveau  versé  au  débat 
était  une  sorte  de  statistique  comparative  des  points  obtenus 
par  les  élèves  des  deux  ordres  d'enseignement  dans  des 
concours  établis  entre  eux,  et  de  laquelle  il  semble 
résulter  qu'ils  sont  d'égale  force,  avec  cette  singularité 
toutefois  que  les  classiques,  naturellement  inférieurs  pour 
les  sciences  physiques  et  mathématiques,  l'emporteraient 
au  contraire  pour  les  langues  vivantes. 

La  réponse  du  ministre  actuel,  M.  Rambaud,  fut  un  écho 
affaibli  mais  fidèle  de  celle  que  M.  Spuller  avait  faite  à  la 
tribune  du  Sénat  deux  ans  auparavant  :  Attendons,  ne  juV'ci- 
pitons  rien  ;  la  question  est  grave. 

Songez  qu'un  vote  comme  celui  que  vous  demande  M.  Legrand, 
peut  avoir  de  très  grandes  conséquences  sur  toute  notre  organisation 
de  renseignement  secondaire.  H  peut  avoir  pour  conséquence  d'éclaircir 
les  rangs  de  nos  élèves  de  l'enseignement  classique. 

Toutefois,  ajoutait  en  substance  le  ministre  aux  abois, 
comme  vos  raisons  me  paraissent  très  sérieuses,  je  promets 
de  soumettre  votre  résolution  à  l'examen  du  Conseil  supé- 
rieure de  l'Instruction  publique  et  de  demander  aux  Facultés 
si  elles  ne  seraient  pas  disposées  à  revenir  sur  leur  premier 
avis. 

Kt  là-dessus,  M.  Rnmbaud  suppliait  l'auteur  de  la  propo- 
sition de  vouloir  bien  la  retirer.  Mais  le  terrible  universitaire 
ne  l'entendait  pas  ainsi  :  Nous  connaissons  d'avance  la 
réponse  du  Conseil  supérieur  et  des  Facultés.  Le  siège  de 
ces  Messieurs  est  fait,  et  c'est  pourquoi  nous  en  appelons  au 
Parlement,  et  nous  demandons  à  la  Chambre  de  briser  par 
son  vote  les  résistances  de  l'Université. 

Jusqu'à  ce  moment,  le  débat  avait  été  assez  terne,  en  tout 
cas,  beaucoup  moins  brillant  que  celui  de  1894,  lorsque  l'in- 
tervention de  M.  Jaurès  vint  lui  donner  une  tout  autre 
physionomie.   Jamais   peut-être   l'orateur  socialiste  n'avait 


154  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

cinglé  plus  cruellement  cette  société  bourgeoise  à  laquelle 
il  est  censé  faire  la  guerre,  en  attendant  d'y  conquérir  une 
place  en  rapport  avec  ses  talents  et  son  ambition.  C'était  du 
môme  coup,  sous  une  forme  très  imprévue,  un  plaidoyer 
triomphant  en  faveur  des  humanités  classiques.  Cette  tirade 
vaut  d'être  citée  :  au  fond  la  note  est  juste,  seulement  elle 
a  peut-être  trop  d'éclat  parce  que  l'instrument  est  trop  sonore. 
L'orateur  déclare  que  lui  et  ses  amis  les  socialistes  vont  voter 
tous  l'amendement,  c'est-à-dire  en  faveur  de  l'enseignement 
moderne,  mais  dans  un  tout  autre  sentiment  que  celui  qui 
l'a  inspiré. 

Nous  le  voterons,  parce  qu'il  nous  paraît  impossible  d'imposer  artifi- 
ciellement le  culte  de  la  grande  beauté  antique  à  des  classes  dirigeantes 
qui  déclarent  perpétuellement  qu'elles  n'en  veulent  plus. 

Il  faut  qu'on  se  rende  bien  compte  de  la  conséquence  de  la  proposi- 
tion de  M.  Legrand.  Quoi  qu'il  veuille,  en  établissant  une  égalité  de 
sanction  entre  tous  les  baccalauréats,  entre  le  baccalauréat  classique  et 
le  baccalauréat  moderne,  il  porte  aux  études  classiques  grecques  et 
latines  un  des  plus  rudes  coups  qu'elles  puissent  recevoir. 

Au  centre.  C'est  évident  ! 

Et  voici  pourquoi  :  c'est  que  dans  la  société  affairée  d'aujourd'hui, 
où  tous  les  producteurs,  tous  les  citoyens  sont  obligés  de  se  disputer 
des  débouchés  qui  tous  les  jours  se  resserrent,  dans  une  société  où  l'on 
est  incessamment  contraint  de  lutter  pour  la  vie  et  de  se  procurer  le 
plus  tôt  possible  les  moyens  de  devancer  les  rivaux  dans  les  carrières 
encombrées,  —  dans  cette  société-là,  si  vous  ne  maintenez  pas  aux 
études  classiques  une  sorte  de  prime  sociale,  il  est  bien  évident  qu'elles 
disparaîtront  devant  des  études  plus  faciles,  de  même  qu'en  matière 
de  circulation  monétaire  c'est  la  mauvaise  monnaie  qui  chasse  la  bonne. 

Nous,  nous  aurions  préféré  qu'au  travers  de  toutes  ces  agitations, 
de  ces  luttes  qui  mettent  aux  prises  toutes  les  classes  sociales,  et  dans 
chacune  de  ces  classes  sociales  tous  les  intérêts  concurrents  et  tous  les 
antagonismes,  nous  aurions  préféré  qu'on  pût  maintenir,  au  moins 
comme  un  ressouvenir  de  la  culture  désintéressée,  l'étude  des  lettres 
grecques  et  latines,  en  attendant  l'heure  où  une  humanité  plus  noble  et 
moins  absorbée  par  les  nécessités  brutales  de  la  lutte  pour  la  vie  pour- 
rail  faire  une  plus  large  place  à  cette  culture. 

Ce  que  nous  demandions  à  la  bourgeoisie  actuelle,  c'était,  malgré 
son  dégoût  forcé  pour  les  études  désintéressées,  d'en  continuer  la 
tradition  jusqu'à  l'heure  où  elles  redeviendraient  possibles,  comme  un 
aveugle  chargé  de  transmettre  un  flambeau.  Puisqu'elle  ne  le  veut  pas, 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  155 

puisquelle  déclare  périodiquement  qu'elle  est  incapable  de  supporter 
dans  la  lutte  pour  la  vie  le  souci  des  hautes  cultures,  puisque  ce  sont 
des  représentants  de  l'Université  elle-naéme  qui  viennent,  comme  les 
prêtres  révoltés  contre  Tidole,  dénoncer  l'inutilité  des  études  clas- 
siques  

M.  J.  Legrand.  Mais  je  n'ai  pas  dit  cela. 

M.  Jaurès.  Monsieur  Legrand,  vous  ne  l'avez  pas  dit,  parce  qu'on 
ne  dit  jamais  ces  choses-là. 

M.  J.  Legrand.  Et  je  ne  les  pense  pas. 

M.  Jaurès.  Lorsqu'on  sacrifie  les  idées  les  plus  nobles  de  la  culture 
humaine,  on  ne  dit  pas  qu'on  les  sacrifie  volontairement.  Mais  quoi 
que  vous  fassiez,  vous  préparez  la  suppression  des  études  classiques. 

M.  J.  Legrand.  Mais  pas  du  tout,  je  veux  les  renforcer  au  contraire. 

M.  Jaurès...  Et  la  Chambre  tout  entière  a  dû  être  frappée  de  la  sin- 
gulière contradiction  qu'il  y  avait  dans  vos  paroles. 

D'une  part  vous  avez  prétendu  que  l'enseignement  moderne  était 
capable  comme  l'enseignement  cla.ssique  de  donner  une  noble  culture 
désintéressée,  et  si  on  n'avait  institué  l'enseignement  moderne  avec 
d'autres  arrière-pensées,  si  on  ne  s'y  jetait  pas  pour  échapper  aux 
nécessités  de  la  culture  désintéressée,  je  ne  le  contesterais  pas.  Mais 
en  même  temps,  mon  cher  collègue,  que  vous  déclarez  qu'il  résulte 
des  examens,  des  copies,  des  moyennes  de  baccalauréat,  —  comme  si 
on  mesurait  la  valeur  des  civilisations  par  des  moyennes  de  baccalau- 
réat — ,  que  l'enseignement  moderne  avait  la  même  valeur  aujourd'hui 
que  l'enseignement  classique,  d'autre  part  vous  êtes  venu  dans  votre 
réplique  à  cette  tribune  déclarer  que,  si  vous  vouliez  l'enseignement 
moderne,  c'était  pour  soutirer  toutes  les  non-valeurs  qui  encombrent 
l'enseignement  classique  ;  —  en  sorte  que  voire  idéal  va  devenir  le 
refuge  de  toutes  ces  non-valeurs. 

Je  conclus  d'un  mot.  Lorsque,  il  y  a  cinquante  ou  soixante  ans,  sous 
Louis-Philippe,  la  bourgeoisie  est  arrivée  au  pouvoir,  au  gouverne- 
ment, aux  aifaires,  elle  avait  compris  alors  que  le  prestige  de  la  seule 
richesse  ne  lui  suffirait  pas,  et  elle  essayait,  en  appelant  à  sa  tête  des 
hommes  imprégnés  de  la  culture  antique,  en  la  défendant  partout, 
d'ajouter  pour  elle  au  presiijçe  grossier  de  l'argent  le  prestif^r  d'iine 
noble  culture. 

Vf)us  faites  de  singuliers  pr<»grès  dans  la  décadence,  Messieurs.  El 
vous  paraissez  croire  aujourd'hui  que,  dépouillés  de  ce  prestige  de  la 
culture  antique,  n'ayant  plus  que  le  prestige  grossier  de  la  richesse, 
vous  pourrez  vous  défendre.  Non,  Messieurs,  vous  vous  désarmez, 
vous  vous  dépouillez,  vous  vous  découronnez  vous-mêmes,  et  voilà 
pourquoi  nous  votons  avec  vous. 


156  CLASSIQUE  OU  MODERXE  ? 

On  ne  trouve  dans  cette  virulente  sortie,  ni  un  argument 
nouveau  ni  une  idée  originale  ;  si  richement  doué  qu'il  soit, 
un  homme  qui  aborde  au  pied  levé  tous  les  sujets  les  plus 
disparates,  qui  traite  successivement  la  question  des  sucres 
comme  celle  des  humanités,  les  affaires  d'Arménie  comme 
celles  du  socialisme,  la  marine  aussi  bien  que  les  douanes, 
ne  saurait  évidemment  aller  que  par  les  chemins  battus. 
Mais  le  leader  socialiste,  avec  son  accent  agressif,  avait  mis 
en  relief  les  deux  ou  trois  points  qui  résument  la  thèse  et 
on  ne  peut  contester  qu'il  ait  donné  à  la  défense  des  huma- 
nités classiques  un  tour  très  vif  et  très  personnel. 

La  suite  de  la  discussion  ne  pouvait  manquer  d'être  pas- 
sionnée. M.  Léon  Bourgeois,  ainsi  accusé  de  pousser  la 
bourgeoisie  sur  la  pente  de  la  décadence,  essaya  de  justifier 
son  œuvre.  Déjà  nous  avons  eu  l'occasion  de  nous  arrêter 
devant  certaines  élucubrations  pédagogiques  de  ce  person- 
nage, qui  est  pourtant  une  très  grande  autorité  en  la  matière. 
A  notre  avis  il  est  difficile  de  mieux  réussir  dans  le  genre 
amphigourique.  En  voici  un  nouveau  spécimen.  Le  fondateur 
de  l'enseignement  moderne  déclare  que,  lui  aussi,  il  veut 
une  culture  générale,  mais  que  ce  n'est  pas  de  l'étude  du 
grec  et  du  latin  qu'il  l'attend;  et  d'où  l'attend-il?  —  Ici  que 
le  lecteur  veuille  bien  lui-même  redoubler  d'attention  : 

Cette  cuhure  générale,  nous  l'attendons  de  la  formation  de  l'esprit 
telle  que  notre  temps  la  conçoit  et  la  veut.  La  formation  de  l'esprit  en 
notre  temps,  qu'est-ce,  sinon  celle  qui  naît  de  la  considération  générale 
des  lois  de  la  nature  dans  le  domaine  du  beau  comme  dans  le  domaine 
du  vrai?  Qu'est-ce,  sinon  celle  que  donne  la  méthode  d'observation  et 
d'induction,  base  de  toutes  les  sciences  physiques,  naturelles  ou  his- 
toriques? La  méthode  qui  seule  mène  à  la  vérité  scientifique,  qui  est  la 
règle  de  toute  conquête  de  l'esprit,  est  la  seule  qui  puisse  en  même 
temps  prétendre  à  la  formation  complète  de  l'esprit.  Or,  cette  méthode 
scientifique,  qui,  née  de  l'expérience,  conduit  à  la  culture  générale  par 
la  vue  libre  des  choses,  n'est-elle  pas  au  fond  de  tous  les  programmes 
de  notre  enseignement  d'aujourd'hui,  et  la  science  de  notre  temps 
n'est-elle  pas  aujourd'hui  assez  étendue,  assez  générale,  pour  la  com- 
muniquer aux  esprits  par  l'enseignement  moderne  tout  aussi  bien  que 
par  l'enseignement  classique  ? 

Le  Journal  Officiel  marque  à  cet  endroit:  Applaudissements 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  157 

sur  un  grand  nombre  de  bancs.  Ces  Messieurs  ont  sans 
doute  voulu  affirmer  par  là  qu'ils  avaient  compris,  ce  qui 
leur  fait  beaucoup  d'honneur.  Mais,  pour  les  gens  de  sens 
rassis  qui  aiment  à  trouver  quelque  chose  sous  le  fracas  des 
mots,  une  cause  qu'on  est  réduit  à  plaider  de  la  sorte  res- 
semble bien  à  une  cause  perdue. 

Cette  fois,  il  fallut  bien  aller  aux  voix,  et  Ton  ne  se  con- 
tenta pas  de  l'épreuve  sommaire  de  la  main  levée;  il  y  eut 
scrutin;  mieux  que  cela,  on  dut  procéder  au  pointage.  Fina- 
lement il  sortit  de  l'urne  législative  251  Pour  et  256  Contre. 
Les  humanités  classiques  avaient  la  vie  sauve  grâce  à  cinq 
voix  de  majorité.  Un  instituteur-député,  M.  Lavy,  disait  le 
mot  de  la  (in  : 

C'est  une  victoire  qui  sera  bien  passagère. 


\  (tihi  «Ml  nous  en  sommes.  Le  h-iomphc  do  r»iisri^ne- 
ment  moderne  a  tenu  à  un  déplacement  de  trois  voix  dans 
une  assemblée  politique,  où  il  se  trouve  assurément  des 
hommes  qui  ont  quchpie  compétence  dans  la  question,  mais 
où  un  bon  nombre  d'autres  aiir»î«'fit  pu  tir«'r  I"  -»'/'■  mii  le 
non  à  la  courte  paille. 

C'est  là  une  première  réflexion  qui  s'impose,  et  certes  elle 
n'est  pas  de  nature  à  nous  rassurer  pour  l'avenir,  non  plus 
qu'à  nous  faire  admirer  beaucoup  le  régime  sous  lequel 
nous  avons  le  bonheur  de  vivre.  Un  journal,  très  dévoué  à 
ce  même  régime,  écrivait  dans  son  Premier-Paris,  au  lende- 
main de  cette  discussion  : 

Certes,  la  Chambre  a  tous  les  droits.  D'ailleurs,  quand  ciU-  iw  l<-«t  a 
pas,  elle  les  prend.  On  peut  néanmoins  se  demander  si  le  débat  qui 
s'est  engagé  hier  entre  les  défenseurs  de  l'enseignement  moderne  et 
les  défenseurs  de  l'enseignement  classique  était  bien  à  sa  place...  Au 
risque  de  manquer  de  respect  aux  représentants  du  pays,  nous  n'hési« 
tons  pas  à  dire  que  leur  compétence  en  cette  matière  est  très  contes- 
table. Vouloir,  au  pied  levé,  faire  résoudre  des  problèmes  aussi  com- 
plexes par  une  assemblée  d'hommes  politiques,  c'est  méconnaître  les 
viais  principes  et  faire  trop  bon  marché  de  l'enseignement  public  '. 

1.  Le  Journal,  25  novembre  1896. 


158  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

C'était  à  prévoir,  et  sans  vouloir  nous  attribuer  beaucoup 
de  perspicacité,  nous  avions  prédit  en  1891  que,  d'universi- 
taire qu'elle  était  au  début,  la  question  deviendrait  parle- 
mentaire, et  qu'elle  finirait  un  beau  jour  par  être  tranchée 
au  hasard  du  scrutin.  Au  cours  de  la  discussion  du  budget, 
un  député  glisse  un  amendement  qui  tient  en  deux  lignes  ; 
•on  discute  plus  ou  moins;  on  a  hâte  d'en  finir,  il  y  a  tant 
d'autres  amendements  qui  attendent  leur  tour  ;  on  vote  bleu 
ou  blanc,  ceux-ci  pour  soutenir  le  gouvernement,  ceux-là 
j)our  lui  faire  pièce,  quelques-uns  pour  précipiter  la  bour- 
geoisie à  sa  perte,  d'autres  enfin  sans  trop  savoir  pourquoi  ; 
et  voilà  comment  peut  se  trouver  décidée  une  mesure  qui 
entraînera,  disait  le  grave  journal  Le  Temps,  «  une  grande 
révolution  morale  et  littéraire  «. 

C'est  partie  remise  ;  encore  une  charge  comme  celle  du 
24  novembre  et,  pour  parler  comme  un  député  radical,  M. 
Henry  Maret,  la  Béotie  l'emportera  haut  la  main.  Les  défen- 
seurs des  humanités  classiques  sentent  bien  que  le  gros 
public,  celui  qui  est  la  force,  parce  qu'il  est  le  nombre,  se 
tourne  contre  eux.  C'est  lui,  après  tout,  qui  siège  en  la  per- 
sonne de  ses  mandataires,  sur  les  bancs  de  la  Chambre  ; 
c'est  à  lui  qu'on  en  appelle,  lui  qui  prononcera  la  sentence 
définitive  ;  c'est  pourquoi  ils  ne  se  font  guère  d'illusion  sur 
l'issue  de  la  lutte  qu'ils  soutiennent.  Une  telle  cause  portée 
à  un  tel  tribunal  est  une  cause  désespérée. 

On  n'en  est  pas  encore  au  découragement,  mais  manifeste- 
ment la  résistance  mollit.  On^laisse  à  l'adversaire  tout  le 
bénéfice  de  l'attaque,  pour  se  retrancher  de  plus  en  plus 
dans  la  pure  défensive,  ce  qui,  d'après  les  règles  de  la 
stratégie,  est  l'attitude  des  vaincus  de  demain,  quand  ce 
n'est  pas  celle  des  vaincus  d'aujourd'hui.  Les  grands-maîtres 
de  l'Université,  gardiens-nés  des  institutions  scolaires  du 
pays,  font  comme  le  sultan  sous  la  pression  des  grandes 
puissances  qui  demandent  des  réformes  ;  ils  tâchent  à  ga- 
gner du  temps.  L'expérience  se  poursuit  ;  laissons-la  s'ache- 
ver; encore  un  peu  de  temps  et  de  patience.  Nous  ne 
<^ontestons  point  le  bien  fondé  de  vos  réclamations  ;  il  ne 
faudrait  pas  beaucoup  insister  pour  nous  faire  dire  que  vous 
avez  raison.   Mais  l'afî'aire  est  de   conséquence.    Permettez- 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  i59 

nous  donc  d'attendre  encore  ;  on  jugera  renseignement 
moderne  à  ses  résultats,  comme  l'arbre  à  ses  fruits  ;  si  vrai- 
ment ses  élèves  ont  la  même  valeur  que  ceux  qui  ont  reçu 
la  culture  classique,  on  ne  leur  refusera  pas  les  mêmes 
droits. 

Voilà,  en  somme,  la  dernière  position  où  de  leur  plein  gré 
nos  ministres  se  sont  laissé  acculer.  Il  s'en  faut  qu'elle  soit 
inexpugnable. 

!Mais  qu'est-ce  donc,  après  tout,   que  cette  expérience  ? 
(^)uand  on   aura   fait   composer  ensemble  les  classiques  et 
les   modernes    sur  les    matières   qui   leur   sont  communes 
comme    on   l'a    fait  déjà,  quelle    lumière   sorlira-t-il    de    ce 
choc    pour    éclairer   la   question  ?  Quand   môme    il    sei*nit 
établi   que   les    nourrissons    des  Muses  modernes  font  un 
devoir  aussi    bon  que    leurs    camarades  qui  ont    fréquenté 
chez  les  Grecs  et  les  Latins,  qu'est-ce  que  cela  prouverait? 
Prendre  de   tels  résultats  comme  critérium  pour  juger  la 
valeur  éducalrice  de  deux  disciplines  intellectuelles,  prou- 
verait seulement  qu'on  envisage   la  question   par  les  petits 
côtés  et  qu'on  n'en  a  compris  ni  l'importance  ni  la  grandeur. 
D'abord  ce  n'e.st  pas  à    TAge  où    ils  font  des  devoirs  que 
les  hommes  donnent  leur  mesure;  ensuite  et  surtout,  il  y  a 
beaucoup  de  choses  qui  ne  se  reflètent  pas  dans  un  devoir, 
par  exemple,  une  certaine  élévation  d'idées  et  de  sentiments, 
une  certaine  habitude  de  ne  pas  trop  regarder  au  profit  et 
n  l'intérêt;  un  je  ne  sais  quoi  de  libéral,  dans  le  sens  noble 
du  mot,  qui   imprègne  toute  la  personne  et  toute  la  vie,  et 
(|ui  fait  que  jusqu'ici  on  a  toujours  distingué  l'homme  qui  a 
reçu  In  culture  désintéressée  dans  l'enseignement  cla.ssique 
de  ceux  (|ui  l'ont  ignoré.  Notre  conviction  est  que  sans  hu- 
manités grecques  et  latines  on  n'aura  jamais  le  sens  complet 
et  délicat  de  notre  langue  et  de  notre  littérature;  il  y  a  des 
gens  de  savoir  et  de  talent  qui  ne  les  ont  pas  faites  et  qui 
écrivent  honnêtement  en   français  ;  il  n'est  pas  nécessaire 
d'aller  au  bout  de  la  première  page  pour  s'apercevoir  que  la 
formation  classique  leur  a  manqué.  Mais  ce  n'est  pas  seule- 
iiiciil  la  langue  française  qui  court  risque   à   perdre    contact 
avec  les  Grecs  et  les   Latins  ;  le  jour  où  dans  notre   pays 
toute    une   génération,   l'élite  comme    la   masse,  aurait  eu 


160  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

Fesprit  façonné  par  des  études  purement  utilitaires,  comme 
le  seront  fatalement  celles  qui  aspirent  à  remplacer  les  hu- 
manités, il  y  aura  chez  nous  bien  d'autres  abaissements  que 
celui  du  beau  langage  et  du  goût  littéraire. 

Les  champions  de  renseignement  moderne  se  défendent 
de  vouloir  du  mal  aux  humanités  traditionnelles.  A  les  en 
croire,  ils  veulent  au  contraire  les  fortifier  et  les  relever  de 
l'état  affligeant  où  elles  sont  tombées.  En  détournant  vers 
renseignement  de  leurs  préférences  une  partie  de  leur 
clientèle  qui  n'est  pas  la  meilleure,  ils  lui  rendent  le  plus 
signalé  service.  C'est  vrai,  et  à  condition  que  ce  courant 
d'émigration  n'entraîne  pas  les  bons  élèves,  on  ne  peut  que 
s'applaudir  d'être  débarrassé  d'un  poids  encombrant.  Mais 
puisque  le  nouveau  type  d'enseignement  convient  aux 
esprits  moins  doués  qui  ne  peuvent  profiter  de  la  culture 
gréco-latine,  puisque  c'est  même  là  une  des  raisons  de  sa 
création,  comment  ose-t-on  revendiquer  pour  lui  la  parfaite 
ég-alité  avec  son  rival?  La  contradiction  est  manifeste  et  on 
n'a  pas  manqué  d'en  tirer  argument.  Mais  il  y  en  a  une  autre 
non  moins  flagrante,  dont  nous  ne  voyons  pas  que  l'on  songe 
à  se  servir. 

D'après  les  promoteurs  de  l'enseignement  moderne,  les 
études  gréco-latines  préparent  mal  aux  exigences  de  la  vie 
moderne;  elles  sont  un  exercice  élégant  pour  les  dilettanti 
et  les  désœuvrés  ;  les  jeunes  gens,  au  sortir  de  la  palestre 
classique,  ne  comprennent  rien  aux  réalités  qui  les  étrei- 
gnent,  ils  ne  savent  pas  se  débrouiller,  ils  n'ont  pas  d'ini- 
tiative, ils  sont  gens  impratiques^  incapables  de  se  faire  à 
eux-mêmes  une  situation.  Et  voilà  pourquoi  ils  se  ruent  sur 
les  carrières  dites  libérales,  où  il  y  a  déjà  encombrement,  et 
plus  encore  se  disputent  les  places  de  fonctionnaires  où  il 
n'y  a  qu'à  se  laisser  vivre.  Cette  surproduction  de  lettrés 
qui  ne  trouvent  pas  d'emplois  en  rapport  avec  leurs  goûts  et 
leurs  prétentions,  devient  une  plaie  sociale  et  un  danger. 
M.  Léon  Say  avait  écrit  sur  ce  sujet  une  brochure  dont  le 
titre  Socialisme  et  baccalauréat  était  à  lui  seul  tout  un 
réquisitoire. 

Le  remède  est  dans  une  orientation  nouvelle  de  l'ensei- 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  161 

gnement  secondaire.  Donnez  aux  jeunes  gens  des  connais- 
sances moins  spéculatives,  qu'ils  apprennent  les  langues 
vivantes  et  les  sciences  mathématiques  et  naturelles  ;  ce 
sont  là  des  instruments  avec  quoi  on  peut  agir.  Ainsi  vous 
préparerez  les  véritables  ouvriers  de  la  grandeur  et  de  la 
fortune  nationales,  des  industriels  entreprenants,  des  com- 
merçants avisés,  des  agriculteurs  instruits;  en  un  mot,  à  la 
légion  des  parasites  vous  substituerez  la  légion  des  produc- 
teurs. 

Voilà  le  thème  sur  lequel  économistes,  publicistes  et 
hommes  d'Etat  de  toutes  nuances  ne  cessent  d'exécuter  des 
variations,  chacun  selon  ses  moyens.  L'an  dernier,  lors  de  la 
discussion  sur  le  budget  de  l'Instruction  publique,  ce  fut 
l'occasion  d'un  débat  très  animé,  dans  lequel  d'ailleurs, 
phénomène    bien  rare,  tous  les   orateurs  étaient  d'accord. 

Trop  de  candidats-fonctionnaires,  trop  de  prétendants  aux 
carrières  libérales,  trop  de  médecins  et  surtout  trop 
d'avocats  î 

Voilà  ce  que  tout  le  monde  dit,  et  les  promoteurs  de 
l'enseignement  moderne  plus  haut  que  personne.  En  consé- 
quence, il  faut  qu'on  se  hôte  d'ouvrir  aux  élèves  de  l'ensei- 
gnement moderne  les  portes  des  Facultés  de  droit  et  do 
médecine.  Pourquoi  restent-elles  fermées  à  celte  intéres- 
sante jeunesse  qui  représente  la  moitié  de  la  population  des 
lycées  et  collèges  universitaires?  L'usine  classique,  disait 
méchamment  un  journal  de  la  démocratie  avancée,  fabriquait 
déjà  en  surabondance  des  étudiants  et  des  fonctionnaires  ; 
naturellement  on  va  autoriser  l'usine  moderne  à  en  fabri- 
quer aussi.  —  Oui,  mais  qui  se  chargera  du  placement  des 
produits?  Combien  de  ces  demi-lettrés,  pourvus  de  diplômes 
mais  incapables  de  se  faire  une  place  au  soleil  iront  grossir 
les  rangs  de  cette  caste  miséreuse  et  dangereuse  qu'on 
appelle  le  prolétariat  intellectuel,  armée  de  déclassés,  de 
mécontents,  fatalement  ennemis  d'une  société  qui  leur  a 
donné  beaucoup  d'appétits  et  pas  de  moyens  de  les  satis- 
faire ! 

Mais  nous  avons  déjà  signalé  dans  notre  étude  précédente 
les  inconvénients  et  les  contradictions  que  les  auteurs  de  la 
grande  réforme  de  1891  ont  semées  dans  leurs  plaidoyers  ; 

LX.\I  —  11 


162  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

nous  avons  dit  que  la  ruine  des  études  classiques  était 
l'aboutissant  nécessaire  de  cette  réforme  et  que  cette  ruine 
en  entraînerait  bien  d'autres.  C'est,  pour  nous  servir  encore 
du  langage  un  peu  cru  de  M.  Henry  Maret,  «  le  dernier 
coup  de  pied  à  notre  décadence  ».  Nous  ne  voulons  pas 
recommencer  cette  trop  facile  et  douloureuse  démonstration. 
Nous  ne  pouvons  que  renvoyer  au  beau  livre  de  M.  Alfred 
Fouillée,  V Enseignement  au  point  de  vue  national,  où  la 
question  a  été  exposée  avec  une  ampleur  et  une  maîtrise 
qui  ne  laissent  rien  à  désirer. 

IV 

Toutefois,  il  y  aurait  à  écrire  un  chapitre  complémentaire 
auquel  le  philosophe  libre-penseur  n'a  pas  songé.  La  ruine 
des  études  classiques,  vers  laquelle  on  nous  achemine  lente- 
ment mais  sûrement,  constitue  pour  l'Eglise  un  péril  dont 
on  paraît  ne  pas  se  préoccuper  dans  les  discussions  parle- 
mentaires ou  universitaires,  mais  sur  lequel  il  ne  nous  est 
pas  permis,  à  nous,  de  fermer  les  yeux.  La  campagne  qui 
aboutira  à  remplacer  dans  l'enseignement  secondaire  le  latin 
et  le  grec  par  des  langues  vivantes,  est-elle  d'inspiration  anti- 
cléricale et  maçonnique?  11  serait  peut-être  téméraire  de 
l'affirmer,  bien  que,  à  en  juger  par  ceux  qui  la  conduisent, 
on  en  ait  assurément  le  droit.  Du  moins,  il  est  certain,  que 
si  la  question  était  soumise  aux  Loges,  l'enseignement 
gréco-latin  aurait  vécu. 

Quand  la  langue  de  l'Eglise  ne  sera  plus  l'idiome  savant 
plus  ou  moins  familier  à  l'élite  des  esprits  cidtivés,  l'Eglise 
elle-même  sera  plus  isolée  encore  et  plus  étrangère  au 
milieu  des  peuples  qui  se  détachent  d'elle.  Sa  langue  relé- 
guée dans  les  programmes  d'enseignement  parmi  les  curio- 
sités philologiques  à  côté  du  sanscrit  ou  du  phénicien,  l'in- 
stitution elle-même  se  trouvera  classée  parmi  les  restes  véné- 
rables d'un  passé  disparu.  Au  point  de  vue  du  recrutement 
du  clergé,  le  péril  est  plus  frappant  encore,  parce  qu'il  est 
plus  immédiat.  La  chose  est  de  toute  évidence  et  il  serait 
superflu  d'y  insister. 

INIais  n'y  aurait-il  pas  là  une  indication  providentielle  ?  Ne 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  163 

serait-ce  pas  l'occasion  pour  le  clergé  de  prendre  enfin  un 
grand  parti,  de  restaurer  chez  lui,  dans  ses  maisons  de 
recrutement  et  de  formation,  les  études  classiques,  de 
renouer  la  tradition  si  malheureusement  brisée  des  belles 
et  fortes  humanités  ?  Nous  avons  subi  dans  notre  prépara- 
tion scolaire  la  déchéance  universelle,  parce  que  nous  nous 
sommes  astreints  à  ces  déplorables  programmes  universi- 
taires qui  ont  ruiné  les  études  gréco-latines  et  rendu  plau- 
sibles toutes  les  attaques  maintenant  dirigées  contre  elles. 
Nous  ne  savons  plus  le  latin  ;  on  en  est  réduit  dans  la  plu- 
part des  séminaires  à  donner  en  français  l'enseignement  de 
la  philosophie  et  même  de  la  théologie.  Des  prêtres  instruits 
d'ailleurs,  qui  écrivent  dans  des  Revues  critiques,  se  plai- 
gnent qu'on  publie  encore  des  cours  en  latin  ;  tout  dernière- 
ment un  rédacteur  de  la  Revue  du  Clergé^  dans  un  article  sur 
la  restauration  des  études  sacerdotales,  demandait  qu'on 
supprimi\t  définitivement  le  latin  dans  les  leçons  de  théologie. 

Pourquoi  ne  s'affranchirait-on  pas  nettement  des  pro- 
grammes officiels?  On  n'arriverait  pas  au  baccalauréat,  mais 
où  serait  1<"  mal  ?  Ce  malheureux  diplôme  est  un  écueil  où 
vient  sombrer  la  vocation  d'une  multitude  de  jeunes  gens 
sur  lesquels  l'Eglise  avait  le  droit  de  compter.  Il  y  a 
nombre  de  Petits  Séminaires  d'où  il  sort  beaucoup  de 
bacheliers,  mais  pres(jue  pas  de  prêtres.  Au  reste,  il  n'y  a 
pas  de  formation  de  l'esprit  possible  avec  la  tyrannie  actuelle 
du  baccalauréat;  c'est  ropinion  des  maîtres  les  plus  auto- 
risés, au  dedans  de  l'Université  comme  au  dehors.  Son 
unique  avantage,  si  c'en  est  un,  c'est  d'obliger  le.«k élèves 
pendant  deux  ou  trois  ans  à  donner  une  somme  de  travail 
considérable  ;  hormis  cela,  tout  dans  cette  institution  est 
funeste.  Dans  les  Petits  Séminaires  on  a  d'autres  mobiles 
pour  obtenir  l'application  h  l'étude. 

Pourquoi  l'administration  ccclésiasliqne  ne  ré<ligerait-elle 
pas  à  leur  usage  des  programmes  raisonnables,  allégés  du 
fatras  de  l'omniscience,  organisant  à  la  base  de  solides 
éludes  classiques  grecques  et  latines,  et  tout  autour,  avec 
discrétion  et  bon  sens,  le  quod  juslum  des  connaissances 
accessoires?  A  ceux  qui  vomiraient  savoir  ce  qu'il  convient 
de  faire  entrer  d'histoire  et  de  sciences  diverses  dans  le  pro- 


164  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

gramme  de  renseignement  secondaire,  nous  indiquerions 
volontiers  les  articles  si  remarqués  et  si  pleins  de  justesse  et 
de  malicieuse  bonhomie  de  M.  E.  Gebhart,  professeur  à  la 
Sorbonne^ 

Eh!  mon  Dieu,  s'il  faut  aux  jeunes  élèves  du  sanctuaire  la 
gloriole  d'un  parchemin,  pourquoi  l'enseignement  ecclésias- 
tique n'aurait-il  pas  son  baccalauréat?  Déjà  dans  plusieurs 
diocèses  on  a  institué  des  certificats  d'études  primaires  pour 
les  écoles  libres.  Pourquoi  ne  monterions-nous  pas  un 
degré  de  plus  ?  Si  nous  étions  habitués  à  compter  davantage 
sur  nous-mêmes,  si  nous  avions  davantage  les  mœurs  de  la 
liberté,  le  clergé  de  France  n'aurait  vraisemblablement  pas 
attendu  jusqu'aujourd'hui  pour  organiser  par  lui-même  l'en- 
seignement qui  convient  aux  futurs  clercs,  et  ce  n'est  pas  à 
l'État  qu'il  demanderait  la  consécration  de  leur  savoir. 
L'Alliance  des  Maisons  chrétiennes  d'éducation  avec  l'aide  des 
Universités  catholiques,  pourrait  fort  bien  faire  passer  dans 
la  réalité  ce  qui  pour  le  moment,  hélas!  n'est  qu'un  beau 
rêve.  Mais  qui  sait?  De  grands  et  utiles  desseins  ont  été  mis 
à  exécution  qui,  à  l'origine,  paraissaient  plus  chimériques 
que  celui  que  nous  esquissons  ici.  Notre  temps  voit  bien 
d'autres  révolutions,  et  puisque  les  pouvoirs  publics  s'ap- 
prêtent à  en  accomplir  une  qui  marque  une  étape  vers  la 
décadence,  pourquoi  désespérer  d'en  voir  une  autre  qui 
serait  la  contre-partie  et  le  remède  de  la  première,  l'œuvre 
et  l'honneur  du  clergé  de  France,  la  restauration  de  la 
grande  culture  classique,  à  laquelle  nous  devons  le  meilleur 
de  notr^  génie  national. 

C'est  une  mission  que  nous  avons  déjà  remplie  dans  le 
passé  et  qui  nous  revient  de  droit.  L'Eglise  a  sauvé  l'esprit 
humain  contre  l'invasion  de  la  barbarie  ignorante;  le 
moment  vient  où  elle  devra  le  protéger  contre  les  progrès 
de  la  barbarie  scientifique.  Nos  adversaires  eux-mêmes  pres- 
sentent que  ce  rôle  sera  le  nôtre,  et  parfois  même  ils  nous 
l'envient.  Voici  comment  M.  Henry  Maret  terminait  l'article 
dont  nous  avons  parlé  déjà  et  où  il  prédisait  que  «la  Béotie» 
finirait  bientôt  par  l'emporter  : 

1.  Cf.  Journal  des  Débats,  13  et  16  août,  2  et  7  septembre  1896. 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  165 

Alors  il  y  aura  quelqu'un  qui  rira  fort.  C'est  le  jésuitisme.  Déjà  ses 
élèves  manifestent  en  tout  genre  une  supériorité,  que  l'on  cherche  jus- 
tement à  combattre.  Ce  sera  la  lui  concéder  à  genoux  et  pour  toujours. 
Car  il  se  gardera  bien,  lui,  d'abandonner  les  fortes  études  idéales  au 
profit  de  la  mesquine  pratique,  et,  tandis  que  nous  ferons  des  fabri- 
cants, des  industriels,  des  mathématiciens  et  des  collecteurs  d'impôts, 
lui  seul  fera  encore  des  hommes. 

De  tels  compliments  et  de  tels  pronostics  nous  dictent 
notre  devoir. 

J.   BURNICHON,   S.   J. 


UNE  PROCHAI^^E  CANONISATION 


Le  Bienheureux  Pierre  FOURIER,  de  Mattaincourt 


D  APRES    SA    CORRESPONDANCE 


II.  —  LE  PROMOTEUR  ET  LE  LEGISLATEUR 

DE 

L'INSTRUCTION    PRIMAIRE    GRATUITE    AU    XVII«    SIÈCLE 

VII 

Ce  qu'était  la  paroisse  de  Mattaincourt  où  fut  installé  le 
nouveau  curé  Jean  Fourier  en  Tété  de  1597,  nous  aurons  à 
faire  plus  tard  ce  triste  tableau  quand  nous  la  montrerons 
transformée  par  son  zèle.  Mais  par  quels  moyens  devait-il 
amener  cette  métamorphose  ?  Par  où  commencer  ?  Le  vice 
s'étalait  partout.  Comment  le  refréner  et  le  bannir  ?  S'en 
prendre  aux  «  vieux  pécheurs  qui  pour  lors  occupoient  la 
terre  »,  ne  serait-ce  pas  œuvre  stérile  et  bientôt  à  refaire  ? 

Pierre  n'eut  pas  à  chercher  beaucoup  dans  ses  souvenirs. 
Toute  sa  jeunesse  d'écolier  lui  rappelait  le  changement  radi- 
cal opéré  à  Pont-à-Mousson  et  avec  Pont-à-Mousson  dans  la 
Lorraine  et  au  delà,  par  la  réforme  de  l'éducation.  L'effort 
que  le  cardinal  et  le  duc  avaient  tenté  pour  les  Trois-Evôchés 
et  qui  en  avait  déjà  renouvelé  la  face,  pourquoi  lui,  l'humble 
prêtre  de  campagne,  ne  l'essaierait-il  pas  sur  un  plus  petit 
théâtre  ?  Pourquoi  ne  pas  réaliser  dans  l'enseignement 
primaire  et  parmi  les  enfants  des  paysans  les  progrès 
introduits  dans  l'enseignement  secondaire  et  supérieur  par, 
l'Université  ?  En  quinze  ans  Pont-à-Mousson  était  devenu 
<(  la  bastille  contre  l'hérésie  ».  En  faudrait-il  beaucoup  plus 
pour  faire  de  Mattaincourt  le  modèle  des  paroisses  chré- 
tiennes? Les  vieillards  qui  le  déshonoraient  n'étaient  que  le 

1.  V.  Études,  5  avril  1897. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  167 

passé.  Les  enfants  qui  étaient  l'avenir,  auraient  vite  grandi, 
et,  grâce  à  eux,  la  transformation  complète  ne  demanderait 
pas  un  quart  de  siècle.  Que  de  fois  Pierre  avait  entendu  dire 
à  son  directeur  le  père  Jean  Fourier,  dont  c'était  la  maxime 
favorite,  que  le  cœur  de  l'enfant  est  une  cire  molle  suscep- 
tible de  recevoir  toutes  les  empreintes  !  A  quoi  bon,  quand 
on  pouvait  y  inculquer  en  traits  indélébiles  le  goût  du  bien 
et  l'horreur  du  mal,  user  sa  peine  et  son  temps  sur  des 
êtres  endurcis  ? 

Fourier  visera  donc  à  s'emparer  de  l'enfance  et  par  elle  il 
se  tient  assuré  de  régénérer  à  bref  délai  toute  la  population. 
Mais  comment  l'attaquer?  Le  prêtre  a  recours  au  ciel.  Il 
prie,  jeûne,  se  couvre  d'instruments  de  pénitence,  et  la 
lumière  lui  vient  d'en  haut.  Jamais  il  n'y  mettra  trop  d'empres- 
sement :  «  il  crût  qu'il  n'y  avoit  pas  de  meilleur  expédient 
que  de  prendre  la  jeunesse  dés  la  sortie  du  berceau,  la 
sevrer  soigneusement  du  péché,  et  arroser  son  cœur  d'in- 
fluences de  la  vertu  au  même  instant  que  le  laict  cesse  de 
rafraîchir  ses  lèvres  '. 

Mais  qui  rompra  le  pain  de  vie  à  ces  petits? 

Dès  les  vacances  scolaires  de  1597,  les  premières  qu'il 
passAt  dans  sa  cure,  Fourier  réunit  quatre  ou  cinq  jeunes 
gens  qui,  dit-on,  se  destinaient  au  sacerdoce.  Il  les  installe 
à  son  presbytère  et  tout  en  leur  donnant  des  leçons  de  théo- 
logie ou  de  liturgie,  il  expose  à  leurs  yeux  l'importance  de 
l'enseignement  des  petits  garçons,  il  fait  briller  à  leurs 
regards  la  beauté  d'une  existence  qui  serait  vouée  à  cette 
œuvre  par  zèle  des  âmes. 

Les  saints  ne  réussissciil  pa^  dan^  looles  leurs  entre- 
prises, Fourier  échoua.  En  trois  mois  le  noyau  de  sa  future 
école  normale,  peut-être  de  sa  congrégation  de  religieux 
instituteurs,  fut  dissous.  Pour  divers  motifs  tous  ses  jeunes 
»gens  se  dispersèrent  sans  avoir  commencé  à  faire  la  classe. 
En  oette  même  année  1597,  saint  Joseph  Calazanz  ouvrait  à 
Rome  les  écoles  pies  ou  petites  écoles  pour  les  fils  du 
peuple.  La  Lorraine  et  la  France  attendront  encore  un  siècle 
avant  que  le   bienheureux  Jean-Baptiste  de  La  Salle  fonde 

1.  Pclit  Bcdcl,  p.  89. 


168  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

les  Frères  des  écoles  chrétiennes,  les  vrais  maîtres  encore 
aujourcriiui  après  deux  siècles  de  Téducation  populaire  K 

La  vocation  de  Fourier  était  ailleurs.  Les  écoliers  lui 
échappent.  Il  sera  Tapôtre  et  l'instituteur  des  écolières.  La 
Providence  qui  avait  permis  l'échec  de  sa  première  tentative 
ne  faisait  que  le  réserver  pour  une  tâche  encore  plus  ur- 
gente. Des  écoles  de  garçons,  quelles  qu'elles  fussent,  il  y 
en  avait  un  certain  nombre.  Les  écoles  de  filles  manquaient 
presque  totalement.  Aujourd'hui  que  les  congrégations 
enseignantes  pour  l'un  et  l'autre  sexe  se  sont  indéfiniment 
multipliées,  nous  nous  représentons  mal  l'état  scolaire  de 
la  fin  du  XVI®  siècle.  Ne  perdons  pas  de  vue  que  les  Visitan- 
dines  datent  de  1610,  furent  fondées  par  saint  François  de 
Sales  pour  le  soulagement  des  pauvres  et  des  malades  et 
ne  reçurent  des  pensionnaires  que  plus  tard.  C'est  vers  1610 
également  que  INIadame  de  Sainte-Beuve  établit  à  Paris  sa 
première  communauté  d'Ursulines,  adonnées  en  vertu  d'un 
vœu  spécial  à  l'éducation  des  jeunes  personnes.  Les  essais 
de  Françoise  de  Bermond  à  Avignon,  de  la  nièce  de  Mon- 
taigne, madame  de  Montferrand,  à  Bordeaux,  de  madame 
de  Xaintonge  en  Bourgogne,  ne  nous  reportent  guère  plus 
haut,  si  toutefois  ils  ne  nous  font  pas  descendre.  Au  temps 
où  le  cri  général  de  Réforme  avait  secoué  la  chrétienté,  on 
avait  entendu  avec  raison  les  prédicateurs  catholiques  les 
plus  pieux  et  les  plus  orthodoxes  sonner  l'alarme  sur  le 
péril  social  créé  par  l'ignorance  et  la  mauvaise  éducation 
des  filles  2.  Et  pourtant  l'influence  de  la  femme  dans  le  rôle 
de  mère  de  famille  et  de  maîtresse  naturelle  de  ses  enfants 
n'est-elle  pas  plus  grande  et  d'une  portée  plus  considérable 
encore  que  celle  de  l'homme?  Fourier  le  comprit  bien  vite 
et  voici  comment  il  s'en  exprime  dans  son  «  Règlement  pro- 
visionnel que  gardent  les  filles  de  la  Congrégation  Notre- 
Dame  avant  qu'elles  fussent  religieuses  »,  Après  un  court 
préliminaire  sur  l'honneur  qu'il  y  a  pour  Dieu  et  le  profit 

1.  Cf.  Le  Bienheureux  J.-B.  de  La  Salle,  par  Armand  Ravclet.  Tours, 
Marne,  1888,  in-4o,  p.  76,  sqq. 

2.  Voir  notre  étude  sur  la  Société  au  commencement  du  XVI^  siècle, 
d'après  les  Homélies  de  Josse  Clichtoue  (l^T2-15i3),  dans  la  Revue  des 
questions  historiques,  le»"  avril  1895,  p.  538-539. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  169 

pour  le  prochain  à  «  dresser  des  écoles  publiques  et  y  en- 
seigner gratuilement  les  filles  à  lire  et  à  écrire,  à  besogner 
de  l'aiguille,  et  l'instruction  chrétienne  »,  il  ajoute  ses  do- 
léances sur  les  endroits  w  où  la  jeunesse  est  ignorante  et 
corrompue  en  ses  mœurs,  adonnée  à  jurer,  maudire,  injurier, 
désobéir,  dire  et  écouter  propos  et  chansons  déshonnétes, 
et  conclut  à  la  nécessité  d'arracher  les  filles  à  une  corruption 
précoce  que  devenues  mères  elles  transmettraient  à  d'autres  : 

II  est  entièrement  nécessaire  et  requis  qu'elles  soient  instruites  de 
bonne  heure  en  toute  diligence  et  fidélité,  vu  signamment  '  qu'elles 
sont  de  leur  condition  plus  infirmes  et  simples,  et  ne  peuvent  si  bien 
s'enseigner  d'elles-mêmes  et  que  leur  malice  ou  piété  peut  quelque 
jour  porter  coup  pour  plusieurs  autres,  attendu  que  lorsqu'elles  seront 
plus  âgées  et  mères  de  famille,  elles  demeureront  d'ordinaire  au 
ménage  pour  y  gouverner  leurs  enfants,  serviteurs  et  servantes,  et 
conduire  toute  la  maison,  et  quant  et  quant  '  donner  aux  petits,  soit 
fils  ou  filles,  la  première  nourriture  '  et  des  impressions  et  exemples 
ou  de  bien  ou  de  mal  qui  pourront  s'enraciner  en  leurs  âmes  et  par 
aventure  y  persévérer  pour  toute  la  vie. 

Or  par  le  moyen  d'une  bonne  instruction  diligente  et  fidèle,  sera  don- 
né quelque  ordre  k  tout  ceci,  et  la  paix,  le  repos,  l'obéissance  et  crainte 
de  Dieu  mises  par  toutes  les  maisons  èsquelles  commanderont  ci-après 
des  femmes  auparavant  dressées  en  ces  écoles  *. 

VllI 

La  Congrégation  Notre-Dame  pour  qui  Fourier  écrivait 
ces  considérations  résumant  la  raison  d'être  de  sa  fonda- 
tion, est  tout  entière  l'œuvre  du  curé  de  Mallaincourl.  Ses 
premiers  sermons  avaient  touché  le  cœur  de  quelques 
jeunes  filles.  L'une  d'elles,  la  future  fondatrice,  se  nommait 
Alix  Le  Clerc.  Née  à  Remiremont,  le  2  février  1575,  en  la 
fête  de  la  Purification  de  la  sainte  Vierge,  et  baptisée  le  même 
jour,  elle  appartenait  à  une  famille  honorable,  mais  qui 
rêvait  pour  elle  un  avenir  selon  le  monde.  Au  milieu  d'un 

1.  Particulièrement. 

2.  En  m<^mc  temps.  j 

3.  Education. 

4.  Lettrée,  t.  III,   p.  1%. 


170  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

banquet  de  noces,  le  spectacle  de  ces  joies  profanes  lui  en 
inspira  ra\  ersion  ;  elle  dit  au  retour  à  ses  parents  de  ne 
plus  songer  à  lui  chercher  un  parti.  Nature  idéale  portée  à 
la  contemplation  et  amie  de  la  solitude,  elle  n'avait  qu'une 
santé  délicate  et  était  venue  à  Hymont,  annexe  de  Mattain- 
court,  pour  s'y  retremper,  sur  l'avis  des  médecins,  dans  l'air 
pur  et  vif  des  champs.  C'était  la  Marie  de  l'Évangile.  La 
seconde  postulante,  aussi  célèbre  dans  les  origines  de  la 
Congrégation,  rappelait  plutôt  le  tempérament  de  Marthe. 
Ganthe  André,  robuste  fille  de  Mattaincourt,  avait  les  réso- 
lutions énergiques,  le  caractère  ardent,  le  courage  presque 
viril. 

Au  mois  d'août,  elles  déclarent  à  Pierre  Fourier  leur 
attrait  vers  la  vie  religieuse  ;  le  curé,  en  guise  de  réponse, 
leur  propose  d'aller  satisfaire  chez  les  Clarisses  de  Pont-à- 
Mousson  leur  goût  pour  les  austérités.  Mais  Alix  veut  fon- 
der une  maison  nouvelle  de  filles.  —  «  Et  vous  n'êtes  que 
deux  ?  «  leur  répond  Fourier.  Elles  cherchent,  elles  trouvent 
trois  compagnes  :  Isabeau  de  Louvroir,  Claude  Chauvenel 
et  Mademoiselle  Barthélémy.  Maintenant  qu'elles  sont  cinq, 
elles  croient  pouvoir  représenter  leur  requête,  et,  en  atten- 
dant qu'elle  soit  agréée,  elles  font  comme  si  elle  l'était. 

Ces  filles,  écrivait  Fourier  trente  ans  après,  sont  les  premières  de 
notre  âge  (au  moins  en  ces  quartiers)  qui  se  sont  avisées  de  prendre 
comme  dot  et  principale  fonction  de  leur  Religion  *  le  devoir  d'instruire 
fidèlement  et  gratuitement  les  petites  filles  en  la  crainte  de  Dieu,  etc., 
ayant  commencé  cette  dévotion  nouvelle  en  l'année  1597,  lorsque  per- 
sonne n'y  avoit  encore  pensé  au  moins  que  nous  sachions^. 

En  la  fête  de  Noël,  à  la  messe  de  minuit,  cette  solennité 
plus  touchante  encore  dans  les  campagnes  que  dans  les 
villes,  les  cinq  jeunes  maîtresses  entrèrent  à  l'église  toutes 
vêtues  et  coiffées  de  noir.  Dans  la  crèche  du  Dieu  fait  enfant 
leur  ordre  avait  élu  son  berceau. 

On  en  parla  au  village,  car  elles  avaient  été  naguères  «  des 
premières  à  mettre  les  compagnies  en  belle  humeur  »,   et 

1.  C'est-à-dire  :  congrégation. 

2.  Lettres,  t.  III,  p.  101. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  171 

Alix  avant  de  porter  habituellement  sur  sa  tète  le  voile  blanc 
que  mettent  pour  communier  les  simples  filles  de  la  campa- 
gne, avait  aimé  la  danse  et  le  son  du  tambourin. 

Cependant  il  était  urgent  de  former  à  la  vie  religieuse  ces 
jeunes  aspirantes  qui  n'avaient  pas  vingt  ans.  La  chose  était 
difficile  si  elles  continuaient  à  vivre  dans  leurs  familles.  Le 
père  d'Alix  mécontent  de  voir  sa  fille  s'associer  à  des  villa- 
geoises, l'avait  obligée  d'entrer  à  Ormes  au  couvent  des 
Sœurs  Grises  ou  Franciscaines  hospitalières  de  Sainte-Elisa- 
beth. Fourier  ne  se  laissa  point  troubler  pour  si  peu  dans 
des  projets  qui  venaient  de  recevoir  en  l'intime  de  son  âme 
une  consécration  surnaturelle.  La  veille  du  20  janvier  1598, 
fête  de  Saint-Sébastien,  depuis  la  tombée  de  la  nuit  jusqu'à 
i\vu\  heures  du  matin,  prosterné  dans  une  «  chambre  haute  », 
<!t  la  face  baignée  de  larmes,  il  avait  interrogé  Dieu  dans  le 
silence  de  l'oraison.  Quand  il  se  releva,  la  lumière  s'était 
faite  et  son  parti  était  pris.  Au  retour  de  cet  anniversaire,  il 
écrira  aux  religieuses  de  Verdun,  en  1613,  ces  lignes  datées 
d(?  Malt.'iiiK-oiirt  : 

...  J(»iir  iiiiiiir  ijue  le»  premières  iii^pirations  ou  pensées  vinrent  de 
dresser  un  monastère,  et  faire  chose  qui  pût  servir  à  d'autres  des 
nAtre.s  après  vous.  Ce  fut  justement  le  matin  du  jour  de  Saint-Sébastien, 
sont  aujourd'hui  quinze  ans.  Loué  soit  Dieu  '. 

Ce  ton  humble  et  modeste  est  celui  d'un  saint.  D'autres  y 
préféreront  les  accents  lyriques  d'un  Pascal  écrivant  sur  son 
amulette,  après  une  nuit  du  même  genre,  le  lundi  23  novem- 
bre 1654,  fête  de  Saint-Clément  :  «  Feu....  certitude,  joye, 
certitude,  sentiment,  veue,  joyc,  paix...  joye,  joye,  joye  et 
pleurs  de  joye,  Jésus-Christ,  Jésus-Christ...  »  Peut-être  les 
vraies  inspirations  de  la  grâce  comportent-elles  une  manifes- 
tation plus  calme. 

Restait  donc  à  trouver  un  monastère  d'emprunt  pour  le 
postulat.  A  une  lieue  de  Mattaincourt,  au-delà  de  Mirecourt, 
se  dressait  dans  son  aristocratique  splendeur  l'abbaye  anti- 
que de  Portas  suavis  ou  Portsais,  aujourd'hui  Poussay.  Là 
où  quelques  paysans  ont  à  présent  leurs  chaumières  parmi 

1    Lettres,  t.  I,  p.  88. 


172  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

des  ruines,  vivaient  plus  en  séculières  qu'en  religieuses  les 
dames  d'un  chapitre  noble.  Pour  être  chanoinesse,  il  ne  fal- 
lait pas  moins  de  seize  quartiers  authentiques  de  noblesse 
du  côté  paternel  et  du  côté  maternel.  Point  de  vie  com- 
mune. Prébendes  à  part.  Liberté  entière,  sauf  l'obligation  de 
l'office  en  chœur.  La  Lorraine  possédait  plusieurs  de  ces 
chapitres  :  Remiremont,  Epinal,  Bouxières.  Le  P.  Dorigny, 
écrivant  au  xviii^  siècle,  vante  leur  piété  et  leur  exactitude 
au  service  divin.  «  Il  y  a  peu  de  filles  de  qualité  en  Lorraine, 
ajoute-t-il,  de  celles  qui  veulent  se  retirer  du  grand  monde, 
mais  qui  ne  se  sentent  point  assez  de  vocation  pour  s'enfer- 
mer dans  un  cloître,  qui  ne  se  fassent  honneur  d'être  admises 
dans  quelqu'un  de  ces  chapitres  ^  w  A  Poussay  et  au  temps 
de  ce  récit,  plusieurs  de  ces  chanoinesses  de  haute  lignée 
savaient  patronner  et  encourager  autour  d'elles  le  bien 
qu'elles  ne  pouvaient  ou  n'osaient  faire  par  elles-mêmes. 
Mesdames  Judith  d'Aspremont  et  Catherine  de  Fresnel 
s'étaient  mises  sous  la  direction  du  saint  curé  de  la  contrée  ; 
elles  allaient  devenir  ses  meilleures  auxiliaires  dans  Ih 
période  toujours  critique  des  débuts  d'une  congrégation.  La 
sœur  de  Judith,  Esther  d'Aspremont,  mariée  à  Jean  Porcelet 
de  Maillane,  maréchal  de  Lorraine  et  bienfaiteur  des  Carmes, 
était  une  femme  également  distinguée  par  son  intelligence 
et  sa  vertu  ;  son  fils  Jean,  futur  évêque  de  Toul,  hérita  de 
la  bienveillance  de  sa  vénérée  tante  Judith  envers  les  nou- 
velles religieuses.  Fourier  le  proclame  aussi  «  le  principal  au- 
teur de  la  congrégation  de  N.-S.  après  Dieu-.  »  Citons  encore 
deux  chanoinesses,  mesdames  de  Choiseul  et  de  Séraucourt, 
dont  la  première  abandonnera  un  jour  sa  prébende  pour 
entrer  au  Carmel  de  Nancy,  et  la  seconde  regrettera  de  n'avoir 
pas  eu  le  courage  d'adopter  la  vie  humble  et  dévouée  des 
filles  de  Notre-Dame. 

La  maison  de  Catherine  de   Fresnel,  à  Poussay,  s'ouvrait 

1.  Histoire  de  l'institution  de  la  Congrégation  de  N.  Dame.  Où  l'on  voit 
l'Abrégé  de  la  Vie  du  Vénérable  Père  Pierre  Fourrier,  de  Mataincourt,  qui  en 
est  le  Fondateur  ;  et  de  celle  de  la  Mère  Alexis  Le  Clerc,  première  Fille  de 
la  même  congrégation,  par  le  R.  P.  J.  Dorigny,  de  la  Comp.  de  Jesvs. 
Nancy,  1719,  in-16,  pp.  50-51. 

2.  Lettres,  t.  V,  p.  390. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  173 

aux  aspirantes.  Judith  d'Aspremont  compléta  leur  instruc- 
tion spirituelle.  Leur  entrée  dans  l'abbaye  en  la  fête  du  Saint- 
Sacrement  de  Tannée  1598  fut  suivie  d'une  retraite  mémora- 
ble où  Fourier  vint  prêcher  la  clôture.  Son  discours  qui  a 
été  conservé,  trahit  dans  le  développement  de  la  pensée  des 
habitudes  de  forte  dialectique.  Avec  un  art  gradué,  il  pro- 
cède de  déduction  en  déduction  pour  arriver  à  une  dernière 
conséquence  et  atteindre  son  but.  Lentement  et  savamment, 
il  élève  ces  âmes  ingénues  et  pleines  de  bons  désirs  à  la 
hauteur  de  la  mission  rêvée  par  lui  pour  leur  zèle.  «  Vous 
voyés  comme  Dieu  ne  vous  veut  pas  tourmenter  »,  leur  avait- 
il  dit  au  début  avec  bonhomie.  Puis,  fortement  il  conclut 
ainsi  : 

Etans  religieuses,  vous  pourriez  vous  contenter  de  faire  vdtrc  salut  ; 
mais  parce  que  vous  plairez  davantage  si  vous  sauviez  les  autres,  il  y 
faudra  tlcher,  et  d'autant  qu'il  n'y  a  pas  moyen  pour  vous  de  sauver 
plus  de  personnes  qu'en  instruisant  les  jeunes  filles,  il  me  semble, 
si  vous  en  vouliez  prendre  la  peine,  qu'il  vous  faudroit  ri^soudre  à  les 
enseigner,  et  faire  en  sorte  que  les  prenans  toutes  innocentes  comme 
elles  sortent  du  baptême,  vous  les  conserviez  dans  celle  netteté  tout  le 
long  de  leur  vie,  et  parce  que  Dieu  a  plus  agréable  que  l'on  soit  obligé 
à  cette  instruction,  en  sorte  qu'on  ne  puisse  jamais  la  quiter,  que 
d'enseigner  aujourd'huy  et  cesser  demain,  il  faudra,  s'il  y  a  moyen, 
trouver  (piclipie  façon  de  s'y  engager  irrévocablement,  et  pour  tou- 
jours. Et  f/i/i/i.  attendu  qu'il  aéra  plug  agréable  à  Dieu  d'enseigner 
sans  aucune  récompense  et  pour  i  amour  de  luy  que  de  prendre  de  l  ar- 
gent, il  faut  ensriffnrr  pour  rien  paui-res  et  riches  indifféremment.  • 

Tout  le  plan  et  pour  ainsi  dire  le  programme  de  la  Congré- 
gation Notre-Dame  avait  tenu  dans  le  discours  :  vie  reli- 
gieuse, active,  vouée  à  l'enseignement  gratuit. 

En  juillet  1598,  les  premières  classes  gratuites  furent  ou- 
vertes à  Poussay.  Les  maltresses  n'étaient  pas  des  savantes  ; 
écolières  en  même  temps  qu'institutrices,  elles  recevaient 
elles-mêmes  les  leçons  de  Madame  Judith  d'Aspremont. 
Les  matières  à  l'enseigner  étaient  d'ailleurs  fort  simples  : 
lecture,  écriture,  travaux  manuels.  La  chanoinesse  eut   plus 

1.  Petit  Bcdcl.  p.  103. 


174  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

de  peine  à  apprendre  aux  futures  religieuses  le  bréviaire   et 
les  rubriques  du  chœur. 

IX 

Cependant  Pierre  Fourier  avait,  au  prix  d'un  travail  de 
quarante  jours,  rédigé  les  statuts  de  la  Congrégation  nais- 
sante. C'est  le  Règlement  provision  nel,  qui,  durable  comme 
beaucoup  de  choses  provisoires,  restera  en  vigueur  près  de 
vingt  ans.  En  1617,  il  sera  remplacé  par  les  Petites  Cons- 
titutions, et,  à  sa  mort  (1640)  par  les  Grandes.  Tout  est  en 
germe  dans  ces  dix-neuf  articles.  Indiquons-en  Tesprit. 

Le  but,  ou,  comme  il  s'exprime  lui-même,  «  la  première 
et  principale  intention  «  de  Fourier  est  l'éducation  chré- 
tienne. La  vie  religieuse  n'est  pour  lui  qu'un  but  secondaire^ 

Le  moyen  qu'il  adopte  parce  qu'il  le  regarde  comme  plus 
efficace,  est  l'institution  de  congréganistes  ou  filles  congré- 
gées'. 

Il  veut  des  filles  pour  institutrices,  et  par  là  il  entend  sur- 
tout exclure  les  instituteurs  dirigeant  les  écoles  mixtesou  com- 
posées d'enfants  des  deux  sexes.  Les  abus  que  l'expérience  lui 
a  révélés  sur  ce  point  ont  été  sa  raison  déterminante  et  c'est 
le  motif  qu'il  a  le  plus  allégué -^  Indépendamment  des  con- 

1.  «J'ai  toujours  estimé  qu'il  étoit  nécessaire  de  dire  que  1°  elles  étoicnf 
maîtresses  d'école  et  que  pour  être  plus  resserrées  (disciplinées)  elles  ont 
désiré,  demandé  et  poursuivi  avec  instance  d'être  religieuses,  de  peur  que 
l'on  ne  pensât  qu'elles  étoient  1°  religieuses  et  auroient  par  après  demandé 
des  écoles.  »  Fourier  à  Guinet,  17  septembre  1627.  Lettres,  t.  III,  p.  193. 

2.  Lettres,  t.  III,  p.  197. 

3.  Le  triste  incident  qui  le  détermina  a  été  raconté  au  procès  de  la  béatifi- 
cation. Summarium,  p.  257.  De  ces  o  escholes  gouvernées  es  villes  et 
villages  par  des  hommes  et  femmes  séculières  qui,  pour  gagner,  reçoivent 
pèlc-mèle  les  garçons  et  les  filles,  et  le  plus  souvent  n'osent  les  reprendre 
ou  châtier,  de  peur  de  les  déchasser  et  n'avoir  en  ce  moyen  tant  de  pratiques  », 
il  avait  vu  depuis  longtemps  sortir  la  jeunesse  qu'il  a  décrite  dans  son 
Règlement  provisionnel.  Voir  Fourier  à  Guinet,  20  août  1626,  d'après 
M.  l'abbé  Pierfîtte,  curé  de  Portieux,  article  du  Vosgien,  10  octobre  1883.  Nous 
nous  inspirerons  souvent  de  ces  excellents  travaux  présentés  au  congrès  de 
l'Association  française  pour  l'avancement  des  sciences,  à  Blois  en  1884,  et 
parus  en  brochure  sous  ce  titre:  I/Acte  de  naissance  de  l'Inslruclion  primaire 
eu  Lorraine,  in-S».  Une  réimpression  plus  complète  se    public    actucllcniont 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  175 

sidérations  morales  qui  ont  agi  sur  son  esprit,  d'autres  rai- 
sons non  moins  évidentes  sautent  aux  yeux.  Aux  petites 
filles,  il  faut  Tédiication  quasi  maternelle  d'une  maîtresse; 
aux  garçons,  dès  1  âge  de  quatre  ans,  il  faut  la  poigne  virile 
du  maître,  parfois  sa  férule. 

Il  veut  des  filles  congrégéeSy  c'est-à-dire  en  communauté. 
Elles  ne  seront  pas  mariées,  parce  que  le  soin  de  la  famille 
les  absorberait  au  détriment  des  écolières.  Elles  seront 
plusieurs,  parce  qu'une  seule  ne  peut  ni  tout  savoir  ni  pos- 
séder toutes  les  aptitudes.  A  plusieurs,  la  division  du  tra- 
vail aidant,  elles  se  compléteront. 

Ces  M  filles  congrégées  »  seront  tâchantes  a  bien  vivre. 
L'amour  de  Dieu  pour  qui  elles  agiront,  sera  un  stimulant  à 
leur  diligence  et  à  leur  fidélité.  L'exemple  de  leurs  vertus 
sera  plus  efficace  encore  sur  leurs  petites  élèves  que  les 
paroles  et  les  raisons. 

Leurs  classes  seront  gratuites,  ici  nous  citons  textuelle- 
ment, «  à  <*e  d'inviter  toutes  à  y  aller  et  que  pas  une  n'en 
puisse  être  exclue  par  chicheté  ou  autrement,  et  signam- 
ment,  que  les  pauvres  y  soient  charitablement  reçues  et  bien 
instruites  et,  parce  moyen,  préservées  des  dangers  csquels 
leur  disette  et  la  corruption  de  ce  siècle  les  pourroient 
autrement  précipiter.  A'/,  pour  l'égard  de  nous  qui  enseignons, 
que  Dieu  soit  notre  salaire  et  payeur,  et  ait  plus  d'occasion 
de  bénir  et  faii'e  prospérer  nos  labeurs. 

Enfin  elles  seront  montrantes  l'instruction  chrétienne  cl 
piété.  En  plusieurs  endroits  le  catéchisme  n'est  pas  expliqué 
h  la  jeunesse  ;  elles  suppléeront  ici  ceux  qui  manquent  îi  ce 
devoir  ;  ailleurs,  le  catéchisme  est  fait  par  le  curé  ou  quelque 
autre  personne  ;  elles  prolongeront  là  cet  enseignement  trop 
espacé  pour  être  efficace  et  pénétrera  fond  l'àme  de  l'enfant.  Sur 

dans  le  Bulletin  de  la  canonisation,  k  Matlaincourt.  Il  est  <ftonnant  que  cou 
études  aient  échappe  h  M.  Buisaon,  dans  l'arliclc  FOURIICR  (Pierrr)  de  son 
Dictionnaire  pédagogique  |I887|.  Il  est  vrai  qu'on  y  a  oulilié  aussi  dr  dire 
un  spui  mol  de  la  gratuité  qui  raractérisc  l'instruclion  «établie  par  le  ciiré 
de  Matlaincourt,  et  mi^mo  de  mentionner  son  titre  de  Bienheureux.  Mais,  à 
la  suite  de  son  maifçre  parn^^raphe,  on  a  consacré  quatre  colonnes  aux 
extravagances  pédagogiques  de  Charles  Fourier  s'applaudissant  a  que  les 
petits  garçons  soient  turbulents,  mutins,  hargneux,  orduriers.  enclins  à 
tout  fracasser,  etc.,  •  et  faisant  de  \' opéra  le  principal  resaort  de  l'éducation. 


176  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

ce  chapitre  Pierre  Fourier  qui  ne  prévoyait  pas  l'école  neutre 
et  n'en  imaginait  sans  doute  même  pas  la  possibilité,  exprime 
des  idées  fort  justes  et  qui  sont  la  condamnation  de  cette  ins- 
titution moderne.  Une  heure  ou  deux  de  catéchisme  faites  en 
dehors  du  local  scolaire  peuvent  apprendre  à  l'enfant  un  peu 
de  doctrine  chrétienne  et  occuper  pour  un  temps  son  esprit  ; 
la  volonté  ne  sera  pas  atteinte  et  par  suite  la  vie  ne  sera  pas 
dirigée.  «  Pour  les  enfants  qui  sont  simples  et  grossiers,  dit- 
il,  est  entièrement  nécessaire  qu'outre  les  prédications  ou 
discours  ordinaires  et  publics  des  pasteurs,  il  y  ait  d'autres 
personnes  qui  leur  expliquent  familièrement,  de  près  et 
souvent  ce  qui  est  de  leur  salut.  Chose  qui  ne  se  peut  aisé- 
ment faire  par  un  curé  principalement  pour  des  filles, 
lesquelles  doivent  être  instruites  par  autres  filles,  ainsi  que 
les  garçons  par  des  hommes.  »  Encore  ses  griefs  contre 
l'école  mixte  qui  reparaissent. 

Les  filles  congrégées  montreront  à  lire  et  à  écrire.  Il  n'est 
pas  question  ici  d'autre  chose  et  il  semble  que  les  parents 
n'en  demandent  pas  davantage,  puisqu'on  a  en  vue  de  «  con- 
tenter les  pères  et  mères.  »  Mais  Fourier  ne  vise  pas  seule- 
ment à  fonder  un  établissement  particulier.  Son  école  sera 
une  sorte  d'école  normale  ou  de  pépinière  d'institutrices 
laïques.  On  y  dressera  «  plusieurs  maîtresses  des  externes 
qui  pourront  par  après  aller  ouvrir  des  petites  écoles  es 
villages  et  moindres  lieux  ou  es  bourgs  et  môme  es  villes 
pour  y  enseigner  la  piété  et  autres  choses  qu'elles  auront 
apprises  sous  les  nôtres,  qu'elles  pourront  imiter  en  méthode 
et  dévotion.  Et  parce  moyen,  sera  bien  instruite  la  jeunesse 
partout.  ))  Ces  derniers  mots  prouvent  que  son  ambition, 
comme  le  zèle  de  tous  les  apôtres,  ne  connaissait  pas  de 
limite,  et  aussi  qu'au  zèle  il  savait  allier  la  largeur  d'esprit, 
n'excluant  pas  les  laïques  honnêtes. 

La  lecture  et  l'écriture  forment  la  base  de  l'enseignement 
rudimentaire  à  donner  aux  enfants  ;  mais  le  travail  à  l'aiguille 
a  nécessairement  aussi  sa  place.  Ici  le  but  est  double  : 
1"  initier  la  femme  aux  occupations  de  son  état.  Elle 
devra    savoir  «  coudre    et    besogner    en    nuance    ^,    linges, 

1.  Tapisserie. 


UNE  PROCHAINE   CANuMSAlIuN  177 

lassv  ^  point-coupé  %  et  auhes  ouvrages  semblables  propres 
à  des  filles.  »  2"  procurer  aux  écolières  quelque  profit.  Fourier 
espère  par  cette  utilité  iminédiate  «  amorcer  »  les^  petites, 
heureuses  de  se  procurer  déjà  quelques  menues  ressources 
par  elles-mêmes,   mais  aussi  et  surtout  lorsqu'elles  auront 
grandi,   avoir  donné   «  matière    et    commodité  à    plusieurs 
pauvres  filles  de  gagner  honnêtement  leur  vie,   lesquelles 
auparavant  n'avoient  moyen  de  rien  apprendre  à  raison  de 
leur  pauvreté  et  de  là  pouvoient  tirer  occasion  de  s'exposer  à 
plusieurs    hasards     et     danger>>.     <  I     pourront    désormais 
apprendre  en  nos  écoles  dans  peu  de  temps  et  sans  frais  à 
gagner  aisément  ce  qui  est  nécessaire  pour  leur  entretien.  » 
Ce   système    très   pratique  qui  fournissait  à  Tenfant  des 
connaissances  suffisantes  pour  l'époque  et  l'habituait  à  vivre 
honnêtement    de   son   travail,   ne   demeura   pas  à    l'état   de 
lettre   morte.  Nous  avons   retrouvé  le  mémorial  de  la  visite 
faite  un  siècle  après,  en  161)6,  par  Mgrde  Noailles,  archevêque 
de  Paris,  à  l'école  de  la  rue  des  Morfondus  devenue   la  rue 
Neuve  Saint-Etienne-du-Mont.  On  y  voit  que    la  mesure   de 
l'instruction    donnée   aux   petites   filles    du    peuple    n'avait 
guère  changé  et  que  l'excellent  usage  de  tirer  parti  des 
travaux  à  l'aiguille  était  toujours  en  vigueur.  Les  religieuses 
qui   n'étaient  guère  plus  riches  que  leurs  élèves,  trouvaient 
aussi  dans  ces  ouvrages  un  moyen  d'existence.  Ce  document 
inconnu,  croyons-nous,  mérite  d'être  rapporté: 

Les  ouvrages  que  les  écolières  feront,  seront  vendus  à  mesure  qu'ils 
seront  achevé/.,  et  l'argent  qui  en  proviendra  sera  mis  entre  les  mains 
de  la  seconde  procureuse,  pour  e>tre  employé  de  mesmc  que  celuy  qui 
proviendra  du  travail  des  scrurs,  à  fournir  a  la  communauté  les  besoins 
dont  elle  manque  présentement. 

1.  Lacis,  «  ouvrage  de  fil  ou  de  soye  fait  en  forme  de  filet  ou  do  rcxeuil. 
dont  loM  brin»  5ont  ontrolari'n  le»  un»  dan»  lo»  aulro».  Rpzeuil  on  roziMiil  t«e 
(lit  (li>  certains  ouvrages  de  (il  travaillez  à  jour  qui  «ervoient  d'ornement  à  du 
litige,  comme  à  des  pentes  de  lit,  de»  tavayole»,  etc.  On  en  voit  encore  chez 
le»  païsans.  Les  ta%'ayolc8  sont  dc>  toilcttcD  ou  petites  toiles  bord'-(>«  rir  Hm- 
l.cUe.  I)  Furelière,  2«  ëdit.  1701. 

2.  Point-coupé,  «  dentelle  à  jour  qu'on  faiitoit  autrefui»  en  collant  du  lîlet 
sur  du  quintiu  (toile  fine)  et  puis  en  perçant  et  emportant  la  toile  qui  étoit 
entre  deux.   »  Ibid. 

K.WI    —12 


178  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

On  en  pourra  néant  moins  employer  une  partie  à  faire  quelques 
gratiffications  aux  escolières  pour  les  encourager  à  travailler  suivant 
que  les  maistresses  le  jugeront  à  proposa 

Ce  système  avait  Favantage  de  préparer  des  ménagères 
industrieuses  et  économes,  non  des  déclassées  et  des  bas- 
bleus. 

Le  bâtiment  scolaire.  —  C'est  le  triomphe  de  notre 
époque,  et  si  la  célèbre  parole  u  quand  le  bâtiment  va,  tout 
va  »,  a  ici  son  application,  nous  devons  jouir  en  France  à 
riîeure  actuelle  des  premières  écoles  du  monde.  De  Tair,  de 
la  lumière,  de  l'espace  ;  on  prodigue  ces  biens  essentiels  à 
profusion.  Par  surcroit  on  y  ajoute  les  façades  tapageuses 
construites  avec  des  manières  d'hôtel  de  ville  sur  les 
places  publiques  ou  les  voies  les  plus  fréquentées.  Les  com- 
munes veulent  montrer  au  grand  jour  qu'elles  n'ont  pas  lési- 
né. Fourier  obéissait  à  d'autres  préoccupations;  il  estimait 
que  le  recueillement  et  la  tranquillité  sont  des  conditions 
indispensables  de  l'étude.  11  lui  faut  des  écoles  expressément 
bâties  et  préparées  pour  les  petites  filles,  par  conséquent 
adaptées  à  leurs  convenances  ;  seulement  elles  «  ne  pren- 
dront point  de  jour  sur  la  rue,  ny  sur  aucun  jardin,  ou  cour,  ou 
autre  place...  mais  sur  une  cour  particulière  et  spécialement 
affectée  au  service  desdites  écoles,  et  qui  ne  soit  hantées  par 
aucune  autre  personne  de  dehors  2.  «  Il  tient  beaucoup  à 
cet  isolement  qui  protège  les  fdlettes  si  curieuses  et  si 
légères  de  leur  nature,  contre  ces  distractions  extérieures  : 
que  si,  dit-il,  «  la  nécessité  du  lieu  contraint  à  prendre 
jour  ))  sur  un  endroit  qui  puisse  leur  apporter  quelque  cause 
de  dissipation,  ces  jours  devront  être  établis  «  de  manière 
que  les  écolières  externes  ne  puissent  voir  ...  ni  rien  enten- 
dre de  ce  qui  s'y  démêllera.  » 

1.  Procès-verbal  de  la  visitte  du  Monastère  de  la  Congrégation  de  Notre- 
Dame,  faubourg  St-Victor-lez-Paris.  en  l'année  1696.  Archives  nationales, 
L  1041. 

2.  Les  Vraies  constitutions  des  Religieuses  de  la  Congrégation  de  Nostre- 
Dame,  faites  par  le  Vénérable  serviteur  de  Dieu  Pierre  Fourier,  leur  Institu- 
teur, et  Général  des  Chanoines  réguliers  de  la  Congrégation  de  nôtre  Sau- 
veur, approuvées  par  nôtre  Saint  Père  le  Pape  Innocent  X.  2^  édition,  Toul, 
1694,  3e  partie,  p.  5. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  179 

Certains  détails  que  nous  ne  pouvons  tous  rapporter  ici, 
traduisent  encore  des  préoccupations  plus  pratiques.  En  voi- 
ci une.  Pour  éviter  le  tumulte  et  la  confusion  à  l'arrivée,  il 
V  aura  dans  la  cour,  près  de  la  porte  d'entrée,  «  une  chambre, 
ou  lieu  capable  (et  abrité)  pour  contenir  les  écolières  qui 
s'assembleront  en  attendant  l'ouverture  des  classes.  «. 

L'ameublement  scolaire.  —  Qui  n'a  pas  visité  de  nos  jours 
un  asile,  une  crèche,  une  école  maternelle  ou  enfantine,  ne 
se  douterait  pas  du  degré  de  raffinement  auquel  on  est  venu 
pour  les  tableaux,  les  cartes,  les  pupitres  et  les  sièges. 

Dans  les  classes  de  la  Congrégation  Notre-Dame  on  trou- 
vait, au  temps  du  bienheureux  Fourier,  une  chaire  pour  la 
maîtresse  et  des  bancs  pour  les  écolières,  avec  des  livres 
«  imprimés  et  manuscrits  »,  des  tableaux,  des  ardoises,  des 
jects^  correspondant  à  ce  qu'on  appelle  maintenant  le  bou- 
lier-compteur, enfin  des  plumes,  lesquelles  n'étant  pas  mé- 
talliques comme  de  nos  jours,  réclamaient  un  indispensable 
auxiliaire,  le  canivet  ou  petit  canif  pour  les  tailler.  Ce  n'était 
pas  luxueux,  mais  cela  suffisait  au  moins  aux  «  petites  abé- 
cédaires ».  Et  puis,  si  le  tout  n'était  pas  considérable,  Fou- 
rier tenait  à  ce  que  ce  tout  fut  prêt  dès  la  première  heure  de 
la  rentrée  : 

Que  notre  sœur  Jeanne  prépare  des  bonnes  plumes  bien  taillées,  un 
bon  canivet,  une  règle  à  régler  pour  les  exemples',  et  de  la  bonne 
encre  pour  elle,  car  cela  donne  du  lustre  à  récriture. 

Dans  le  local  ainsi  pourvu  de  tous  ses  instruments  de 
travail,  la  sœur  devait  ouvrir  solennellement  la  classe  par  un 
discours. 

Surtout  enseignez  le  catéchisme  et  la  piété  aux  filles;  montrez  leur  à 
se  confesser  proprement  ;  dire  le  Bénédicité  et  les  grâces  en  la  maison; 
l'obéissance  et  le  respect  aux  pères  et  mères;  et  commencez  votre  école 
par  ces  points  et  leur  faites  une  exhortation  le  premier  jour  par  laquelle 
vous  protesterez  que  vous  ne  voulez  point  entretenir  ni  montrer  de 
mauvaises   fliles   (et   que  partant   elles   s'amendent   et  quittent  leurs 

1.  Jetons. 

2.  Lettres,  t.  I,  p.  4. 


180  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

mauvaises   accoutumances)   et   que  votre    dessein  principal  est  de   les 
enseigner  à  être  bien  sages,  à  gagner  le  ciel  et  devenir  des  saintes,  etc. 

Ces  pieux  et  sages  conseils  ne  meublaient-ils  pas  Tesprit 
et  Tâme  des  enfants  ?De  nos  classes  neutres  si  bien  outillées 
plus  d'une  ne  sort-elle  pas  au  contraire,  la  mémoire  bourrée, 
mais  Fesprit  et  le  cœur  vides.  Mais  surtout  leurs  murailles 
couvertes  de  pancartes  sont  froides  et  nues;  il  y  manque  le  ta- 
bleau parlant  par  excellence  :  le  crucifix  i. 

Le  personnel.  — L'école  est  bâtie  et  aménagée.  Quel  per- 
sonnel la  dirigera?  Avant  de  recevoir  les  petites  écolières 
dans  la  maison  qui  leur  a  été  préparée,  w  il  faudra  trouver  et 
tenir  toutes  prêtes  des  personnes  capables  pour  les  y  traiter 
ainsi  qu'il  appartient.  »  ^  Toutes  les  religieuses  qui  com- 
posent la  Congrégation  pourront-elles  être  indifféremment 
employées  à  l'enseignement?  Non,  répond  le  saint  fondateur, 
qui  sait  combien  ces  fonctions  d'institutrice,  humbles  en 
apparence,  exigent  de  qualités  et  d'aptitudes.  La  supérieure 
devra  donc  «  choisir  entre  ses  sœurs  celles  qui  luy  semble- 
ront les  plus  propres  et  les  mieux  disposées  à  prendre  cette 
charge  «.  Et  comme  les  aptitudes  ne  s'acquièrent  ou  ne  se 
développent  que  pendant  la  jeunesse,  il  ajoute  qu'elle  devra 
les  discerner  de  bonne  heure  et  les  former  le  plus  tôt  pos- 
sible à  leur  oflice. 

D'après  quels  principes  fera-t-elle  ce  triage  ? 

D'abord  elle  éliminera  les  infirmes  et  celles  dont  la  cons- 
titution est  trop  délicate  «  de  peur  de  ruiner  leur  santé  tout 
à  fait,  y)  Le  bienheureux  se  montrait  difficile  sur  ce  point 
pour  l'admission  dans  l'ordre.  Sa  correspondance  en  témoi- 
gne constamment.  Il  écarte  de  même  celles  qui  auraient 
«  quelque  difformité  de  corps  m  paraissant  à  l'extérieur  et  de 
nature  à  diminuer  leur  autorité  auprès  des  enfants. 

1.  Inventaire  de  la  classe  du  pensionnat  :  «  Un  christ,  une  tapisserie  de- 
papier  velouté,  quatre  tables  bois  de  chaîne,  six  banquettes  velour  d'Utreck, 
une  chaise  idem,  deux  petites  banquettes  en  toile,  six  rideaux  blancs,  quatre 
jalousies,  un  poêle  et  tuyeau  de  fayance,  un  fort  piano,  douze  écritoires,  six 
chandelliers  de  cuivre  ».  État  des  biens  mobiliers  et  immobiliers  des  Reli- 
gieuses de  la  Congrégation  Notre-Dame  pour  l'Instruction  gratuite  de  la 
jeunesse.  Arch.  nat.,  S  4639-40. 

2.  Constitutions,  loc.  cit.  p.  8. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  181 

Au  moral  il  est  plus  sévère  encore  que  pour  le  physique. 
«  Point  pour  tout',  écrit-il,  de  celles  qui  se  laisseroient 
emporter  parfois,  quoyque  très  rarement,  à  quelque  traict  ou 
(l'impatience  ou  de  colère  ou  de  superbe,  ou  de  désobéis- 
sance, ou  qui  en  quelque  autre  manière  pourroient  être  capa- 
bles de  mal  édifier  leurs  petites  disciples.  » 

Ceci  n'est  encore  que  le  côté  négatif  et  l'absence  de 
défauts.  Mais  il  veut,  chez  ces  maîtresses  saines  de  corps  et 
d'esprit,  des  qualités  positives  :  courage,  bonne  volonté, 
zèle  intense,  humilité,  modestie,  travail,  discrétion,  et  ce  don 
sans  lequel  les  autres  servent  de  peu  :  l'adresse  unie  à  la 
prudence,  c'est-à-dire  le  savoir-faire  joint  au  bon  sens. 

l^nfin  qualités  et  aptitudes  natives  ne  se  constatant  sûre- 
ment que  par  l'expérience,  il  demande  encore  qu'elles  aient 
été  M  reconnues  pour  telles,  déjà  plusieurs  années,  j)ar 
toutes  leurs  compagnes,  n  II  y  a  plus.  On  nous  rcbat  les 
<»reilles  aujourd'hui  iVejramens  et  de  brevets  de  capacités, 
voire  de  certificats  d'aptitudes  pédagogiques  qui  se  confèrent 
après  des  épreuves  prati(jues  très  sérieuses  dans  le  genre 
des  classes  d'agrégation.  C'est  fort  beau;  est-ce  bien  nou- 
veau? Fourier  veut  que  chacune  de  ses  maltresses  avant 
d'être  employée  soit  «  diligemment  examinée  par  la  mère 
Supérieure  »;  que  de  plus  elle  soit  instruite  soigneusement, 
nous  dirions  aujourd'hui  entraînée  «  par  la  mère  Intendante, 
et  dressée,  .rendue  bonne  ouvrière  et  capable  d'enseigner 
proprement...  tout  ce  qu'on  fera  profession  de  montrer  en  hi 
classe  à  laquelle  on  voudra  l'envoyer.  »  La  principale  diffé- 
rence entre  autrefois  et  aujourd'hui,  c'est  donc  que  mainte- 
nant les  aspirantes  institutrices  reçoivent  brevets  et  examens 
des  fonctionnaires  de  l'Université  constitués  leurs  examina- 
teurs. Mais  eux-mêmes  ont-ils  bien  toute  la  compétence 
désirable  pour  en  bien  juger? 

—  Mais  nous  avons  inventé  les  inspecteurs. 

—  Eh  bien,  Pierre  Fourier  avait  ses  inspectrices.  Je  viens 
de  nommer  la  mère  Intendante.  C'est  elle,  qui  d'après  ces 
règleni«Mif»i  r-«'m|)Iit  «rt  ofIi««>  : 

Aflîn  qur  tout  cj-la  soit  mioux  gouvcrno  n  pour  l  cngard  des  maistrcsscs 
1.  Point  du  tout. 


182  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

et  pour  celuy  des  escholières,  et  pour  tout  ce  qui  peut  au  reste  de  ce 
côté-là  toucher  à  la  discipline  régulière et  à  l'avancement  et  perfec- 
tion de  ces  escholes,  il  y  aura  une  mère  Intendante  d'icelles,  qui  prendra 
garde  à  tout,  et  en  aura  la  charge  et  la  conduite  sous  l'autorité  de  la 
mère  Supérieure.  Elle  s'estudiera  à  maintenir  les  dites^escholes  en  bon 
état,  et  les  promouvoir  en  bien  toujours  de  plus  en  plus  ^ . 

Ici  encore  la  différence  est-elle  à  Tavantage  de  notre  temps  ? 
Les  inspecteurs  apparaissent  dans  les  écoles  d'ordinaire 
une  fois  l'an  ;  et  en  gens  fort  affairés  s'esquivent  rapidement. 
L'Intendante  ayant  moins  à  courir,  était  tenue  à  plus 
d'observation  : 

Elle  communique  souvent,  au  moins  d'huit  jours  à  autres,  à  la  mère 
supérieure,  ce  qu'elle  aura  vu  et  appris  de  l'état  des  escholes,  du 
profict  qui  s'y  fait,  du  nombre  et  qualité  des  escholières  et  de  l'avance- 
ment d'icelles,  du  debvoir  des  maîtresses  et  de  la  parfaite  observance 
des  règles.  Pour  de  quoy  se  rendre  plus  asseurée,  elle  se  trouvera 
souvent  es  escholes,  parmy  le  temps  des  leçons,  tantôt  plus,  tantôt 
moins  ;  tantost  en  l'une,  tantôt  en  l'autre,  selon  qu'elle  le  jugera 
nécessaire  ou  expédient.  Elle  verra  comme  les  maistresses  s'y  com- 
portent, et  les  escholières  aussi,  et  pourra  parfois  en  interroger 
quelques  unes,  à  ce  de  recongnoistre  combien  elles  profitent,  et  donner 
quelque  petite  louange  en  passant  aux  plus  diligentes  et  modestes,  et 
aux  autres  qui  le  mériteront. 

S'il  existe  quelque  part  un  Manuel  du  parfait  inspecteur, 
que  peut-il  bien  dire  de  plus  ? 

Nous  écrivons  ceci  sans  parti-pris  et  dans  le  seul  but 
d'exposer  ce  que  nous  croyons  être  la  vérité  historique. 
Nous  ne  ferions  aucune  dificulté  de  reconnaître  la  supériorité 
du  présent  sur  le  passé  si  elle  nous  était  démontrée.  L'on 
nous  a  signalé,  au  cours  de  nos  recherches,  une  institution 
moderne  qui  serait  d'une  réelle  utilité  :  la  conférence 
mensuelle  entre  maîtresses  d'école  d'un  canton.  On  y  met 
en  commim  ses  lumières,  son  expérience,  ses  petites  indus- 
tries afin  de  s'y  prendre  de  mieux  en  mieux  avec  les  enfants. 
Les  congréganistes  du  bienheureux  Fourier  vivant  en  com- 
munauté, n'avaient,  sans  doute  pas  Jbesoin  de  se  réunir  pour 

1.  Constitutions,  p.  9. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  i83 

mettre  en  commun  le  résultat  de  leurs  expériences  et  se 
suggérer  des  améliorations  dans  les  méthodes.  Nous  n'en 
félicitons  pas  moins  les  maîtresses  laïques  qui  éloignées  par 
la  distance  se  rapprochent  par  la  charité  et  s'entr'aident  par 
la  communication  réciproque  de  leurs  méthodes  et  de  leurs 
succès ^ 

Les  écolières.  —  Nous  connaissons  le  personnel  dirigeant. 
Quel  était  le  personnel  dirigé  ?  Le  saint  n'y  vient  qu'en 
troisième  lieu.  Au  premier  chapitre  de  ses  constitutions,  il 
a  bâti  son  école  ;  au  deuxième  il  y  a  mis  des  maîtresses. 
Reste  à  l'ouvrir.  Mais  à  qui  c'est  ?  le  sujet  du  troisième 
chapitre  intitulé  :  Des  filles  qui  pourront  estre  reçues  es 
escholes  exlerneSy  nous  laissons  de  côté  à  dessein  les  écoles 
internes  ou  pensionnats. 

Il  fixe  ainsi  les  conditions  générales  d'admissibilité  :  point 
de  filles  incapables  d'apprendre;  pas  de  malades,  surtout  de 
celles  qui  ont  des  afTections  contagieuses  ou  répugnantes, 
notamment  celles  «  (|ui  ont  autrefois  esté  travaillées  du  mal 
des  escrouelles  »>.  Maison  ne  demandait  pas  encore  la  preuve 
(fu'on  a  été  vacciné  ou  qu'on  a  eu  la  petite  vérole.  Point 
d'enfants  mal  famées  pour  les  nueurs.  Cependant  tout  en  sacri- 
fiant ici  au  bien  général  l'intérêt  de  quelques-unes,  il  semble 
(jue  Fourier  fasse  violence  à  son  cuMir  en  fermant  ainsi  la 
porte  de  son  école.  Et  bien  que  son  époque  soit,  d'après  le 
jargon  de  nos  réformateurs  modernes,  «  le  règne  de  l'arbi- 
traire ».  il  regarde  l'exclusion  comme  une  mesure  trop  grave 
pour  l'enfant,  trop  dure  envers  la  famille,  pour  la  laisser  à 
l'application  de  la  maltresse  d'école.  Il  exige  une  décision  du 
conseil,  sorte  de  commission  scolaire. 

La  condition  d'âge  ti  remplir  pour  entrer  comme  élève  a 
été  tranchée  par  le  bienheureux  Fourier  d'une  manière  très 

1.  DiiilIcMini  Kourior  dit  rxprrsormfnt  à  propos*  «loi»  rcrrcnlioiiH  ou 
conférence»  :  «  Afin  de  procurer  tounjoùri»  de  plus  en  plu»  «il  e»l  potmiblc 
la  gloire  de  Dieu  dan»  ret  eniploy.  Elles  (le»  maîtresses)  «entretiendront 
souvent  dann  les  conférences  den  inventions  que  l'on  pourroit  trouver  pour 
faire  avancer  les  enfans.  •  Arch.  nat.  LL  1630.  Ce  Ms.  qui  paraît  l'original 
de  la  Coutume  de  Paris,  a  ftâ  imprim<?  au  xv!!"*  sic'cle  :  Reglemena  ou  esclair- 
cissemens  sur  les  Constitutions  des  Religieuses  de  la  Congrégation  de 
N.  Dame.  Paris,  Coignard,  1674,  in-12. 


184  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

précise.  Depuis  1855,  en  France,  les  enfants  des  deux  sexes 
de  deux  à  sept  ans  sont  admis  dans  ce  qu'on  appelait  naguère 
des  salles  d'asile  et  maintenant  les  écoles  maternelles  ;  Tâge 
minimum  requis  pour  les  écoles  primaires  publiques  est  de 
six  ans  au  moins,  Tàge  maxijuum  de  treize  ans.  Mais  il  peut 
être  établi  des  écoles  primaires  communales  pour  les  adultes 
au-dessus  de  dix-huit  ans.   Enfin  la  loi  de  1881  a  créé  une 
nouvelle  institution  scolaire,  Vécole  enfantine,  intermédiaire 
entre  la  salle  d'asile  et  l'école  primaire,  qui  peut  garder  les 
enfants,  de  quatre  ou  cinq  ans  à  sept  ou  huit.  Aucune  inno- 
vation  n'a   été   plus    célébrée    que   ces    classes    enfantines 
«  riante  préface  d'un  livre  qui  aura  tant  de  pages  sévères.  » 
Mais  nous  n'examinons  que  la  question  d'âge.  Les  adminis- 
trations françaises  se  félicitent  de  ce  que  chez  nous  les  degrés 
successifs  de  la  première  éducation  sont  mieux  subdivisés 
que    partout   ailleurs.    Fourier   prenait    pour    limites   d'âge 
extrêmes  quatre  ans  et  dix-huit  ans.  Il  abaisse  YAge  minimum 
à  quatre  ans,    parce  que   les  salles  d'asile  n'existaient   pas 
encore.  Or  il  avait  remarqué  que  lés  enfants  «  sont  jà  pleins 
de  mauvaises  paroles  et  perverses  impressions...    pour  les 
mauvais  exemples  et  propos  déréglés  qu'ils  ont  entendus,  les 
uns  chez  leurs  pères  et  mères,  les  autres  par  les  rues.  »  S'il 
élève  l'âge  maximum  jusqu'à  dix-huit   ans,  c'est  que  dans 
l'ensemble   on   était   alors   un   peu    retardataire.   En   toutes 
choses  on  était  moins  pressé  et  Ton   allait  moins  vite.   La 
lièvre  des  concours  était  inconnue.  Les  écolières  ne  suivant 
pas  les  classes  tout  l'été,  mais  seulement  l'hiver,  leur  année 
scolaire  n'était  que  les  deux  tiers  de  la  nôtre  et  leur  temps 
d'étude  se  prolongeait  davantage.  Comme  de  nos  jours  il  y 
avait  pourtant  des  exceptions,  et  le  bienheureux  recommande 
quelque  part  un  cours  pour  les  adultes  même  de  vingt-cin([ 
ans,  ce  qu'il  regarde  comme  «  une  belle  charité.  « 

Ainsi  réglée,  l'admission  était  l'objet  de  formalités  écrites 
c|ui  ne  laissent  guère  à  envier  à  notre  bureaucratie  paperas- 
sière. Le  registre  matricule  qu'il  avait  vu  fonctionner  à  l'Uni- 
versité de  Pont-à-Mousson,  fut  introduit  dans  ses  écoles. 
Lorsque  l'enfant  y  était  présentée  par  sa  mère  ou  un  autre 
des  siens,  la  maîtresse  consultait  le  vœu  des  parents  sur  ce 
qu'on  prétendait  ou  désirait  lui  faire  apprendre,   puis  elle 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  i85 

<M  rivait  t'  dans  un  gros  livre,  préparé  tout  exprès  à  cest 
eflect,  le  nom  de  la  fille,  le  nom  et  le  surnom  du  père, 
Taage  d'icelle,  le  lieu  de  sa  demeure,  et  le  jour  et  Tan  de 
s(m  entrée  es  escholes  pour  la  première  fois.  » 

L'on  m'assure  qu'aujourd'hui  l'on  doit  inscrire  encore 
d'autres  indications.  C'est  le  progrès  des  registres. 

Matières  de  l'enseignement.  —  Déjà  plusieurs  fois  nous 
avons  eu  l'occasion  de  toucher  cette  question.  Aucun  n'a 
suscité  plus  de  débats  dans  notre  siècle.  L'instruction  dite 
intégrale  a  prévalu  en  théorie.  Plus  même  de  distinction 
entre  les  matières  facultatives  et  les  matières  obligatoires 
<lepuis  la  loi  du  18  mars  1882.  Nos  con.scrits  dont  plusieurs 
arrivent  encore  au  régiment  sans  savoir  lire  et  écrire,  ont 
passé  par  tiuites  les  branches  des  connaissances  humaines. 
On  peut  préférer  et  l'on  préfère  lô-dessus  les  idées  de 
MM.  Victor  Duruy  et  Jides  Ferry  à  celles  de  Napoléon  l"  et 
de  Fontanes.  Nous  ne  faisons  que  de  Thistoirc  documentaire* 
Voici  ce  <pi«*,  un  siècle  après  la  fondation  des  sœurs  de  la 
(^)ngrégati«)n  Notre-Dame,  le  cardinal  de  Noailles  leur  faisait 
enseigner  aux  externes  de  leur  école  de  Paris  (1696).  Pour 
l'intelligence  du  texte,  nous  prévenons  qu'il  y  avait  quatre 
classes  :  la  grand»'.  In  première,  la  seconde  •  t  in  troi- 
siènu"  ^ 

Dans  la  grande  et  la  première  claRse,  on  y  a|>prendra  à  escrire,  k 
travailler  aux  ouvrage»  manuels,  à  lire  dans  len  livres  imprimez  et  dann 
l«'s  papiiM's  «'strits  à  la  main  ;  on  y  enseignera  aussi  trois  fois  la  se- 
maine l'orthographe  et  l'arithmétique. 

Les  écolières  de  ces  deux  classes  seront  également  soumises  aux 
deux  prjMnièn-s  tnaltresses. 

La  pr«.Mni«Mv  uiailresse  fera  l'instruction,  distribuera  les  ouvrages  ri 
montrera  l'orthographe  et  l'arithmétique,  quand  ce  sera  les  jours  mar- 
qués pour  {"«'nsfigner.  On  monstn-ra  dans  les  deux  petites  classes, 
s(;avoir  aux  plus  petites,  à  connoistrc  les  lettres  et  sonner  les  syllabes. 
Kt  aux  autres  qui  seront  un  peu  plus  avancées,  à  lire  en  latin  et  mesme 
en  françois.  A  noter  cette  lecture  latine  avant  la  lertun-  française,  pour 
s'assurer  que  l'enfant  ne  devine  pas  le  mot,  mais  le  lit  méthodique- 
mnit. 

I .  Fourier  n  ailmcUait  que  trois  classes,  syslèoie  qui  •  prévalu  dans  l'en- 
Hcigiicmenl  primaire  ofCcicl. 


186  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Résumé  :  lecture,  écriture,  orthographe,  calcul,  travaux  à 
Faiguille. 

Noailles  n'avait  à  rappeler  pour  des  filles  ni  la  religion,  ni 
la  morale,  ni  la  civilité,  qu'il  savait  tenir  bonne  place  dans 
les  constitutions  de  Fourier  avec  a  la  bienséance  en  leurs 
gestes,  en  leurs  paroles  et  en  leurs  actions...  et  quelques 
autres  choses  qui  puissent  aider  à  vivre  et  à  bien  vivre.  » 
C'est  vague,  mais  cela  dit  beaucoup.  Nous  avons  bien  chan- 
gé tout  cela,  puisque  nous  avons  ajouté  des  notions  usuelles 
de  droit  et  d'économie  non  domestique  mais  politique.  Que 
penserait  >s'apoléon  P*"  devant  qui  la  reine  Hortense  avait 
peur  de  paraître  savoir  un  seul  mot  de  droit  ! 

Tenue  de  la  classe.  —  «  En  tout  temps,  écrivait  Fourier,  les 
escholières  entreront  en  leurs  classes  le  matin  à  huit  heures.  » 

Né  à  la  campagne,  il  en  avait  les  habitudes  matinales.  Les 
Parisiens  se  levant  moins  tôt,  même  au  dix-septième  siècle, 
avant  les  progrès  de  l'éclairage,  le  cardinal  de  Noailles  leur 
avait  fait  grâce  d'une  demi-heure,  mais  il  ne  transigeait  pas 
sur  l'exactitude  : 

Comme  l'instruction  des  enfans  est  un  des  principaux  points  et  des 
principales  obligations  de  l'Institut,  la  mère  Intendante  des  classes 
prend  garde  que  l'instruction  se  fasse  comme  elle  se  doit  faire,  que 
les  maîtresses  se  trouvent  à  huit  heures  et  demyc  précises  le  matin, 
pour  entrer  en  classe,  et  l'après-midy  à  une  heure  et  demj-e. 

Une  demi-heure  avant  l'entrée  en  classe,  on  donne  un  si- 
gnal de  la  cloche  pour  les  avertir  de  se  tenir  prêtes  et  de  se 
rassembler  dans  la  cour  ou  dans  le  vestibule. 

En  classe,  les  écolières  se  divisent  en  plusieurs  ordres  ou 
bancs,  ou  bandes.  Chaque  ordre  en  contient  de  seize  à  vingt. 

Dans  chaque  banc,  les  places  sont  distribuées  suivant  la  di- 
ligence, la  modestie  et  le  talent.  Rien  à  la  faveur,  tout  au  mé- 
rite et  à  l'émulation.  C'est  le  système  préconisé  et  vulgarisé 
par  le  Ratio  studiorum  dans  l'enseignement  secondaire  des 
garçons.  Pierre  Fourier  n'aurait-il  pas  agi  sous  l'empire  de 
quelque  réminiscence  de  ses  années  de  collège,  quand  il 
engageait  les  maîtresses  à  faire  gagner  aux  élèves  qui  sont 
plus  bas  «  contre  une  autre  par  dispute  quelque  place  plus 
haute  »,  ou  à  les  faire  «  parfois   disputer  banc    contre   banc 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  187 

pour  emporter  le  titre  de  l*""®  ou  2^»,  ou  encore  à  établir  deux 
bancs  spéciaux,  Tun  d'honneur  et  l'autre  de  punition. 

Le  banc  d'honneur  sera  appelé  banc  de  la  vwtoire^  il  por- 
tera une  belle  couronne  et  une  image  de  la  Vierge.  Il  rece- 
vra les  «  écholières  qui  durant  une  semaine  entière,  n'auront 
fait  aucune  faute  en  disant  leurs  leçons,  et  qui  outre  cela 
n^auront  manqué  de  venir  à  toutes  les  leçons  par  l'espace 
d'un  mois  ou  qui  auront  faict  en  autre  manière  quelque 
grande  vaillance.  » 

Le  banc  de  la  punition  s'appellera  le  banc  pénitencier.  Si 
avant  le  terme  la  pénitente  s'amende  ou  fait  seulement 
tt  quoique  petite  vaillance  »,  on  lui  pardonnera. 

Méthode  pédagogique.  —  Nous  ne  saurions  descendre  ici 
aux  détails  réglementés  par  le  bienheureux  Fourier  pour 
l'enseignement  de  l'écriture  :  manière  dont  les  maltresses 
doivent  tracer  les  modèles,  distribution  d'exemples  faits  à  la 
main  ou  imprimés;  non  plus  que  nous  n'avons  à  redire  ses 
préceptes,  curieux  et  sensés,  pour  apprendre  l'orthographe. 
11  pousse  presque  jusqu'à  la  minutie  ses  avis  relatifs  à  la 
ponctuation  et  aux  abréviations,  est  en  garde  contre  les  inno- 
vations et  tient  pour  l'usage.  Il  est  positif  et  pratique;  on 
sent  qu'il  est  né  dans  une  maison  de  commerçants,  a  grandi 
chez  des  bourgeois^  a  vécu  parmi  des  cultivateurs.  Que  Ton 
choisisse  donc  les  dictées  dans  ce  même  onire  d'idées  et  que 
les  maîtresses  donnent  quelque  fois  «  pour  orthographe  des 
formes  de  quittance,  de  récépissé,  de  parties  pour  marchan- 
dises vendues  ou  pour  argent  preste,  et  pour  diverses  autres 
choses  qui  se  rencontrent  tous  les  jours  parmi  les  affaires 
du  monde,  et  qui  ont  besoin  de  «'escrire  pour  plus  grande 
assurance.  »  Ce  n'est  pas  assez  de  mettre  les  futures  ména- 
gères ou  négociantes  sorties  de  ses  écoles  à  même  de  signer 
un  acte  et  de  prendre  des  sûretés  par  écrit;  il  souhaite 
presque  d'en  faire  des  comptables  et  enjoint  aux  maltresses 
de  leur  donner  des  notions  de  tenue  des  HiTciy  en  leur  mon- 
trant M  la  façon  d'escrirc  article  par  article  distinct,  de  tirer 
des  sommes  de  chacun,  les  mettre  en  sommes  grosses,  et  y 
observer  au  reste  toutes  autres  circonstances  requises.  »  Lui- 
même,  ses  lettres  en  font  foi,  savait  tenir  ses  comptes  <*t  ••••ii\ 
de  toutes  ses  maisons  à  un  franc  barrois  près. 


188  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Son  meilleur  titre  pédagogique,  en  matière  de  méthode, 
est  d'être  le  premier  promoteur  connu  de  renseignement 
^//«wZ/««e  remplaçant  l'enseignement  individuel.  Avant  lui  un 
seul  maître  enseignait  tous  les  élèves  successivement.  De  là 
des  lenteurs  et  des  pertes  de  temps.  Pierre  Fourier  réalisa 
son  système  nouveau  au  moyen  du  tableau  et  de  V unité  de 
livre  classique.  Cette  réforme  a  été  attribuée  au  bienheureux 
de  La  Salle.  Sans  vouloir  lui  ravir  cette  gloire  ni  entrer 
dans  le  débat,  signalons  Fhypothèse  émise  par  M.  Fabbé 
Pierfitte.  Jean-Baptiste  de  La  Salle  n'imprima  sa  méthode 
qu'en  1680,  et  celle  de  Fourier  a  vu  le  jour  en  1640.  Il  est 
improbable  que  dans  Tintervalle  le  fondateur  des  Frères  des 
écoles  chrétiennes  qui  s'enquérait  beaucoup  des  institutions 
scolaires  en  usage,  n'ait  pas  été  en  rapport,  à  Reims,  avec  la 
maison  de  la  Congrégation  Notre-Dame.  Ce  procès  entre 
deux  bienheureux  est  pendant. 

Mais  il  n'est  pas  impossible  non  plus  que  Fourier  ait  em- 
prunté à  d'autres,  car  il  avait,  lui  aussi,  étudié  les  régimes 
en  vigueur  avant  d'en  adopter  un.  Lorsqu'il  rédigeait  défini- 
tivement ses  constitutions,  il  envoya  deux  de  ses  religieuses, 
sœur  Martine  et  la  future  supérieure  sœur  Alix,  visiter  les 
Ursulines  de  Paris  (1615).  Les  deux  Lorraines  furent  cordia- 
lement accueillies  par  madame  de  Sainte-Beuve  qui  venait 
d'établir  la  communauté  au  faubourg  Saint-Jacques.  Sous  sa 
direction  elles  s'instruisirent  des  pratiques  de  l'observance 
régulière  et  «  se  pénétrèrent  bien  des  méthodes  d'éducation 
et  d'enseignement.  »  ^  Le  «  Mémoire  pour  les  deux  sœurs 
envoyées  aux  Ursulines  »  est  venu  jusqu'à  nous.  Peu  de  do- 
cuments témoignent  à  un  égal  degré  de  l'esprit  d'observa- 
tion et  d'enquête  du  bienheureux  Fourier.  Dans  les  quatre 
grandes  pages  de  cette  liste  de  questions  qui  touche  à  tout, 
il  n'oublie  aucune  des  choses  de  l'administration  intérieure 
ou  extérieure  d'une  communauté,  d'un  pensionnat,  d'un  ex- 
ternat. 

Sauront  combien  de  maîtresses  pour  les  classes  et  quelles;  qui  les 
établit,  qui  les  change  et  dispose;  quelles  sont  les  règles  et  devoirs  de 
chacune  ;  combien  de  temps  elles  sont  en  charge... 

1.  Rogie,  t.  I,  p.  294. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  189 

Les  écolières,  pensionnaires,  quelles  en  âge,  qualité,  nombre, 
comment  nourries  (élevées)  et  instruites,  en  quoi  et  par  combien  de 
maîtresses 

Enseigner  les  pensionnaires  et  les  externes,  qui,  par  (pii,  quoi,  com- 
bien de  temps  avant  le  dîner,  combien  après,  et  comment  pour  la  piété, 
pour  la  lecture  et  écriture,  pour  les  ouvrages  ;  sous  quelles  conditions 
et  les  unes  et  les  autres  sont  admises,  retenues,  renvoyées,  et  notamment 
si  l'école  est  gratuite  pour  les  e.rternes.  Donner  les  punitions,  à  quels 
jours,  heures  et  occasions,  où,  par  qui,  comment  et  quelles  à  chacune 
sorte  de  faute... 

Los  filles  mettront  par  écrit  tout  ce  qu'elles  auront  appris  et  remarqué 
touchant  les  points  ci-dessus,  ou  par  adresse  d'autrui  :  Kt  mettront 
la  différence  qui  se  retrouve  en  chacun  des  sept  chefs  ci-spécifiés,  pour 
les  saisons  d'été,  d'hiver,  carême,  d'après  PAques  et  autres  '. 

L'on  se  comprit  si  bien  de  part  et  d'autres  entre  religieuses 
des  deux  ordres  que  TafTaire  faillit  tourner  tout  autrement 
que  ne  le  souhaitait  le  bienheureux.  Les  Ursulines  édifiées 
des  vertus  des  deux  enqui^teuscs  leur  offrirent  de  fondre 
ensemble  leurs  congrégations.  Sœur  Alix,  réciproquement 
charmée,  allait  peut-être  s'y  prêter.  Heureusement  elle 
consulta  M.  de  Bérulle.  Le  cardinal  vint  lui  apporter  cette 
sage  réponse  «  qu'il  croyait  que  Dieu  ne  demandait  pas  cette 
union  et  qu'elle  n'y  pensât  plus.  »  Au  bout  de  deux  mois  les 
deux  sœurs  prenaient  congé  de  leurs  bienfaitrices  et  rentraient 
à  Verdun  fjuin  1615),  non  sans  rapporter  sans  doute  quelque 
profit  de  tout  ce  qu'elles  avaient  vu  et  entendu. 


Nous  voici  loin  de  la  petite  école  provisoirement  installée 
à  Poussay  en  1598.  Cet  essai  ne  pouvait  avoir  qu'un  temps. 
Fouricr  avait  hâte  de  revoir  ses  religieuses  à  Mattaincourt. 
Les  nobles  chanoinesses  jalousaient  ces  pauvres  filles  et  les 
virent  partir  sens  regret.  L'abbesse  Edmonde  d'Amoncourt 
était  une  trop  grande  dame  pour  comprendre  ces  humbles  et 
ces  petites.  Mais  Madame  d'Aspremont,  intelligente  des 
choses  de  Dieu  et  dévouée  aux  bonnes  œuvres,  alla  jusqu'à 

i.  Lettres,  t.  I  p.  114.  —  Ce  Mémoire  eut  reproduit  dans  la  Révérende 
Mère  Françoise  de  Bermond,  par  une  Ursulinc.  Paris,  1897,  p.  379  tqq. 


190  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

engager  son  argenterie  pour  leur  acheter  une  «  petite 
maisonnette  •»  à  Mattaincourt  ^  C'est  la  première  école 
proprement  dite.  Elle  fut  bénite  en  la  Fête-Dieu  de  1599  et 
bientôt  inaugurée.  Désormais  les  fondations  se  suivirent 
sans  interruption 

Tous  les  seigneurs  évêques  de  par  ici  alentour,  de  Toul,  de  Metz, 
de  Verdun,  de  Châlons,de  Soissons,  de  Laon,  Vitry,  Sainte-Menehould, 
etc.,  et  Son  Altesse  (de  Lorraine)  en  la  plupart  des  siennes,  Nancy, 
Saint-Mihiel,  Bar,  Saint-Nicolas,  Mirecourt,  Epinal,  Châtel,  Dieuze, 
l'archiduchesse  qui  est  es  Pays-Bas,  en  a  demandé  pour  sa  ville  de 
Luxembourg. 

Ainsi  écrivait  Fourier  en  1627.  ~ 

En  1634,  la  Congrégation  Notre-Dame  s'établissait  à  Paris. 
L'histoire  de  ce  monastère  est  encore  à  écrire.  Nous  en  avons 
eu  sous  les  yeux  les  matériaux  conservés  aux  Archives  na- 
tionales*^, et  nous  faisons  des  vœux  pour  qu'un  érudit  en  tire 
un  ouvrage  semblable  à  la  belle  monographie  publiée  sur 
la  maison  de  Reims  par  Mgr  Péchenard,réminent  recteur  de 
l'Université  catholique  de  Paris.  * 

Nous  ne  pouvons  qu'indiquer  quelques  dates.  Le  9  Juin 
1643,  trois  ans  après  la  mort  du  bienheureux  Pierre  Fourier, 
les  religieuses  de  Paris  obtenaient  l'autorisation  de  l'arche- 
vêque, Mgr  de  Gondi,  et,  le  19  mars  1644,  le  consentement 
des  prévôt  et  échevins  de  la  ville  qui  ne  cessèrent  jamais  de 
leur  être  favorables,  d'autant  qu'elles  étaient  «  sans  charge 
au  public  «  et  même  de  quelque  utilité  pour  lui  «  par  l'instruc- 
tion qu'elles  donnent  gratuitement  aux  jeunes  filles  et  qu'elles 
sont  obligées  de  continuer  par  leurs  vœux  et  leur  institut.  » 

1.  Lettres,  t.  V,  p.  62, 
,2.  Lettres  t.  III,  p.  134 

3.  Nous  signalons,  outre  les  documents  auxquels  nous  nous  référons  les 
Livres  des  actes  capitulaires,  les  Livres  des  supérieures  allant  du  6  mars 
1646  au  23  janvier  1792,  date  de  l'élection  de  la  mère  Saint-Augustin  qui 
devait  quelques  mois  après  être  expulsée  avec  ses  religieuses  et  se  retirer 
au  Rungis  ;  enfin  le  lAvre  des  confesseurs  donnant  aussi  les  noms  des 
supérieurs,  et  le  Livre  des  deffuntes  qui  s'arrête  en  1750.  Arch.  nat.,  LL 
1628-1629,  1635-1637.  Il  y  a  aussi  des  Livres  de  comptes,  etc. 

4.  Histoire  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame  de  Reims,  par  l'abbé  P.-L. 
Péchenard,  Reims,  1886,  2  vol.  in  S». 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  191 

En  jaiivirT  1645,  des  lettres  patentes  leur  étaient  délivrées, 
mais  paraissent  n'avoir  pas  été  vériûées  K  En  1671  leurs 
privilèges  étaient  confirmés,  et,  le  7  septembre  suivant,  enre- 
gistrés. Le  document  le  plus  important  et  qui  leur  fait  le 
plus  d'honneur,  ce  sont  les  lettres  patentes  données  par 
Louis  XIV  en  1680,  contresignées  Colbert  et  Le  Tellier, 
portant  confirmation  de  leur  établissement,  avec  éloge  des 
services  rendus  par  elles  à  l'instruction  gratuite^.  Le  gouver- 
nement était  d'accord  à  cette  époque  avec  la  Municipalité 
de  Paris,  et  ce  n'était  pas  pour  laïciser  ni  pour  confisquer 
ou  désaffecter.  En  1731,  elles  célébrèrent  la  béatification 
de  leur  fondateur  Pierre  Fourier  ^.  Mais  le  dix-huitième 
siècle,  siècle  ruineux  pour  les  congrégations,  ne  leur  permit 
pas  de  se  développer.  Elles  durent  vendre  des  immeubles  et 
finalement  recourir  à  la  charité  de  l'archevêque  de  Paris  et 
de  l'Assemblée  du  clergé. 

Le  cardinal  de  Luynes,  archevêque  de  Sens,  était  alors 
président  du  Bureau  de  secours  du  Clergé,  appelé  la 
Commission  des  Hégulier».  Sa  charité  et  l'intérêt  qu'il 
témoignait  aux  congrégations  étaient  bien  connus.  Elles  lui 
adressèrent  la  lettre  suivante  qui  est  le  meilleur  exposé  de 
leur  situation  h  la  veille  de  la  Révolution  française. 

Monseigneur, 
LcH  Ut'ligiruscs  du  monastère  de  la  Congn'-gation  de  Notre-Dame 
^;tabli  à  Paris  rue  Neuve  et  paroisHe  Saint-Ktienne-du-Mont,  sont  aux 
pies  d«'  Votre  Éminence,  et  ont  l'honneur  de  vous  représenter  très 
respectueusement,  Monseigneur,  que  placées  sur  un  des  flancs  de  celte 
capitale,  (juartier  habité  principalement  par  le  plus  petit  peuple,  avec 
peu  de  secours  pour  l'instruction  des  Enfants  de  la  pauvreté,  eUet 
s'applif/urnt,  suivant  le  voeu  de  leur  Inêtitut.  gratuitement  à  l'éducation 
des  petites  filles  qui  fréquentent  tous  les  Jours  en  grand  nombre  leurs 
classes  extérieures  :  qu'elles  ne  se  bornent  pas  à  leur  enseigner  à  lire, 
et  à  écrire,  et  à  les  catéchiser  :  qu'elles  s'occupent  aussi  k  leur 
apprendre  à  travailler,  en  sorte  qu'elles  ont  la  consolation  depuis  long- 
temps de  voir  sortir  de  leur  école  des  jeunes  filles  non  seulement 

1.  Arch    nat.,  Q«  1354. 
.  2.  Arch.  nat.,  L  1059. 

3.  Voir  cette  int«.'rc8Bante  relation  dans  le  Livre  des  bienfacteurs  de  noslre 
maison  commençants  le  1*'  Janvier  Î656  à  1739.  Arch.  jiat.  L  1041,. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  192 

instruites  des  maximes  de  religion  et  des  principes  de  vertu  qui 
doivent  régler  leur  conduite  pendant  le  reste  de  leur  vie;  mais  encore 
capables  de  gagner  leur  vie  par  un  travail  convenable  à  leur  état  : 
qu'elles  osent  croire  être  par  là  dune  utilité  qui  exigeroit  qu'on  les 
suppléât,  si  leur  maison  venoit  à  être  détruite  ;  que  la  modicité  de 
leurs  revenus,  malgré  la  pauvreté  dans  laquelle  elles  vivent,  ne  peut 
suffire  au  plus  nécessaire  depuis  que  les  circonstances  des  tems 
rendent  toutes  les  denrées  beaucoup  plus  chères  qu'autrefois  :  qu  elles 
ont  été  contraintes  de  contracter  avec  leurs  fournisseurs  des  dettes  qui 
les  écrasent  et  qui  achèveront  de  les  ruiner,  si  elles  ne  sont  prochai- 
nement secourues  ;  que  dans  l'extrême  besoin  où  elles  sont  réduites, 
elles  puissent  trouver  une  ressource  dans  la  charité  d'un  vertueux 
cardinal,  dont  le  cœur  formé  sur  l'Evangile  ne  se  permet  que  de 
bonnes  œuvres. 

Celle  de  la  conservation  des  suppliantes  en  est  une,  Monseigneur, 
digne  de  Votre  Eminence.  En  continuant  leur  existence  ou,  plutôt,  en 
leur  en  donnant  une  nouvelle,  vous  perpétuerez  le  bien  qu'elles 
s'efforcent  de  faire  par  les  services  qu'elles  rendent  au  public,  et  la 
bonne  odeur  de  Jésus-Christ  qu'elles  n'ont  cessé,  par  la  grâce  de  Dieu, 
de  répandre,  jusqu'à  présent. 

Nos  vœux  pour  la  conservation  de  vos  précieux  jours  seront, 
Monseigneur,  de  tous  les  instants  de  notre  vie  et  c'est  à  vos  pies  cpie 
nous  nous  disons. 

De  Votre  Eminence, 
Monseigneur, 

Les  très  Inimbles,  très  obéissantes  servantes, 

S--  de  St  BERNARD,  supérieure, 
S'  de  S"  CLOTILDE,  dépositaire  de  la 
Congrégation  de  Paris, 

Ce  23  janvier  1784.  < 

Le  vieux  cardinal  apostilla  leur  supplique  de  sa  main 
tremblante,  et,  par  délibération  du  7  mars  1786,  il  leur  fut 
accordé  vingt-quatre  mille  francs  en  six  ans. 

On  n'avait  oublié  qu'un  point  :  c'était  de  prévoir  la  Révo- 
lution. Les  trois  premières  annuités  seules  leur  furent 
payées,  dont  la  dernière  en  1789. 

Puis  ce  fut  le  décret  de  l'Assemblée  nationale  du  13 
novembre  1789,  ordonnant  la  déclaration  des  biens,  et 
bientôt  il   fut  procédé  à  la  liquidation.  Une  pension    déri- 

1.  Arch.,nat.  G9  651, 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  193 

soire  fut  accordée  à  la  trentaine  de  religieuses  qui  se 
croyaient  autorisées  à  réclamer  «  au  nom  de  la  justice  et 
de  l'humanité  »  parce  qu'elles  étaient  «  vouées  par  état  à 
l'instruction  gratuite  de  la  jeunesse.  »  * 

La  nation  libre  s'obligeait  par  la  constitution  de  1791  à 
créer  et  organiser  son  instruction  publique  gratuite.  L'idée 
eût  été  grande  et  vraiment  nationale,  si  dès  lors  la  scission 
entre  l'Eglise  et  l'Etat,  la  religion  et  la  morale,  n'eût  été 
le  but  des  législateurs.  Cent  ans  de  tâtonnements  ont  abouti 
à  la  gratuité,  à  l'obligation  et  à  la  laïcité  de  l'enseignement 
primaire.  L'école  neutre  est  devenue  l'école  athée,  et 
l'école  sans  Dieu  l'école  contre  Dieu.  Pour  faire  accepter  ce 
déplorable  système  on  a  fait  sonner  bien  haut  son  caractère 
gratuit.  Mais  la  gratuité  a  son  origine  plus  loin  dans  notre 
histoire  que  la  Révolution  française  ;  elle  peut  se  réclamer 
il'un  saint.  ^ 

Aujourd'hui,  les  religieuses  de  la  Congrégation  Notre- 
Dame,  chanoinesses  de  Saint-.Vugustin,  possèdent  à  Paris 
trois  florissantes  maisons  d'éducation,  les  Oiseaux,  l'Ab- 
baye-au-Bois,  le  Roule  ;  on  y  a  conservé,  comme  partout  en 
province,  les  généreuses  traditions  du  fondateur  :  à  côté  du 
pensionnat  s'«'-lt'Vf'  Trcole  gratuite. 

1.  Arch.  liât.  S  4637- 'lO. 

(A  suivre).  H.    CHÉROT.   S.   J. 


L.\.\I.  —  13 


MONTALEMBERT 


I 

L'opinion  publique  revient  à  Montalembert  avec  une  sym- 
pathie croissante.  Ce  n'est  pas  seulement  un  chef  que  les 
catholiques  regrettent  et  une  gloire  qu'ils  revendiquent, 
c'est  un  modèle  qu'ils  sentent  le  besoin  d'étudier  et  d'imiter. 
Ses  livres  sont  un  arsenal  où  l'on  trouve  d'excellentes  armes 
pour  les  combats  présents,  et  sa  vie  est  pleine  de  leçons 
pratiques.  * 

Charles,  comte  de  Montalembert,  petit-fils  de  M.  James 
Forbes,  tenait  à  l'Angleterre  par  le  sang  maternel  et  par  la 
première  éducation  ;  mais  «  ce  fils,  des  Croisés  »,  de  race 
très  française,  rentra  de  bonne  heure  dans  sa  patrie 
pour  y  recevoir  l'instruction  que  l'Université  donnait  à  ses 
contemporains.  Il  fît  ses  études  à  Sainte-Barbe,  où  il  se 
lia  d'une  profonde  amitié  avec  Léon  Cornudet. 

On  a  publié  la  correspondance  échangée  entre  ces  deux 
amis  de  collège,  si  différents  par  le  caractère  et  par  la  desti- 
née, semblables  par  l'élévation  des  sentiments  et  la  vivacité 
de  la  foi.  On  admire  dans  ces  lettres  la  sincérité  des  enthou- 
siasmes et  l'état  d'esprit  public  qui  s'y  révèle.  La  jeunesse 
d'alors  était  dévorée  du  désir  de  faire  quelque  chose  d'utile; 
elle  comptait  peu  de  blasés. 

Montalembert  est  écœuré  par  le  «  doute  contagieux,  l'im- 
piété froide  et  tenace,  l'immoralité  la  plus  flagrante,  la  plus 
monstrueuse,  la  plus  dénaturée  »  qui  régnent  dans  les  écoles 
publiques  où  il  est  jeté.  L'Université,  «  voilà  la  source  où 
les  générations  successives  vont  boire  le  poison  qui  des- 
sèche jusque  dans  ses  racines  la  disposition   naturelle  de 

1.  Voir  tout  particulièrement  :  Montalembert,  sa  jeunesse  (1810-1836), 
par  le  R.  P.  Lecanuet,  Prêtre  de  l'Oratoire.  Paris,  Poussielgue,  1895. 


MONTALEMBERT  195 

l'homme  à  servir  Dieu  et  à  Tadorer.  »  Il  Ta  constaté  ;  c'est 
ce  qui  le  pousse  à  combattre  sans  merci  cette  école  d'irré- 
ligion, à  dévouer  sa  vie  pour  défendre  l'Eglise,  les  âmes  et 
la  vérité  contre  leurs  pires  ennemies. 

Plein  de  cette  noble  ambition,  il  veut  acquérir  à  tout  prix 
le  plus  de  science  possible.  C'est  un  spectacle  touchant  que 
celui  de  ce  jeune  gentilhomme  à  la  poursuite  passionnée  de 
connaissances  nouvelles,  mettant  à  profit  tous  les  instants 
et  toutes  les  occasions.  Langues,  histoire,  philosophie, 
littérature,  beaux-arts,  il  se  jette  sur  tout  avec  une  avidité 
qui  ne  se  rassasie  pas. 

On  souffre  de  voir  cette  ardeur  courir  le  risque  de  s'égarer, 
car  les  guides  manquent  ou  sont  plus  dangereux  encore  que 
l'inexpérience.  C'est  Cousin  et  son  école,  Kant,  Schelling, 
les  sophistes  allemands,  en  attendant  Lamennais  et  l'Avenir. 
Mais  Dieu  qui  voyait  la  droiture  de  cet  esprit  curieux  et  le 
désintéressement  de  ce  cœur  pur  ne  permit  pas  qu'il  fit, 
comme  tant  d'autres,  un  douloureux  naufrage. 

Après  Dieu,  il  le  dut  à  ses  amis,  parmi  lesquels,  outre 
Cornudet,  il  faut  signaler  Rio  et  Lcmarcis. 

Les  voyages,  transformés  en  excursions  scientifiques  et 
en  sources  neuves  d'informations  et  d'expériences,  donnent 
un  extraordinaire  intérêt  à  ces  premières  années  d'un  grand 
homme.  Nous  suivons  d'abord  Montaicmbert  en  Suède,  où 
il  rejoint  sa  famille   transportée    ]h  par   les    hasards    de    lu 
carrière  diplomatique.  Grâce  h  ses  lettres,    nous  saisissons 
sur  le  vif,  dès  leur  éclosion,   les  impressions  qu'il   éprouve 
et  les  jugements  qu'il  forme  à  la  vue  des  hommes,  des  cho- 
ses et  des  événements.  Ni  la  cour  de    Rernadotte,  ce  Béar- 
nais improvisé  roi,  ni  les  salons  de  Stockholm  ne  le  sédui- 
sent. Il  se  tient  au  courant  du  mouvement  politique,   reli- 
gieux et  littéraire;  il  interroge  ses  amis  sur  Chateaubriand, 
il  demande  le  résumé  des  cours  faits  à  Paris  par  M.  Cousin 
et  les  discute  avec  Cornudet  et  Rio.  Il  apprend  le    suédois, 
se  préoccupe  de  l'avenir  du   catholicisme   dans   les   régions 
du  Nord  où  son  état  est  si  précaire;  il  projette  d'écrire  une 
histoire  constitutionnelle   de  l'Europe.    Déjà   la    liberté    lui 
semble  la  meilleure  alliée  de  la  religion,  le  grand   chemin 


196  MONTALEMBERÏ 

qui  doit  ramener  à  FEglise  les  générations  de  Tavenir.  Il 
rêve  d'apprendre  «  aux  catholiques  des  siècles  froids  et 
civilisés  »  ,  de  cette  civilisation  «  qui  nous  énerve  et  nous 
ennuie  »  ,  quels  sont  leurs  devoirs  dans  les  temps  présents 
et  «  ce  que  peut  la  foi  quand  elle  sait  être  libre.  )> 

La  maladie  de  sa  sœur  Elise,  pour  laquelle  il  ressentait 
une  affection  profonde  mêlée  de  vénération,  le  ramène  en 
France  par  l'Allemagne.  Il  a  le  regret  de  la  perdre  en  arri- 
vant à  Besançon,  mais  il  trouve  un  consolateur  délicat  et 
inespéré  dans  le  jeune  Henri  de  Bonnechose,  alors  avocat- 
général  à  la  cour  de  Besançon,  plus  tard  cardinal  et  arche- 
vêque de  Rouen.  C'est  à  la  mémoire  de  cette  chère  morte 
que  l'hagiographe  dédiera  son  premier  chef-d'œuvre,  VFIis- 
toire  de  sainte  Elisabeth  de  Hongrie. 

II 

Ce  deuil  ravive  la  piété  de  Montalembert  et  son  besoin  de 
se  dévouer  aux  intérêts  catholiques.  Pour  tropiper  son  iso- 
lement, il  resserre  les  liens  qui  l'unissent  à  ses,  amis,  en 
recherche  de  nouveaux  et  redouble  d'acharnement  pour 
l'étude.  Il  suit  les  cours  de  Villemain  et  de  Guizot,  entre  en 
relations  plus  intimes  avec  Cousin,  fait  la  connaissance  d'Al- 
fred de  Vigny  et  de  Sainte-Beuve,  voit  Lamartine  et  Victor 
Hugo  qui  lui  communique  son  enthousiasme  pour  l'archi- 
tecture gothique  et  le  moyen-âge.  Toute  cette  semence 
lèvera,  fleurira  et  portera  des  fruits  en  son  temps. 

Il  venait  de  partir  pour  l'Angleterre,  lorsque  la  Révolu- 
tion de  juillet  le  rappelle  en  France.  Il  est  d'abord  enthou- 
sifiste  de  cette  victoire  des  masses  qui  lui  semble  le 
triomphe  de  la  Charte,  du  droit  et  de;  la 'liberté  ;  mais  ses 
appréciations  se  modifient  vite,  en  voyant  l-e^  excès  des  répu- 
blicains. Il  comprend  que  la  tolérance  et  le  respect  ne  peu- 
vent sortir  de  l'émeute  et  du  pillage. 

-C'est  un  spectacle  bien  différent  que  Moijtalembert  con- 
temple peu  après  en  Irlande,  où  •  la  parole  d'O'Connell 
soulève .  les  foules  etjette  dans  les  âmes  -des  germes 
d'affranchissement,  parce  qu'à  la  ,  pas&ioii/de  la  liberté  et 
de  l'égalité,  elle  unit  le  souci  de  la  légalité.. Les  forces  disci- 


MONTALEMBERT  197 

plinées  sont    les    seules    qui    aboutissent    à  de    salutaires 
résultats;  les  autres  ne  sont  puissantes  que  pour  détruire. 

Il  nous  est  difficile  aujourd'hui  de  comprendre  ce  que  ce 
voyage  à  travers  l'Irlande  souleva,  dans  le  cœur  de  Mon- 
talembert,  de  viriles  résolutions  et  de  poétiques  attendrisse- 
ments. Voici  une  page  que  pourraient  méditer  ceux  qui 
tremblent  en  pensant  à  la  suppression  du  budget  des 
cultes  : 

«  Je  n'oublierai  jamais  la  première  messe  que  j'entendis  dans  une 
chapelle  de  campagne.  J'arrivai  un  jour  au  pied  d'une  éminence  dont 
la  base  était  revêtue  de  sapins  et  de  chênes,  je  mis  pied  à  terre  pour  y 
monter.  A  peine  avais-je  fait  quelques  pas,  que  mon  attention  fut  atti- 
r«'e  par  un  homme  agenouillé  au  pied  d'un  de  ces  sapins  ;  j'en  vis  bien- 
tôt plusieurs  autres  dans  la  même  posture.  Plus  je  montais,  plus  ce 
nombre  de  paysans  prosternés  était  considérable.  Enfin,  au  sommet  de 
la  colline,  je  vis  s'élever  un  édifice  en  forme  de  croix,  construit  en 
pierres  mal  jointes,  sans  ciment,  et  couvert  de  chaume.  Tout  autour 
une  foule  d'hommes  grands,  robustes  et  énergiques,  était  à  genoux,  la 
tète  découverte,  malgré  la  pluie  qui  tombait  par  torrents  et  la  boue  qui 
fléchissait  sous  eux.  Un  profond  silence  régnait  partout. 

«  C'était  la  chapelle  catholique  de  Dlarney,  et  le  prêtre  y  disait  la 
messe.  J'arrivai  au  moment  de  l'é|évati<»n  et  toute  cette  fervente  popu- 
lation se  prosterna  le  front  contre  terre.  Je  m'efforçai  de  pénétrer  sou» 
le  toit  de  l'étroite  chapelle  qui  regorgeait  de  monde.  Pas  de  sièges,  pas 
d'ornements,  pas  même  de  pavé  :  pour  tout  plancher,  la  terre  humide 
et  pierreuse,  un  toit  ft  jour,  des  chandelles  en  guise  de  cierges.  J'en- 
tendis le  prêtre  annoncer,  en  irlandais,  dans  la  langue  du  peuple  catho- 
lique, que  tel  jour  il  irait,  pour  abréger  le  chemin  de  ses  paroissiens, 
dans  cette  cabane  qui  deviendrait,  pendant  ce  temps  li,  la  maison  de 
Dieu,  qu'il  y  distribuerait  les  sacrements  et  qu'il  y  recevrait  le  paiu 
dont  le  nourrissent  ses  enfants. 

«r  Bientôt  le  Saint-Sacrifice  fut  terminé  ;  le  prêtre  monta  à  cheval  et 
partit  ;  puis  chacun  se  leva  et  se  mit  lentement  en  route  pour  ses  foyers  ; 
les  uns,  laboureurs  itinérants,  portant  avec  eux  leur  faulx  de  moisson- 
neur, se  dirigèrent  vers  la  chaumière  la  plus  voisine  pour  y  demander 
une  hospitalité  qui  est  un  droit  ;  les  autres,  prenant  leurs  femmes  en 
croupe,  regagnèrent  leurs  lointaines  demeures.  Plusieurs  restèrent 
pour  prier  plus  longtemps  le  Seigneur,  prosternés  dans  la  boue,  dans 
cette  silencieuse  enceinte,  choisie  par  le  peuplé  pauvre  et  fidèle,  au 
temps  des  anciennes  persécutions.  » 

Quel  mal  y  aurait-il  à  voir  de  pareilles  scènes  se  reproduire 


198  MOXTALEMBERÏ 

chez  nous,  si  la  France  chrétienne  en  est  encore  capable  ? 
Montalembert,  qui  s'était  agenouillé  au  milieu  de  ces  pauvres 
gens,  se  releva  fier  de  cette  religion  qui  ne  meurt  pas.  Il  se 
jura  devant  Dieu  de  travailler  toute  sa  vie  à  «  affranchir 
l'Eglise  du  joug  temporel  par  des  moyens  légaux  et  civiques 
et  en  même  temps  à  séparer  sa  cause  de  toute  cause  poli- 
tique )). 

A  vrai  dire  cependant,  le  grand  agitateur,  qu'il  entrevit 
dans  le  négligé  de  la  vie  familiale,  lui  parut  inférieur  à  sa 
réputation.  Ce  n'est  que  plus  tard,  quand  il  eut  été  mûri  lui- 
même  par  l'expérience,  qu'il  rendit  pleinement  justice  à  ce 
qu'il  y  avait  de  fort  dans  cette  ])onhomie  populaire  et  dans 
cette  éloquence  pleine  d'humour,  essentiellement  vivante 
parce  qu'elle  s'inspirait  des  temps  et  des  lieux  et  allumait 
sa  flamme  au  coeur  des  auditeurs.  Chaque  homme,  chaque 
peuple  a  son  idéal  et  c'est  étroitesse  d'esprit  que  de  vouloir 
tout  plier  à  des  règles  uniformes. 

Au  retour  de  Montalembert  en  France,  le  journal  V Avenir 
était  fondé.  Jusqvi'alors  les  catholiques  se  cachaient;  non- 
seulement  on  les  regardait  comme  une  quantité  négligeable 
dans  la  vie  publique,  mais  on  les  méprisait  et  ils  semblaient 
s'y  résigner.  Les  plus  optimistes  n'espéraient  sortir  de 
cette  humiliation  que  par  la  faveur  du  pouvoir.  Protégés  ou 
persécutés,  ils  croyaient  qu'il  n'y  avait  pas  de  milieu. 

Telle  était  la  situation  des  esprits,  lorsque  le  journal 
dirigé  par  l'abbé  de  Lamennais  fit  retentir  son  coup  de 
clairon.  Il  proclamait  hautainement,  bruyamment,  que  les 
catholiques  n'étaient  et  ne  voulaient  être  ni  des  parias,  ni 
des  ilotes  sur  la  terre  de  France  ;  qu'ils  entendaient  vivre 
au  grand  soleil  de  la  patrie,  non-seulement  en  vertu  du 
droit  divin  et  des  privilèges  de  l'Église,  mais  en  vertu  de 
la  Charte  et  des  libertés  conquises  par  un  demi-siècle  de 
révolutions.  Sans  oublier  ou  renier  le  passé,  ils  ne  voulaient 
lier  leur  cause  à  celle  d'aucun  parti,  d'aucune  institution; 
ils  ne  voulaient  d'exception  ni  pour  eux  ni  contre  eux,  mais 
réclamaient  le  droit  commun,  «  Dieu  et  la  liberté  !  « 

Un  tel  langage  jeta  tout  le  monde  dans  la  stupeur  ;  il 
devait  faire  tressaillir  Montalembert  dans  ses  fibres  les  plus 
fières  et   les   plus  intimes.   C'était  l'annonce   de  la  bataille 


MONTALEMBERT  199 

pour  ce  qu'il  avait  rêvé  de  déiendre  :  l'honneur  et  la  liberté 
de  l'Église  ;  et  cette  bataille  allait  se  livrer  en  plein  jour,  à 
visage  découvert,  à  armes  égales.  Ne  pouvant  combattre 
avec  le  fer,  comme  tous  ses  aïeux,  il  vint  mettre  au  service 
de  Lamennais  ce  que  la  nature  et  l'étude  avaient  réuni  en  lui 
de  puissance  par  la  plume  et  par  la  parole  :  «  Tout  ce  que 
je  sais,  tout  ce  que  je  peux,  je  le  mets  à  vos  pieds.  »  C'était 
beaucoup. 

On  connaît  les  jeunes  gens  de  talent  et  de  générosité  qui 
se  groupèrent  à  la  Chênaie  autour  du  maître  :  Lacordaire, 
Gerbet,  Montalembert,  Rohrbacher,  de  Coux,  Maurice  de 
Guérin.  La  bonne  foi  et  la  bonne  volonté  surabondaient  chez 
tous  ;  c'est  pourquoi  pas  un  seul  ne  suivit  dans  sa  chute  le 
prêtre  de  génie  qui  les  avait  rassemblés. 

Quelques-uns  des  articles  parus  dans  VAvenir  nous  émeu- 
vent encore,  tant  il  y  bouillonne  d'audace,  de  verve  et  d'in- 
dignation. Leur  apparition  fut  un  événement  ;  amis  et 
ennemis  étaient  déconcertés  par  cette  fière  et  provocante 
attitude  que  les  catholiques  ne  connaissaient  plus.  Par  mal- 
heur, au  zèle  impétueux  mais  sincère  de  ses  disciples,  La- 
mennais mêlait  déjà  le  fiel  d'une  Ame  orgueilleuse  ;  parmi 
des  idées  fort  justes  se  glissaient  des  exagérations  et  des 
erreurs  qui  devaient  tout  perdre.  Montalembert  et  Lacor- 
daire,  dont  Tamitié  récente  devait  être  si  intime  et  si  fidèle, 
étaient  les  plus  fougueux  et  les  plus  éloquents. 

Leur  tort  fut  de  prendre  pour  un  dogme  et  un  idéal  ce  qui 
ne  peut  être  qu'un  expédient  ou  un  pis-aller  ;  et  puisque  le 
pouvoir  civil  n'usait  de  sa  force  que  pour  opprimer  et  désho- 
norer l'Église,  d'appeler  l'indépendance  et  la  séparation, 
quand  il  n'aurait  fallu  proclamer  que  la  subordination,  ne 
réclamer  que  la  liberté,  sans  bravades  et  sans  anathèmes. 
Mais  comment  faire,  dans  l'effervescence  de  la  lutte  et  l'em- 
portement de  l'improvisation,  ces  distinctions  nécessaires  qui 
nous  paraissent  aujourd'hui  si  faciles,  mais  que  les  plus  clair- 
voyants d'alors  ne  soupçonnaient  que  d'une  manière  confuse  ? 
Comment  retenir  des  paroles  amères  en  présence  de  dénis  de 
justice  où  l'ineptie  et  la  mauvaise  foi  éclataient  avec  évidence? 

Dans  cette  première  ébullition  des  esprits  et  des  cœurs, 
le  but  fut  dépassé.  Il  n'y  eut  pas  seulement  erreur  de  date 


200  MONTALEMBERT 

et  manque  d'à  propos,  comme  on  voudrait  parfois  Tinsinuer 
aujourd'hui  ;  les  limites  de  l'orthodoxie  et  de  la  vérité  furent 
franchies.  Grégoire  XVI  ne  fut  ni  imprudent  ni  étroit;  il  fut 
patient  et  paternel,  mais  ferme  et  fidèle  dans  son  devoir  de 
docteur  et  de  souverain.  Rome  prise  pour  juge  et  sommée 
de  se  prononcer  condamna,  tout  en  accompagnant  son  arrêt 
de  ménagements  qui  témoignaient  de  ses  regrets.  Lacor- 
daire  le  sentit  et  se  soumit  aussitôt  ;  de  sombres  fureurs 
s'amassèrent  dans  le  cœur  de  Lamennais  ;  Montalembert 
passa  par  de  terribles  crises.  Il  répugnait  à  son  âme  aimante 
et  fière  d'abandonner  dans  le  malheur  le  maître  et  le  père 
auquel  il  s'était  librement  dévoué  et  qui  le  fascinait  par  le 
génie  et  la  bonté.  Pendant  longtemps  ses  yeux  ne  virent 
pas  un  devoir  qui  ressemblait  à  une  ingratitude.  Il  fallut  la 
publication  des  Paroles  d'un  Croyant  et  des  Affaires  de 
Rome  pour  les  dessiller  ;  mais  les  avis,  les  prières  et  les 
sacrifices  de  ses  amis,  de  Lacordaire,  en  particulier,  et  d'Al- 
bert de  la  Ferronnays,  triomphèrent  enfin.  Rien  n'est  poi- 
gnant comme  les  péripéties  de  ce  drame  intérieur  ;  Lamen- 
nais seul  devait  s'obstiner  et  devenir  victime. 

Bien  avant  ce  dénouement  avait  eu  lieu  le  procès  de 
l'école  libre,  dont  les  débats  à  la  Chambre  des  pairs  avaient 
mis  en  relief  le  talent  oratoire  de  Montalembert.  Du  coup, 
cet  adolescent  avait  laissé  bien  loin  derrière  lui  la  pru- 
dence des  vieillards,  comme  Gondé  à  Rocroi,  et  vaincu 
les  maîtres  de  la  tribune.  Que  pouvait  l'harmonieuse  phra- 
séologie de  Villemain  contre  cette  parole  de  feu  qui 
brillait  et  brûlait  en  même  temps  ?  L'art  le  plus  consommé 
se  trouvait  déconcerté  par  ces  accusations  précises,  par  cette 
loyauté  qui  rendait  inutiles  les  faux-fuyants.  Cette  condam- 
nation fut  une  victoire  et  le  prélude  encourageant  de  tous 
les  combats  que  le  jeune  «  maître  d'école  «  devait  livrer 
pour  la  liberté  de  l'enseignement.  Mais  n'anticipons  pas. 

III 

Tandis  que  le  malheureux  Lamennais  harcelait  à  Rome  la  mi- 
séricordieuse lenteur  de  Grégoire  XVI,  Montalembert  mettait 


MONTALEMBERT  201 

à  profit  son  séjour  en  Italie  pour  étudier  les  chefs-d'œuvre 
qui  font  de  la  ville  des  papes  la  cité  incomparable  et  de 
la  patrie  des  Médicis  la  terre  promise  des  artistes.  Son  goût 
déjà  très  vif  acheva  de  se  perfectionner.  C'est  ainsi  que,  sans 
le  savoir,  il  se  préparait  à  faire  la  guerre  au  Vandalisme  qui 
détruisait  ou  défigurait  les  monuments  de  l'ancienne  France  : 
églises  gothiques  aux  voûtes  hardies,  vieux  couvents  aux 
cloîtres  merveilleux,  vitraux  éblouissants,  pierres  fantasti- 
quement brodées.  Déjà  Hugo  et  Michelet  avaient  écrit  des 
pages  célèbres  sur  les  beautés  de  l'architecture  gothique; 
mais  la  foi,  mère  du  véritable  enthousiasme,  leur  fait  défaut. 
Elle  déborde  dans  les  opuscules  et  les  discours  de  Mon- 
talembert  et  leur  communique  avec  une  indignation  véhé- 
mente une  tristesse  attendrie.  On  sent  qu'il  vénère  ces 
monuments  dont  il  comprend  le  symbolisme  et  dont  il 
pleure  la  mutilation  ou  la  ruine  : 

«  Le  vieux  sol  de  la  patrie,  surchargé,  comme  il  l'était,  des  créations 
les  plus  merveilleuses  de  rimaginatton  et  de  la  foi  devient  chaque  jour 
plus  nu,  plus  uniforme,  plus  pelé.  On  n'épargne  rien  :  la  hache 
dévastatrice  atteint  également  les  forêts  et  les  églises,  les  châteaux  et 
les  hôtels  de  ville  ;  on  dirait  une  terre  conquise  d'où  les  envahisseurs 
barbares  veulent  effacer  jusqu'aux  dernières  traces  des  générations 
qui  l'ont  habitée.  On  dirait  qu  ils  veulent  se  persuader  que  le  monde 
est  né  d'hier  et  qu'il  doit  finir  demain,  tant  ils  ont  hâte  d'anéantir  tout 
ce  qui  semble  dépasser  une  vie  d'homme.  » 

Les  reproches  et  les  sarcasmes  de  Montalembcrt  atteignent 
tous  les  genres  de  Vandales,  démolisseurs  et  badigeonneurs^ 
marteau  municipal  et  brosse  fabricicnne,  grands  seigneurs 
qui  mettent  à  l'encan  ces  reliques  de  leurs  aïeux  et 
bourgeois  enrichis  qui  les  achètent  pour  les  exploiter  ou 
s'y  pavaner,  curés  plus  zélés  qu'habiles  et  surtout  perintres, 
architectes  ou  sculpteurs  du  gouvernement.  Chacun  reçoit 
ce  qu'il  mérite.  Cette  campagne  a  contribué  beaucoup  à  la 
rénovation  de  l'art  religieux  en  France. 

L'âme  endolorie  par  l'inutilité  de  ses  efTorts  pour  sauver 
Lamennais  dont  les  Paroles  d'un  croyant,  écho  démesuré- 
ment agrandi  de  la  préface  du  Livre  des  Pèlerins  Polonais^ 
éclataient  comme  un  cpup  de  foudre,  la  conscience  préoccu- 
pée par  le  souci  de  sa  soumission  personnelle  à  l'encyclique 


202  MONTALEMBERT 

Mirari  vos,  Montalembert  partit  pour  T Allemagne.  Ce 
voyage  calma  son  angoisse  et  étendit  le  cercle  de  ses 
connaissances.  Il  étudia  de  près  les  idées  philosophiques, 
religieuses,  esthétiques  et  sociales  dans  les  diverses  princi- 
pautés d'outre-Rhin.  A  Munich,  où  il  passa  Fhiver,  il  se 
mit  en  relation  avec  Schelling  et  avec  Gorres  et  se  lia  avec 
Tabbé  Dollinger.  Vainement  Lamennais  tente,  à  plusieurs 
reprises,  de  le  faire  revenir  à  la  Chênaie;  ce  sont  les  suppli- 
cations enflammées  de  Lacordaire,  les  graves  avis  de  Madame 
Swetchine  et  les  sacrifices  héroïques  d'Albert  de  la  Ferronnays 
qui  l'emportent.  Il  avait  accepté  déjà  le  blâme  infligé  à  sa 
traduction  du  Livre  des  Pèlerins  Polonais  du  poète  Mickié- 
vitz  ;  il  se  sépare  enfin  définitivement,  après  l'Encyclique 
Singulari  nos  et  reçoit  les  félicitations  du  cardinal  Pacca, 
pour  son  adhésion  aux  actes  pontificaux.  Ces  combats 
l'avaient  épuisé  ;  il  repart  pour  l'Italie  et  tombe  malade  à 
Florence. 

Mais  en  quittant  le  sol  de  l'Allemagne,  Montalembert 
emportait  dans  l'âme  le  projet  d'écrire  la  vie  de  la  «  chère 
sainte  Elisabeth  >>  qu'il  avait  découverte  à  Marbourg,  où  il 
s'était  arrêté  quelques  heures,  afin  d'étudier  w  l'église  go- 
thique qu'elle  renferme,  célèbre  à  la  fois  par  sa  pure  et 
parfaite  beauté  et  parce  qu'elle  fut  la  première  de  l'Alle- 
magne où  l'ogive  triompha  du  plein  cintre  dans  la  grande 
rénovation  de  l'art  au  xiii®  siècle  «.  C'était  la  récompense 
de  sa  docilité. 

Ce  travail  entrepris  et  poursuivi  avec  amour  l'occupa  trois 
ans.  \J Introduction,  où  il  résume  admirablement,  à  l'usage 
des  Français,  ses  propres  découvertes  et  les  études  de 
Hurter  et  des  érudits  allemands,  accéléra  l'impulsion  donnée 
par  sa  brochure  contre  le  Vandalisme,  en  faveur  du  moyen- 
âge.  Il  en  révéla  non  plus  le  décor  matériel  et  le  pittoresque 
extérieur,  mais  l'âme  même,  c'est-à-dire  l'esprit  de  foi  vive 
qui  avait  dompté  et  transfiguré  ces  énergiques  natures. 

Le  livre  produisit  une  révolution  dans  l'hagiographie  ; 
il  y  faisait  entrer  les  méthodes  et  les  procédés  nouveaux  de 
l'histoire,  telle  que  la  comprenaient  Augustin  Thierry  et 
Michelet.  C'était  une  «  résurrection  ».  Au  lieu  des  biogra- 
phies ternes,  sèches,  artificielles    et   compassées,  dont    la 


MOXTALEMBERT  203 

piété  catholique  avait  dii  trop  souvent  se  contenter  jusque- 
là,  on  vit  surgir  une  floraison  de  livres  où  les  saints  revivent 
avec  leur  physionomie,  dans  le  cadre  que  la  Providence  leur 
a  destiné.  C'est  de  la  suave  et  savante  Histoire  de  sainte 
Elisabeth  de  Hongrie  par  Montalembert  qu'est  sortie  cette 
branche  de  la  littérature  catholique,  Tune  des  plus  riches 
au  XIX*  siècle. 

IV 

L'étude  avait  développé  le  talent  de  Montalembert  et 
l'épreuve  trempé  son  caractère.  Il  était  prêt  pour  les  grandes 
luttes  qui  allaient  se  livrer  sur  la  liberté  d'enseignement, 
sur  le  pouvoir  temporel  des  papes,  sur  l'existence  des 
Ordres  religieux  et  sur  les  Jésuites. 

C'est  peut-être  dans  cette  cause  capitale  de  l'éducation 
qu'il  a  rendu  les  plus  signalés  services  et  qu'il  a  déployé  le 
plus  d'éloquence,  de  courage  et  d'habileté  parlementaire. 
Les  nombreux  discours  qu'il  a  prononcés  à  diverses  reprises 
sur  la  question  et  les  brochures  qu'il  a  publiées  pour  faire 
comprendre  aux  catholiques  leurs  devoirs,  contiennent  tout 
c(^  (jui  peut  être  dit  en  faveur  des  droits  respectifs  de  Dieu, 
de  l'Église,  des  pères  de  famille,  de  la  société  et  de  l'enfant. 
La  théologie,  la  philosophie,  l'histoire,  le  droit  positif  ecclé- 
siastique et  civil,  le  droit  naturel  social  et  domestique,  sont 
invoqués  tour  à  tour  et  fournissent  à  l'orateur  d'invincibles 
armes.  Nous  ne  pensons  pas  que  les  champions  qui  sont 
venus  depuis  aient  beaucoup  ajouté  à  son  argumentation. 
On  ne  nous  contredira  pas,  si  nous  avançons  qu'aucun  de 
ses  successeurs,  pas  même  Mgr  Freppel,  n'a  fait  entendre 
des  revendications  plus  fîères  en  plus  beau  langage. 

Pour  bien  apprécier  cette  campagne  de  vingt  ans,  il  ne 
faut  pas  oublier  quels  étaient  les  adversaires  que  Monta- 
lembert avait  à  combattre  et  quels  auditeurs  il  avait  à 
convaincre.  Devant  les  grands-maîtres  de  l'Université, 
Villemain,  Cousin,  Guizot,  Salvandy;  devant  les  membres 
des  Chambres  ;  devant  le  pays  lui-même,  auquel  il  s'adres- 
sait par-dessus  les  assemblées  oflicielles,  les  raisons  tirées 
des  droits  imprescriptibles  de  l'Église  sur  ceux  qui  lui  ont 


204  MONTALEMBERT 

été  incorporés  par  le  baptême  n'auraient  pas  même  été  com- 
prises. Les  droits  de  l'enfant  à  la  connaissance  de  la  vérité 
et  aux  moyens  d'arriver  à  sa  fin  surnaturelle  et  dernière  ; 
les  droits  des  parents,  antérieurs  et  supérieurs  aux  droits 
de  l'Etat  :  tout  cela  risquait  de  paraître  des  fictions  méta- 
physiques et  des  empiétements  de  la  théologie  à  des  gens 
idolâtres  de  la  légalité  et  saturés  de  préjugés  contre  l'in- 
fluence cléricale.  Ce  qu'il  fallait  surtout  rappeler,  c'était  le 
texte  même  de  la  loi  française  précisant  le  droit  naturel, 
c'était  la  promesse  formellement  inscrite  dans  la  Charte 
d'organiser  au  plus  tôt  et  de  garantir  à  tous  l'exercice  de 
la  liberté  d'enseignement. 

Montalembert  n'ignorait  pas  que  ces  raisons  politiques 
n'étaient  ni  les  plus  hautes  ni  les  plus  profondes;  mais  il 
s'accommodait  aux  faiblesses  et  aux  exigences  de  ses  contem- 
porains qu'il  connaissait.  Peu  à  peu,  d'ailleurs,  par  la  pous- 
sée même  des  choses,  la  question  s'élargissait  et  s'élevait  ; 
le  demi-jour  s'épanouissait  en  pleine  lumière. 

On  serait  injuste  en  donnant  une  valeur  absolue  à  ce  qui 
n'était  qu'une  tactique  de  circonstance,  en  accusant  l'ora- 
teur catholique  d'avoir  appuyé  souvent  ses  réclamations  sur 
des  conventions  humaines,  au  lieu  de  les  fonder  sur  des 
bases  éternelles,  c'est  à  dire  sur  le  droit  inaliénable  et  le 
devoir  strict  qu'a  toute  créature  dé  connaître,  d'aimer  et  de 
servir  son  créateur  ;  droit  et  devoir  représentés,  de  fait,  par 
l'Eglise  et  contre  lesquels  ne  peuvent  rien  ni  la  raison  d'Etat 
ni  même  l'autorité  paternelle. 

L'erreur  et  le  vice  ne  peuvent  avoir  aucun  droit  véritable. 
Ce  serait  donc  exagérer  non  seulement  la  puissance  de 
l'Etat,  dont  la  mission  se  borne  à  procurer  la  paix  et  la  sécu- 
rité extérieures,  mais  encore  la  puissance  du  père  et  de  la 
mère,  que  de  prétendre  qu'ils  sont  libres  de  faire  donner  à 
l'enfant  une  éducation  qui  l'éloigné  de  la  vérité  catholique 
et  de  l'observation  des  commandements  de  Dieu. 

Montalembert  le  savait  et  il  l'a  répété  bien  souvent;  mais 
il  aurait  perdu  sa  cause  en  alléguant  avec  trop  d'insistance 
les  droits  de  Dieu,  les  droits  de  l'Église,  les  droits  du  père 
et  de  l'enfant,  en  les  faisant  valoir  trop  directement  et  trop 
exclusivement,  surtout  en  les  mettant  au-dessus  de  tous  les 


\ 

MONTALEMBERT  205 

autres  droits.  Ceux  qui  lui  reprochent  cette  manière  d'agir 
oublient  qu'il  avait  à  raisonner  avec  des  indifférents  ou  des 
incrédules  et  que  pour  arriver  à  quelque  résultat  il  fallait 
partir  de  vérités  admises  par  eux.  Qu'il  ait,  dans  ce  désir 
légitime  do  condescendance,  laissé  tomber  quelques  for- 
mules équivoques  ou  d'un  libéralisme  trop  large,  si  on  les 
examine  isolément  et  avec  peu  de  bienveillance,  c'est  possi- 
l)l(;  ;  mais  l'équité  demande  qu'on  les  interprète  dans  le  sens 
favorable  et  orthodoxe  que  leur  donnent  le  contexte,  les 
circonstances,  les  autres  écrits  et  la  vie  bien  connue  de 
l'auteur.  On  a  pu  oublier  cette  règle  de  justice  et  de  charité 
dans  la  chaleur  des  polémiques  ;  on  serait  inexcusable  de 
s'obstiner  encore  dans  des  récriminations  imméritées. 

A  la  liberté  d'enseignement  .se  rattache  toujours  la  ques- 
tion des  congrégations  enseignantes,  en  général,  et  celle  des 
Jésuites,  en  particulier.  Pour  s'a.ssurer  le  monopole,  il  faut* 
supprimer  les  rivaux;  or  l'abnégation  religieuse  peut  seule 
essayer  eflicacement  de  lutter  contre  le  budget  de  l'Étal. 
Montalembert  prit  la  défense  de  ces  éternels  proscrits, 
comme  il  avait  pris  la  défenac  de  l'Irlande  martyrisée,  de  la 
«  Pologne  en  deuil  »,  comme  il  prendra  celle  de  la  Suisse 
catholique.  Les  causes  impoj)uIaires  et  en  apparence  vain- 
<'UC8  semblaient  avoir  un  attrait  pour  sa  chevaleresque  nature. 
11  a  trouvé  pour  soutenir  celle-ci  des  clans  niagnifuiues  de 
i^plendeur,  de  force  et  d'ironie. 

La  loi  de  IH.SO,  votée  sous  le  ministère  de  M.  de  Falloux, 
est  due  en  bonne  partie  aux  efforts  de  Montalembert.  Elle 
a  été  diversement  jugée.  Des  esprits  droits,  comme  Louis 
Veuillf)t,  en  ont  durement  parlé,  croyant  qu'elle  ne  donnait 
pas  aux  catholiques,  à  l'Église  et  à  la  liberté  tout  ce  qui 
leur  est  dû  et  nécessaire.  D'autres,  au  contraire,  y  ont  vu 
non  pas  la  perfection  absolue  et  le  succès  total,  mais  le 
<*heCrd'œuvre  de  la  patience  et  de  l'habileté  pratique,  le  cou- 
ronnement suffisant  de  toutes  les  batailles  (jui  avaient  été 
livrées.  Suivant  ces  derniers,  on  a  conquis  sur  l'État  et  sur 
l'Université,  qui  est  u  l'Etat  maitre  de  pension  »,  tout  ce 
qu'il  était  possible  de  leur  arracher  et   tout  ce  qu'il   était 


206  MONTALEMBERÏ 

raisonnable  d'espérer.  Refuser  ce  bien  incomplet,  sous 
prétexte  d'un  mieux  chimérique,  eût  été  une  folie.  Ce  qui 
prouve  les  bienfaits  de  cette  loi  pour  les  catholiques,  ce  sont 
les  efforts  que  Ton  a  multipliés  depuis  pour  la  retirer  ou  la 
modifier. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  prononcer  sur  ce  dissentiment. 
Ce  qu'il  y  a  d'incontestable,  c'est  que,  grâce  à  cette  loi,  les 
collèges  libres  ont  joui  pendant  un  tiers  de  siècle  d'une 
liberté  suffisante  et  ont  pu  faire  beaucoup  de  bien.  Grâce  à 
elle,  nos  grandes  écoles  ont  vu  tomber  leur  esprit  irréli- 
gieux et  une  foule  de  jeunes  hommes,  bien  trempés  contre 
le  respect  humain  et  connaissant  mieux  les  dogmes  et 
l'histoire  du  christianisme,  ont  pris  rang  dans  toutes  les 
carrières  et  forment  dans  le  pays  un  noyau  solide. 

Quant  à  dire  ce  qui  serait  advenu,  si  les  catholiques 
avaient  poussé  plus  loin  leurs  revendications  et  lutté 
jusqu'au  bout,  il  faudrait  être  prophète  pour  le  savoir  et 
c'est  une  question  oiseuse  qui  ne  peut  amener  que  des 
divisions.  Il  vaut  bien  mieux  méditer  ce  que  Montalembert 
écrivait  en  1846  du  Devoir  des  catholiques  dans  les  élec- 
tions en  les  appelant  aux  armes  et  en  leur  donnant  pour 
mot  d'ordre  de  voter  pour  le  plus  off'rant  et  dernier 
enchérisseur  en  fait  de  liberté  : 

«  Nous  le  disons  donc  sans  détour,  à  nos  adversaires  d'abord,  puis  à 
ceux  qui  se  font  les  conaplices  de  nos  adversaires  par  amour  du  repos  : 
Non,  vous  ne  l'aurez  pas,  ce  repos  ;  non,  vous  ne  dormirez  pas  tran- 
quilles entre  une  Eglise  asservie  et  un  enseignement  hypocritement 
démoralisateur  ;  non,  vous  ne  nous  empêcherez  plus  de  vous  réveiller 
par  nos  plaintes  et  par  nos  assauts.  Les  dents  du  dragon  sont  semées, 
il  en  sortira  des  guerriers  !  Une  race  nouvelle,  intrépide,  infatigable, 
aguerrie,  s'est  levée  du  milieu  des  mépris,  des  injures,  des  dédains  ; 
elle  ne  disparaîtra  plus.  Nous  sommes  assez  d'ultramontains,  de  jésuites, 
de  néo-calholiqucs  dans  le  monde,  pour  vous  promettre  de  troubler  à 
jamais  votre  repos  jusqu'au  jour  où  vous  nous  aurez  rendu  notre  droit. 
Jusqu'à  ce  jour,  il  y  aura  des  intervalles,  des  haltes,  de  ces  trêves  qui 
suivent  les  défaites,  qui  précèdent  les  revanches;  il  n'y  aura  pas  de 
paix  définitive  et  solide.  Nous  avons  mordu  au  fruit  de  la  discussion, 
de  la  publicité,  de  l'action  ;  nous  avons  goûté  son  âpre  et  substantielle 
saveur  ;   nous  n'en  démordrons   pas.    Croire   qu'on   pourra  désormais 


MONTALEMBERT  207 

nous  confiner  dans  ces  béates  satisfactions  de  sacristie,  dans  ces  vertus 
d'antichambre  que  pratiquaient  nos  pères  et  que  nous  prêche  la  bureau- 
cratie qui  nous  exploite,  c'est  méconnaître  à  la  fois  et  notre  temps,  et 
notre  pays,  et  notre  cœur.  » 

Ces  nobles  paroles  de  protestation  et  de  défi  réveillèrent 
un  long  écho  sur  la  terre  catholique  de  France.  Évéques, 
prêtres,  religieux  et  simples  fidèles  se  jetèrent  dans  la  lutte 
avec  le  courage  et  l'unanimité  qui  préparent  les  victoires. 

(A  suivre.)  ET    CORNUT,  S.  J. 


LA 

NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 


SUR  L'INDEX 

(Deuxième  article  ') 


Poursuivant  la  série  des  prohibitions  générales,  sous  le 
titre  très  étendu  :  De  quelques  livres  traitant  de  sujets  spé- 
ciaux, la  Constitution  réunit  un  certain  nombre  d'ouvrages  de 
nature  bien  différente. 

Ce  sont  d'abord  les  œuvres  impies,  qui  s'attaquent  à  Dieu, 
à  la  Sainte  Vierge  et  aux  saints,  à  l'Eglise  catholique,  à  son 
<:ulte,  aux  sacrements  et  au  Saint  Siège  apostolique.  Cet 
ensemble  de  livres  n'était  pas  signalé  dans  les  règles  primi- 
tives du  Concile  de  Trente.  C'est  qu'à  la  fin  du  xvi^  siècle 
de  tels  scandales  étaient  inconnus.  Les  pouvoirs  chrétiens 
mettaient  un  frein  aux  audaces  de  l'impiété  ;  et  même  dans 
le  protestantisme  naissant,  on  ne  tolérait  pas  les  blasphèmes, 
au  moins  contre  les  mystères  les  plus  sacrés  de  notre  foi  : 
c'était  le  temps  où  Calvin  livrait  au  bûcher  Michel  Servet 
pour  s'être  attaqué  au  dogme  de  la  Trinité.  Les  libertins 
qui  tentèrent  en  France,  sous  le  règne  de  Louis  XIV, 
d'introduire  l'athéisme,  ne  furent  pas  mieux  traités. 

Nos  doctrines  modernes  sur  la  liberté  ont  permis  aux 
écrits  les  plus  pervers  de  se  donner  carrière,  et  l'Eglise 
par  ses  sages  prescriptions  doit  apporter  remède  à  des 
maux  que  ne  connurent  pas  nos  ancêtres. 

A  côté  de  ces  livres  sont  également  condamnés  ceux  qui 
de  parti^pris  attaquent  la  hiérarchie  ecclésiastique  et  injurient 
l'état  clérical  et  religieux.    Réprobation  bien  opportune  de 

1.  V.  Études,  t.  LXX,  p.  737. 


LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE  209 

nos  jours  surtout.  Depuis  qu'une  politique  impie  a  lancé 
contre  l'Église  son  cri  de  guerre  :  Le  cléricalisme  c'est 
l'ennemi^  les  écrits  attaquant  la  divine  hiérarchie  se  sont 
multipliés,  l'état  religieux  est  vilipendé  ;  et  dans  beaucoup 
de  livres,  les  institutions  religieuses  sont  représentées 
comme  un  fléau  pour  la  société.  Ne  pouvant  soumettre  à  son 
jugement  chacune  de  ces  mauvaises  publications,  il  était 
sage  de  la  part  de  l'Église  de  porter  contre  elles  une 
condamnation  générale. 

De  même  sont  condamnés  en  ce  chapitre  V  de  la  Consti- 
tution, tous  livres  enseignant  que  le  duel,  le  suicide  et  le 
divorce  sont  choses  licites  ;  ceux  qui  représentent  les  sectes 
maçonniques  et  autres  sociétés  secrètes  comme  utiles, 
inoffensives  pour  l'Église  et  la  société  civile  ;  enfin  ceux 
qui   patronnent  les  erreurs  condamnées  par  le  Saint  Siège. 

VI 

Une  autre  série  d'ouvrages,  condamnés  en  général, 
mérite  d'attirer  notre  attention  ;  ils  se  rapportent  à  des 
erreurs  nées  du  protestantisme,  qui  ont  grandi  avec  lui,  et 
qui  revêtent  de  nos  jours  des  formes  nouvelles  et  d'appa- 
rence plus  scientifique  ;  ce  sont  les  écrits  attaquant  l'inspi- 
ration des  saintes  Écritures. 

En  quoi  consiste  l'inspiration  des  livres  canoniques  ?  Et  jus- 
qu'où s'étend-elle  ?  Deux  points  sur  lesquels  les  écoles  pro- 
testantes, celles  d'Allemagne  surtout,  ont  peu  à  peu  renié 
les  traditions  des  premiers  siècles  de  rÈglise  ;  celles  même 
de  la  réforme  primitive. 

Pour  elles,  l'inspiration  n'est  plus  cette  action  immédiate 
de  Dieu  qui  prenant  le  prophète  pour  organe,  parle  par  sa 
bouche,  écrit  par  sa  plume,  en  un  mot,  se  fait  l'auteur 
principal  du  livre  sorti  de  ses  mains.  Elle  n'est  plus  que  le 
produit  d'une  vague  sentimentalité  religieuse,  un  instinct 
mystique,  un  enthousiasme  irréfléchi,  qui  n'autorisent  guère 
à  regarder  comme  parole  de  Dieu  les  élans  du  prétendu 
voyant. 

Or  ce  genre  nouveau  d'inspiration  ne  s'étendrait  pas 
même  à  tout  le  corps  des  Écritures  ;  mais  seulement  à  telle 

LXXI.  —  14 


210  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

ou   telle  partie,   arbitrairement   déterminée  par  la  critique. 

Les  théories  rationalistes  ont  malheureusement  exercé 
une  influence  délétère  sur  certains  exégètes  catholiques. 
Dans  un  désir  imprudent  de  conciliation,  quelques-uns  en 
sont  venus  à  détruire  la  notion  même  de  l'inspiration,  en 
réduisant  Faction  divine  à  Tapprobation  d'un  livre  dû  à  la 
seule  initiative  de  l'homme,  comme  si  un  simple  témoignage 
de  vérité  suffisait  à  transformer  cette  œuvre  en  parole  de 
Dieu.  Cette  erreur  a  reçu  sa  condamnation  du  concile  du 
Vatican.  D'autres,  reconnaissant  l'impulsion  et  la  direc- 
tion de  Dieu  dans  la  composition  des  saints  livres,  ont 
limité  l'étendue  de  l'inspiration,  et  l'ont  restreinte  aux 
articles  relatifs  à  la  foi  et  aux  mœurs  ;  ils  l'ont  exclue 
des  parties  historiques,  scientifiques,  ou  philosophiques  : 
erreur  que  notre  souverain  pontife,  Léon  XIII,  a  réprouvée 
dans  l'Encyclique  citée  plus  haut  :  Providentissimus  Deus 
(18  novembre  1893). 

Les  livres  qui  soutiendraient  cette  doctrine  erronée  tom- 
bent donc  sous  la  condamnation  générale  dans  les  nouvelles 
règles  de  Y  Index.  L'Eglise  met  ainsi  à  couvert  des  témérités 
d'une  fausse  critique  le  fondement  principal  de  notre  foi, 
l'autorité  des  Ecritures. 

VII 

Elle  prémunit  également  les  fidèles  contre  le  danger  des 
superstitions,  toutefois  en  abrégeant  les  dispositions  des 
anciennes  règles. 

Celles-ci,  dans  une  énumération  assez  longue,  condam- 
naient les  diverses  formes  de  divination  alors  en  cours, 
géomancie,    hydromancie,    astrologie  judiciaire   et  autres. 

Quoique  moins  pratiquées  que  par  le  passé,  ces  sortes  de 
superstitions  se  retrouvent  encore  de  nos  jours,  dans  le 
peuple  surtout,  mais  même  dans  les  classes  plus  élevées. 
C'est  pourquoi  au  n**  9  de  la  nouvelle  Constitution,  il  est  fait 
défense  de  publier,  de  lire  et  de  garder  les  livres  enseignant 
et  recommandant  les  sortilèges,  la  divination,  la  magie, 
l'évocation  des  esprits  et  toute  autre  sorte  de  superstitions. 

De  toutes  ces  formes  de  vaines  observances,  notons  plus 


SUR  L'INDEX  21i 

particulièrement  l'évocation  des  esprits.  Qui  ne  connaît  les 
ravages  causés  depuis  un  certain  nombre  d'années  par  le 
spiritisme  ?  Ce  qui  n'avait  paru  d'abord  qu'un  amusement  de 
curiosité,  donna  bientôt  naissance  aune  secte  très  répandue, 
qui  mêlant  quelques  notions  de  spiritualité  et  de  religion,  a 
composé  comme  un  nouveau  dogme  et  entraîné  loin  des 
pratiques  de  notre  foi  un  grand  nombre  d'âmes  malheureu- 
sement séduites.  Cette  secte  a  ses  journaux,  ses  revues  et 
ses  livres  doctrinaux,  sorte  de  catéchismes  à  l'usage  des 
afGliés.  Ce  sont  là  autant  d'écrits  condamnés  par  le  nouvel 
Index,  avec  défense  de  les  publier,  de  les  lire  et  de  les  gar- 
der. Quant  aux  anciennes  superstitions  énumérées  dans  les 
règles  de  Trente,  leurs  manuels,  sans  être  ici  mentionnés 
formellement,  restent  proscrits  soit  par  le  droit  naturel, 
soit  de  droit  positif  et  spécial,  car  beaucoup  sont  nommé- 
ment prohibés  dans  \ Index  ;  et  s'ils  ne  le  sont  pas,  ils  tom- 
bent toujours  sous  la  clause  générale  qui  termine  la  présente 
énumération  :  et  autres  superstitions  du  même  genre. 

Les  papes  avaient  joint  à  ces  livres,  condamnés  pour  cause 
de  superstition,  les  livres  des  juifs,  notamment  le  Talmud, 
la  Kabbale  et  «  autres  livres  pervers  des  juifs  ».  La  nouvelle 
Constitution  ne  les  nomme  pas  ;  mais  ils  se  trouvent  dans 
le  catalogue  des  ouvrages  spécialement  prohibés. 

VIII 

Si  rÉglise  redoute  pour  ses  enfants  les  mensonges  de 
Timpiété,  les  séductions  de  Timmoralité,  les  sacrilèges  de 
la  magie,  il  est  un  autre  danger,  tout  opposé  en  apparence, 
contre  lequel  elle  ne  doit  pas  moins  les  mettre  en  garde  : 
c'est  l'exagération  de  la  piété  et  les  illusions  auxquelles  elle 
entraîne  souvent  les  âmes  éprises  de  mysticisme.  Appari* 
lions  célestes,  révélations,  visions,  prophéties,  miracles,  et 
toutes  autres  opérations,  supérieures  aux  forces  naturelles, 
fréquentes  dans  la  vie  des  saints  et  que  Dieu  peut  renouve- 
ler quand  il  lui  platt,  mais  que  la  prudence  défend  d'accep- 
ter sans  preuves  solides.  N'y  a-t-il  pas  en  effet  à  craindre, 
en  pareille  matière,  les  excès  d'imaginations  ardentes,  la 
précipitation  des  jugements  en  face  d'un   fait   inusité,  l'en- 


212  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

thousiasme  populaire,  parfois  la  fourberie  des  exploiteurs, 
et  même  les  prestiges  du  démon  ?  C'est  donc  avec  grande 
sagesse  que  les  Pères  du  concile  de  Trente,  dans  leur  25™® 
session,  ont  défendu  de  publier  de  nouveaux  miracles,  avant 
qu'ils  eussent  été  examinés  et  approuvés  par  l'autorité  ec- 
clésiastique ;  et  c'est  avec  sagesse  que  le  Souverain  Po'ntife 
interdit  de  publier  et  de  garder  les  ouvrages  contenant  des 
récits  d'apparitions  nouvelles,  de  visions,  de  révélations, 
de  prophéties  ou  de  miracles,  sans  l'autorisation  des  supé- 
rieurs ecclésiastiques.  Non  qu'il  soit  défendu  de  donner 
dans  un  livre  ou  dans  toute  autre  publication,  le  simple 
récit  d'un  fait  merveilleux  intéressant  la  piété  des  fidèles, 
mais  c'est  à  condition  qu'on  ne  prévienne  pas  le  jugement  de 
l'Eglise  sur  la  nature  véritable  de  ce  qui  apparaît  comme  une 
manifestation  sensible  et  extraordinaire  de  l'action  divine. 
De  ces  apparitions  ou  visions  à  des  dévotions  auparavant 
inconnues,  le  passage  est  facile  ;  et  dans  ces  formes  nou- 
velles de  la  piété  les  illusions  ne  sont  pas  moins  à  craindre 
que  dans  les  révélations  mêmes  ;  sans  compter  l'abus  qu'il 
y  aurait  à  multiplier  outre  mesure  les  dévotions  nouvelles. 
Pour  obvier  à  ces  inconvénients,  l'Eglise  se  réserve  de  juger 
si  ces  pratiques  sont  bonnes  en  elles-mêmes,  et  s'il  est  oppor- 
tun d'en  autoriser  la  propagation.  Aussi  au  nombre  des 
livres  condamnés  par  décret  général,  la  nouvelle  Constitu- 
tion met-elle  ceux  qui  introduisent  de  nouvelles  dévotions, 
même,  est-il  ajouté,  celles  qui  sont  proposées  seulement  au 
culte  privé.  Il  se  peut  sans  doute  que  ces  formes  de  la  piété 
soient  bonnes,  utiles,  salutaires  en  elles-mêmes  ;  qu'elles 
puissent  être  légitimement  pratiquées  en  particulier  ;  mais 
pour  bonnes  qu'elles  soient,  l'Eglise  a  le  devoir  d'en  arrê- 
ter la  diffusion  parmi  les  fidèles  tant  qu'elle  n'en  a  pas  re- 
connu elle-même  et  l'orthodoxie  et  l'opportunité. 

Après  le  livre,  c'est  l'image  qui  appelle  ses  sollicitudes. 
Que  de  condamnations  elle  aurait  dû  porter  s'il  eût  fallu 
proscrire  cette  multitude  d'images  et  de  représentations 
impures  ou  irréligieuses  qui  s'étalent  derrière  les  vitrines, 
et  souillent  les  demeures,  depuis  les  plus  modestes  jus- 
qu'aux plus  aristocratiques  !  Mais  elle  a  jugé  suffisante  la  loi 


SUR  L'INDEX  J13 

naturelle  pour  bannir  des  foyers  chrétiens  ces  œuvres  immo- 
rales, et  son  soin  s'est  porté  spécialement  sur  Timagerie 
religieuse. 

Inutile  de  dire  quelle  large  place  celle-ci  a  toujours  occu- 
pée dans  l'usage  chrétien,  et  combien  son  importance  s'est 
accrue  depuis  quelques  années.  Il  a  donc  paru  nécessaire  de 
tracer  quelques  règles  générales  pour  diriger  les  artistes 
et  prémunir  les  fidèles  contre  les  abus  dans  cette  branche 
de  l'art  et  du  commerce  religieux.  C'est  un  point  qui  n'était 
pas  prévu  dans  les  anciennes  règles,  mais  qui,  à  diverses 
reprises,  avait  été  l'objet  de  décrets  de    la    Cour  romaine. 

Le  Souverain  Pontife  Léon  XIII,  dans  sa  constitution, 
ordonne  donc  deux  choses  :  la  première,  que  les  images  de 
IS'otre-Seigneur,  de  la  sainte  Vierge,  des  anges  et  des  saints, 
de  quelque  manière  qu'elles  soient  exécutées,  gravures, 
lithographies,  photographies,  etc.,  soient  conformes  aux  sen- 
timents et  aux  décrets  de  TEglise,  et  aux  types  généralement 
reçus  parmi  les  fidèles  ;  et  la  seconde  que,  si  l'on  publie  de 
nouveaux  dessins,  avec  ou  sans  prières,  ils  ne  soient  pas 
édités  sans  permission  de  l'autorité  ecclésiastique. 

Sont  absolument  condamnés  les  livres  et  écrits  quel- 
conques propageant  des  indulgences  apocryphes  réprouvées 
par  le  Saint  Siège,  ou  par  lui  révoquées.  Et  ordre  est  donné 
de  retirer  ceux  qui  se  trouveraient  dans  les  mains  des  fidèles. 
Pour  prévenir  tout  abus  sur  ce  point,  il  est  défendu  de 
publier  sans  permission  des  livres,  des  sommaires,  des 
brochures,  même  de  simples  feuilles  contenant  des  conces- 
sions d'indulgences.  Cette  défense  est  ancienne.  Déjà  le 
concile  de  Trente,  en  sa  21"*  session,  réservait  aux  évéques 
le  droit  de  publier  les  nouvelles  indulgences.  Et  quant  aux 
recueils  qu'on  en  pourrait  faire,  ils  étaient  interdits  d'avance 
par  la  Sacrée  Congrégation  des  Indulgences,  s'ils  étaient 
imprimés  sans  son  autorisation. 

Avec  le  même  soin,  l'Eglise  condamne  les  altérations  des 
livres  liturgiques,  qu'elles  atteignent  le  Missel,  le  Bréviaire, 
le  Rituel,  le  Cérémonial  des  évéques,  le  Pontifical  romain,  ou 
tout  autre  livre  liturgique  approuvé  par  le  Saint  Siège  apos- 


214  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

tolique  :  par  exemple,  les  liturgies  orientales,  les  propres 
approuvés  pour  les  diverses  églises,  les  graduels,  antipho- 
naires,  vespéraux,  et  autres  semblables.  Toutes  les  éditions 
ainsi  altérées  tombent  de  droit  sous  les  condamnations 
de  Vlndex,  et  doivent  être  retirées  de  l'usage  des 
fidèles. 

Parmi  les  prières  qu'affectionne  la  piété  chrétienne,  il  faut 
compter  les  litanies.  Les  principales,  les  plus  anciennes  sont 
les  litanies  des  saints,  et  celles  qui  font  partie  des  prières  de 
la  recommandation  de  l'âme.  Elles  rentrent  dans  la  caté- 
gorie des  prières  liturgiques,  et  sont  insérées  dans  le  Missel 
ou  le  Bréviaire. 

Celles  que  l'on  connaît  sous  le  nom  de  litanies  de  la  sainte 
Vierge,  ou  de  Lorette,  et  celles  du  saint  nom  de  Jésus, 
sans  faire  partie  de  la  liturgie,  sont  autorisées  expressément, 
et  le  chant  en  est  permis  durant  les  offices  sacrés. 

Sur  le  modèle  de  ces  pieuses  formules  par  lesquelles 
nous  honorons  les  prérogatives  spéciales  du  nom  adorable 
de  Jésus  et  de  la  sainte  Vierge,  la  dévotion  des  fidèles  a 
composé  des  litanies  en  vue  d'honorer  soit  le  cœur  sacré  de 
Jésus,  soit  les  principaux  saints,  par  exemple  saint  Joseph, 
sainte  Anne,  et  beaucoup  d'autres  que  l'on  retrouve  dans  les 
livres  de  prières. 

L'Eglise  soucieuse  de  conserver  la  pureté  de  sa  liturgie, 
ne  permet  pas  que  ces  sortes  de  litanies  soient  introduites 
dans  la  prière  publique.  Mais  elle  ne  les  condamne  pas  en 
elles-mêmes.  Il  est  permis  de  les  imprimer,  de  les  réciter 
en  particulier,  de  les  propager,  mais  à  condition  qu'elles 
aient  été  revisées  et  approuvées  par  l'évèque  ou  l'ordinaire 
du  lieu  où  elles  sont  publiées. 

Même  règle  est  imposée  pour  la  publication  des  livres  ou 
opuscules  de  prières,  de  dévotion,  de  doctrine  et  d'ensei- 
gnement religieux,  moral,  ascétique,  mystique  et  autres 
semblables.  S'ils  ne  portent  pas  l'approbation  ecclésiastique, 
ils  sont  prohibés,  on  ne  peut  donc  ni  les  lire,  ni  les  garder, 
lors  même  qu'ils  paraîtraient  propres  à  entretenir  la  piété 
du  peuple  chrétien. 


SUR  L  INDEX  215 

C'est  la  loi  générale  du  cinquième  concile  Latran,  abrogée 
en  beaucoup  de  points,  mais  conservée  en  ce  qui  regarde 
les  livres  de  piété.  Et  c'est  avec  raison.  Les  ouvrages  de  ce 
genre  sont  entre  les  mains  de  tous  les  fidèles.  Des  erreurs 
de  doctrine,  des  directions  peu  sûres,  des  formules  peu 
convenables  de  prières  se  glisseraient  facilement,  si  TEglise 
n'en  surveillait  pas  soigneusement  l'impression.  Il  est  donc 
nécessaire  de  maintenir  sur  ce  point  la  rigueur  de  l'ancienne 
législation. 

IX 

L'énumération  des  condamnations  générales  se  termine 
par  un  article  tout  à  fait  nouveau,  relatif  aux  journaux, 
feuilles  et  revues  périodiques.  C'est  un  genre  de  publications 
ignoré  de  nos  maîtres,  et  qui  a  pris  dans  les  temps  modernes 
un  immense  développement.  Le  journal,  la  feuille  périodique 
pénètre  aujourd'hui  jusque  dans  le  plus  humble  hameau. 
Quel  est  l'ouvrier  et  le  cultivateur  qui  ne  reçoive  quotidien- 
nement la  gazette  et  ne  se  nourrisse  de  ses  doctrines  ?  Si  le^ 
journal  est  bon,  il  exerce  une  grande  influence  pour  le  bien; 
mais  s'il  est  mauvais,  quel  ravage  ne  produira-t-il  pas  ? 

Publiées  au  jour  le  jour,  ces  feuilles  semblent  échapper 
à  la  censure  de  l'Église.  Comment  savoir  ce  que  publiera 
demain  tel  ou  tel  journal,  et  de  quel  droit  porter  une  sen- 
tence de  proscription  contre  des  articles  qui  sont  encore 
inconnus  ?  Et  pourtant  l'Église  peut-elle  rester  désarmée 
en  présence  d'un  tel  danger  ?  Beaucoup  de  pasteurs  ne  l'ont 
pas  cru,  et  l'on  a  vu  plus  d'une  fois  de  vaillants  évèques 
interdire  dans  leurs  diocèses  des  journaux  faisant  profession 
de  combattre  la  religion  ou  de  propager  l'immoralité. 

Ce  qui  avait  été  jusqu'ici  mesure  particulière  est  main- 
tenant transformé  en  loi  générale.  Le  Souverain  Pontife 
déclare  prohibés,  non  seulement  en  vertu  de  la  loi  naturelle, 
mais  aussi  par  l'autorité  du  droit  ecclésiastique,  les  jour- 
naux, feuilles  publiques  ou  revues  périodiques  qui  font 
profession  d'attaquer  la  religion  ou  les  bonnes  mœurs;  et 
il  charge  les  évèques  d'avertir  les  fidèles,  quand  il  en  sera 
besoin,  du  danger  de  ces  publications. 


216  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

Il  ajoute  à  cette  défense  un  avertissement  de  la  plus 
haute  importance.  C'est  que  les  catholiques,  et  principale- 
ment les  ecclésiastiques,  doivent  s'abstenir  de  rien  publier 
dans  de  tels  journaux,  à  moins  d'y  être  déterminés  par  une 
cause  juste  et  raisonnable.  Il  est  de  toute  évidence  qu'un 
chrétien  ne  saurait  avoir  aucune  raison  légitime  de  contri- 
buer au  succès  de  semblables  publications,  je  ne  dis  point 
par  des  travaux  anti-religieux  et  immoraux,  mais  même 
par  des  articles  indifférents,  s'ils  sont  propres  à  achalander 
le  mauvais  journal. 

Il  est  pourtant  des  circonstances  dans  lesquelles  laïques 
pieux  et  ecclésiastiques  peuvent  très  légitimement  écrire 
dans  ces  sortes  de  feuilles.  Serait-il  défendu  à  un  prêtre  d'y 
répondre  à  des  attaques  injurieuses,  de  réfuter  des  calom- 
nies? L'empêcherait-on  de  soutenir  dans  ces  feuilles  les 
intérêts  de  la  religion  et  de  la  morale,  s'il  pouvait  trouver 
accès  dans  leurs  colonnes?  Assurément,  non.  Telle  est  la 
pensée  du  Souverain  Pontife,  quand  à  la  suite  de  cette  pro- 
hibition, il  ajoute  :  «  à  moins  de  cause  juste  et  raisonnable  ». 

XI 

Ici  se  termine  la  série  des  prohibitions  générales  de 
livres  ou  mauvais,  ou  soumis  à  la  surveillance  de  l'Eglise. 
Viennent  ensuite  deux  chapitres,  relatifs,  le  premier  aux 
autorisations  de  garder  et  de  lire  les  ouvrages  prohibés;  le 
second,  à  la  dénonciation  des  livres  mauvais  ou  dangereux. 

Il  faut  ici  avant  tout,  se  rappeler  que  les  règles  de  V Index 
sont  obligatoires  pour  tout  chrétien,  et  qu'en  règle  géné- 
rale elles  le  sont  sous  peine  de  péché  mortel,  car  elles  sont 
^dictées  par  l'autorité  suprême  de  l'Église,  et  elles  ont  rap 
port  à  une  matière  de  haute  importance.  Ce  n'est  donc  que 
par  accident  et  par  suite  d'ignorance  qu'on  les  trangresse- 
rait  sans  commettre  une  faute  grave. 

Mais  elles  rentrent  dans  la  catégorie  des  lois  positives;  et 
par  conséquent  de  celles  dont  le  législateur  peut  dispenser. 
Mais  lui  seul  en  a  le  pouvoir. 

De  là  la  règle  23™*  de  la  nouvelle  Constitution,  décla- 
rant   que    ceux-là    seulement   peuvent   lire    et  retenir  les 


SUR  L'INDEX  217 

livres  condamnés  par  décrets,  soit  spéciaux,  soit  généraux, 
qui  en  ont  obtenu  la  permission  du  Souverain  Pontife  ou  de 
ceux  à  qui  il  a  délégué  ses  pouvoirs  en  cette  matière. 

Or  ces  pouvoirs  ont  été  délégués  par  les  pontifes  romains 
à  la  S.  Congrégation  de  YJndex,  et  à  celle  du  Saint  Office  ; 
ils  l'ont  été  également  à  la  Congrégation  de  la  Propagande 
pour  les  pays  soumis  à  sa  juridiction;  enfin  le  maître  du 
Sacré  Palais  jouit  de  la  même  faculté  en  faveur  des  habitants 
dé  Rome. 

Quant  aux  évoques,  ils  ne  l'ont  pas,  même  dans  leur  dio- 
cèse. C'est  en  effet  un  principe  canonique  que  l'évêque, 
législateur  envers  ses  subordonnés,  est  astreint  lui-même 
aux  lois  générales;  qu'il  n'a  pas  le  droit  d'en  dispenser  ses 
diocésains,  sauf  dans  des  cas  particuliers  et  urgents.  Les 
prescriptions  de  VIndeXy  rentrant  dans  la  catégorie  des  lois 
universelles,  ne  font  pas  exception  à  cette  règle  du  droit. 
Le  pouvoir  propre  de  l'évêque  se  borne  donc  à  autoriser  pour 
de  justes  raisons,  la  lecture  de  tel  ou  tel  livre  prohibé. 

Mais  au  nombre  des  facultés  que  reçoivent  les  cvêques 
par  délégation  du  Saint  Siège,  se  trouve  souvent  celle  de 
permettre  la  lecture  des  ouvrages  condamnés,  faculté  que 
le  Saint  Père  leur  accorde  avec  recommandation  de  n'en  user 
qu'avec  discernement  et  pour  de  sérieux  motifs,  en  avertis- 
sant les  fidèles  auxquels  ils  accordent  cette  dispense,  de 
soustraire  soigneusement  les  mauvais  livres  aux  regards  de 
leur  entourage. 

Chargés  de  faire  exécuter  dans  leurs  diocèses  les  lois  de 
Y  Index,  comme  toutes  les  autres  qui  sont  portées  pour  l'uni- 
versalité des  fidèles,  les  évêques  conservent  en  outre  leur 
droit  de  veiller  sur  les  productions  de  la  presse  dans  l'éten- 
due de  leur  juridiction.  Comme  le  Souverain  Pontife,  ou  les 
Congrégations  romaines  pour  tout  l'univers,  ils  possèdent 
dans  leurs  diocèses  le  droit  déjuger  les  livres,  soit  pour  en 
approuver  la  publication,  soit  pour  interdire  ceux  qui 
mettent  en  danger  la  foi  ou  les  mœurs.  Et  tel  est  leur  pou- 
voir au  sein  de  leurs  troupeaux  que  nul,  sauf  le  pape  et  les 
congrégations  de  Rome,  ne  peut  autoriser  sur  leur  territoire 
la  lecture  des  livres  qu'ils   ont  condamnés  ;    la   permission 


218  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

même  donnée  par  \ Index  ne  comprend  pas  ces  livres,  à  moins 
que,  par  exception,  usant  de  son  pouvoir  suprême  sur  tous 
les  autres  évêques,  le  pape  ou  la  congrégation  en  son  nom, 
n'étende  la  permission  jusqu'à  ces  ouvrages.  C'est  ce  que 
fait  remarquer  expressément  la  Constitution  de  Léon  XllI 
(n"  26.) 

Ce  droit  de  l'évêque  devrait  avoir  pour  résultat  d'alléger 
les  charges  du  Saint  Père  et  des  cardinaux.  Aussi  Pie  IX 
recommandait-il  aux  ordinaires  l'usage  de  ce  pouvoir.  Mais 
il  faut  bien  le  dire,  c'est  un  droit  dont  on  n'abuse  pas  de  nos 
jours,  et  peut-être,  dans  les  circonstances  où  nous  vivons, 
l'exercice  n'en  serait-il  pas  souvent  sans  difficulté. 

Naguère,  dans  certains  pays  où  existait  l'Inquisition, 
comme  l'Espagne  et  le  Portugal,  ce  tribunal  érigé  canoni- 
quement,  avait  aussi  son  Index,  à  l'exemple  de  Rome  ;  il  y  ins- 
crivait les  livres  qu'il  jugeait  dangereux  ou  mauvais  ;  et  ses 
sentences  avaient  force  obligatoire  dans  ces  contrées.  Mais 
avec  l'abolition  de  l'Inquisition,  les  Index  particuliers  ont 
été  supprimés;  le  Saint  Office,  consulté  par  l'archevêque  de 
Valladolid  sur  l'autorité  de  VIndex  espagnol,  répondit  le 
17  août  1892,  qu'on  devait  s'en  tenir  uniquement  à  VIndex 
romain  et  à  ses  règles,  et  qu'il  "fallait  interdire  toute  nou- 
velle édition  de  celui  d'Espagne.  11  faut  dire  la  même  chose 
d'autres  catalogues  de  livres  prohibés  qui  ont  été  publiés, 
en  plusieurs  provinces,  par  des  évêques  ou  des  universités, 
avec  l'assentiment  du  Saint  Siège  ;  ce  qui  n'abroge  pas  cepen- 
dant les  condamnations  de  livres  particuliers,  portées  par 
les  ordinaires  pour  leurs  églises. 

Mais,  si  dans  l'exercice  de  leur  droit  de  surveillance, 
ceux-ci  sont  souvent  gênés  par  les  circonstances  présentes, 
ils  peuvent  arriver  au  même  but  en  déférant  à  la  S.  Congré- 
gation de  VIndex  les  ouvrages  qu'ils  jugent  dangereux  pour 
les  fidèles. 

C'est  en  effet  d'ordinaire  par  voie  de  dénonciation  que  le 
tribunal  pontifical  est  mis  en  mouvement  ;  car  il  n'est  pas 
possible  à  ses  membres  de  surveiller  par  eux-mêmes  toutes 
les  publications  suspectes.  Or,  à  qui  appartient-il  de  signa- 
ler aux  juges  légitimes  les  ouvrages  dignes  de  censure  ?  De 


SUR  L'INDEX  219 

droit  commun,  tous  les  catholiques  en  ont  la  liberté  ;  et 
l'on  ne  peut  nier  que  ceux  qui  le  font  par  zèle  pour  la  saine 
doctrine  et  les  bonnes  mœurs,  ne  fassent  acte  méritoire 
devant  Dieu.  Il  est  pourtant  des  personnes  à  qui  il  appar- 
tient plus  spécialement  de  veiller  sur  un  point  de  telle 
importance  ;  et  la  nouvelle  Constitution,  au  n"  29,  en  donne 
la  charge  aux  délégués  apostoliques,  aux  ordinaires  et  aux 
universités  recommandables  par  leur  renom  de  science. 

Et  comme  toute  dénonciation  est  chose  délicate,  pouvant 
entraîner  de  fâcheuses  conséquences  pour  ceux  qui  la  font, 
même  quand  ils  remplissent  en  cela  une  obligation  sacrée, 
le  Saint  Père,  au  n°  28,  rappelle  combien  religieusement 
le  secret  doit  être  gardé  par  ceux  à  qui  elle  est  déférée. 

Ici  se  termine  la  première  partie  de  la  Constitution,  qui 
est  relative  aux  règles  générales  portant  condamnation  des 
livres.  On  passe  ensuite  à  la  censure,  c'est-à-dire  à  l'examen 
préalable  des  livres,  aux  conditions  de  leur  publication  et 
enfin  aux  peines  spirituelles  portées  contre  les  transgres- 
seurs  de  la  Constitution. 

{A  suivre.)  G.  DESJARDINS,  S.  J, 


AURONS-NOUS  LA  PESTE? 

(Deuxième  article  ^) 


IV 

Sommes-nous  aujourd'hui  pratiquement  plus  avancés  que 
nos  pères,  et  s'il  plaisait  à  la  peste  de  nous  visiter,  saurions- 
nous  mieux  lui  fermer  nos  portes,  ou  l'expulser  du  territoire 
envahi?  Oui  ;  mais,  chose  singulière,  ce  n'est  pas  aux  méde- 
cins que  nous  devons  les  armes  dont  nous  sommes  munis 
contre  un  ennemi  aussi  redoutable.  Si  Pasteur  n'avait  pas 
ouvert  les  horizons  de  la  bactériologie,  nos  écoles  médicales, 
à  l'exemple  de  l'école  Belge,  en  seraient  encore  à  la  concep- 
tion hippocratique  de  la  maladie.  11  n'y  a  que  des  malades, 
dirions-nous,  c'est-à-dire  des  individus  dont  l'organisme 
fonctionne  d'une  façon  anormale  sous  l'application  d'une 
cause  morbifique.  Avec  ce  bagage  médical  on  fait  du  dia- 
gnostic, du  pronostic,  de  la  thérapeutique  pathologique, 
symptomatique  à  perte  de  vue,  mais,  s'il  s'agit  de  guérir, 
on  revient  au  vieil  empirisme  plus  ou  moins  raffiné.  Il  ne 
peut  en  être  autrement,  tant  qu'on  ignore  la  nature  de 
l'agent  morbifique,  et  les  conditions  de  son  développe- 
ment. Aussi,  depuis  le  commencement  du  siècle,  sur  les 
divers  points  où  la  médecine  s'est  trouvée  aux  prises  avec 
l'épidémie,  a-t-on  dû  constater  l'insuccès  complet  de  la  thé- 
rapeutique. Il  n'en  est  plus  ainsi.  Les  journaux  anglais 
annoncent  qne  la  sérothérapie  produit  à  Bombay  des  effets 
merveilleux.  Et  c'est  un  disciple  de  Pasteur  qui  lutte  ainsi 
victorieusement  contre  un  fléau  réputé  jusqu'ici  invincible. 

Lorsque,  en  1894,  la  peste  éclata  à  Hong-Kong,  le  D""  Yer- 
sin,  de  l'Institut  Pasteur,  reçut,  nous  dit-il,  du  ministre  des 
colonies,  l'ordre  de  se  rendre  sur  le  territoire  contaminé, 

1.  V.  Études,  5  avril  1897,  p.  34. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  221 

pour  y  étudier  la  nature  du  fléau,  les  conditions  dans  les- 
quelles il  se  propage,  et  rechercher  les  mesures  les  plus 
efficaces  pour  l'empêcher  d'atteindre  nos  possessions. 
Quand  il  arriva,  au  mois  de  juin,  dans  la  ville  chinoise,  l'épi- 
démie était  dans  toute  sa  violence.  Son  premier  soin  fut  de 
procéder  à  l'étude  expérimentale  de  la  maladie,  et  de  cons- 
tater la  présence  du  bacille  caractéristique.  Les  sujets 
d'expérience  ne  manquaient  pas.  Outre  les  hommes,  les  ani- 
maux, tels  que  les  souris,  les  rats,  les  buffles  et  les  porcs, 
chez  lesquels  le  fléau  sévit  avec  violence,  off*raient  à  l'expé- 
rimentation un  champ  aussi  varié  que  facile.  Le  microbe  fut 
vite  découvert.  Il  se  présentait  en  telle  abondance,  dans  la 
pulpe  des  bubons,  qu'il  formait  une  sorte  de  purée.  C'était 
un  bacille  court,  trapu,  à  bouts  arrondis,  assez  facile  à  colo- 
rer par  les  couleurs  d'aniline.  Les  extrémités  se  coloraient 
plus  fortement  que  le  centre,  de  sorte  qu'il  présentait  sou- 
vent un  espace  clair  en  son  milieu.  Très  abondant  dans  les 
bubons  et  les  ganglions  des  malades,  il  l'était  peu  dans  le 
sang,  sauf  dans  les  cas  rapidement  mortels.  * 

Le  bacille  une  fois  découvert,  l'expérience  démontra  qu'il 
était  bien  l'agent  infectieux,  le  germe  pestilentiel.  Inoculé 
aux  cobayes,  aux  rats,  aux  lapins,  il  les  tua  rapidement,  et 
ces  animaux  présentèrent,  à  l'autopsie,  les  lésions  caracté- 
ristiques de  la  peste.  Continuant  ses  expériences,  l'habile  et 
patient  docteur  obtint  facilement  des  cultures  du  bacille,  et 
par  conséquent  des  toxines  ou  des  virus  atténués,  qui  per- 
mettraient l'immunisation,  et  renouvelleraient  les  merveilles 
de  la  sérothérapie. 

Mais,  en  attendant,  ces  premières  découvertes  fixaient 
déjà  la  science  sur  l'étiologic  et  la  transmissibilité  de  la 
peste.  Avec  une  intuition  et  une  prescience  de  génie,  Pas- 
teur avait  écrit  à  propos  de  l'épidémie  de  Benghazi  en  1856 
et  en  1858  :  «  Supposons,  guidés  comme  nous  le  sommes 
par  tous  les  faits  que  nous  connaissons  aujourd'hui,  que  la 
peste,  maladie  virulente  propre  à  certains  pays,  ait  des 
germes  de  longue  durée.  Dans  tous  ces  pays,  son  virus  atté- 
nué doit  exister,  prêt  à  reprendre  sa  forme  active  quand  des 

1.  Annales  de  l  Institut  Pasteur,  1894,  p.  664. 


222  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

conditions  de  climat,  de  famine,  de  misère  s'y  montrent  de 
nouveau*.  » 

M.  Yersin,  en  effet,  a  trouvé  le  microbe  à  quatre  ou  cinq 
centimètres  de  profondeur,  dans  le  sol  d'une  maison  infec- 
tée, et  où  cependant  on  avait  fait  des  tentatives  de  désinfec- 
tion. Il  est  dès  lors  facile  d'expliquer  comment  le  bacille, 
peu  ou  point  du  tout  virulent  tant  qu'il  reste  enfoui  dans  la 
terre,  reprend  son  activité,  sous  des  conditions  dont  toutes 
ne  sont  pas  connues,  mais  dont  la  principale  doit  être 
son  passage  dans  le  corps  de  certains  animaux.  Or,  c'est  un 
fait  bien  vérifié  en  Indo-Chine  et  en  Hindoustan,  que  l'appa- 
rition de  la  peste  est  précédée  d'une  véritable  hécatombe  de 
rats.  Ces  rongeurs,  habitants  ordinaires  des  sous-sols  qu'ils 
visitent  dans  tous  les  sens,  contractent  la  maladie  par  voie 
de  contagion.  Le  bacille,  cultivé  dans  leur  organisme, 
reprend  toute  sa  virulence,  et,  comme  dit  M.  Roux  dans  sa 
note  à  l'académie  de  médecine,  «  la  peste,  qui  est  d'abord 
une  maladie  du  rat,  devient  bientôt  une  maladie  de 
l'homme  -.  «  Aussi  regarde-t-on  en  Chine  ces  animaux 
comme  des  messagers  du  diable,  et  les  indigènes  prennent 
la  fuite,  quand  ils  commencent  à  semer  leurs  cadavres  dans 
les  maisons  ou  dans  les  rues.  A  Canton  et  à  Hong-Kong, 
«  dans  certains  quartiers,  on  compta  jusqu'à  vingt  mille 
cadavres  de  rats.  Dans  une  seule  rue  on  en  a  ramassé  plus 
de  quinze  cents.  Un  mandarin  ayant  offert  dix  sapèques  pour 
chaque  rat  mort  qui  lui  serait  apporté,  posséda  en  quelques 
jours  trois  mille  cadavres  de  rats,  qu'il  fit  aussitôt  placer 
dans  des  urnes  ou  jarres  pour  les  enterrer^.  » 

Cette  mortalité  parmi  les  rats  a  précédé,  à  Bombay  comme 
en  Chine,  l'invasion  de  l'épidémie.  Les  chiens,  les  chacals,  les 
porcs,  les  poules,  les  serpents,  eux  aussi,  ont  été  frappés,  et 
l'on  a  observé  que  les  vautours  ne  dévoraient  pas  les  cadavres 
livrés,  suivant  la  coutume  des  Parsis,  à  leur  voracité. 
M.  Yersin  a  retrouvé  le  bacille  en  abondance  dans  les 
organes  ou  les  bubons  des  rats  crevés,  il  l'a  observé  chez 
les  mouches  mortes  dans  son  laboratoire,  et  jusque  dans  le 

1.  Académie  des  Sciences.  Févr.  1881. 

2.  Académie  de  Médecine,  séance  du  26  janvier  1897. 

3.  Proust.  Rapport  à  l'Académie  de  Médecine,  séance  du  26  jan-v.  1897. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  223 

corps  des  fourmies  qui  s'étaient  attablées  aux  détritus  des 
victimes  de  la  peste.  Il  lui  a  été  facile  de  reproduire  une 
épidémie  expérimentale,  en  enfermant  dans  la  môme  cage 
des  rats  sains  et  des  sujets  contaminés.  La  contagion  n'a 
pas  tardé  à  se  produire  et  la  peste  les  a  tous  emportés. 

Cette  première  étape  de  la  science  bactériologique  nous 
avait  conduits  à  la  cause  immédiate  de  la  peste,  le  bacille 
infectieux.  Nous  savions  désormais  le  cultiver  et  reproduire 
expérimentalement  la  maladie.  Nous  connaissions  son  mode 
de  transmission,  et  les  voies  par  lesquelles,  comme  tous  ses 
semblables,  le  microbe  pénétrait  dans  l'organisme.  Voies 
respiratoires,  voies  digestives  ou  blessures,  autant  de 
portes  par  le  moyen  desquelles  s'exerce  la  contagion.  Si  la 
science  s'en  était  tenue  là,  elle  aurait,  sans  aucun  doute, 
satisfait  amplement  notre  désir  de  pénétrer  le  mystère  des 
grands  fléaux  qui  atteignent  l'humanité.  Mais  elle  ne  s'est 
pas  arrêtée  à  la  satisfaction  de  notre  désir  de  savoir 
pourquoi  et  comment  on  meurt  de  la  peste.  Elle  a  voulu  nous 
apprendre  comment  on  l'évite,  et  par  quels  moyens  on  en 
guérit. 


Après  avoir  ainsi  observé  la  peste  à  Hong-Kong,  en  1894, 
étudié  et  cultivé  le  microbe,  M.  Yersin  revint  à  Paris  «  pour 
faire,  dit-il,  à  l'Institut  Pasteur,  une  étude  plus  détaillée  du 
bacille,  et  surtout  pour  essayer  d'immuniser  des  animaux.  » 
Il  s'agissait,  en  effet,  de  renouveler  pour  la  peste  ce  que 
l'on  avait  obtenu,  avec  tant  de  succès,  pour  la  diphtérie,  et 
de  préparer  un  sérum  qui  fût,  à  la  fois  préventif  et  curatif. 
Nous  avons  eu  l'occasion  de  décrire  dans  cette  Revue  le 
procédé  d'immunisation,  et  l'application  de  la  sérothérapie 
h  la  guérison  du  croup  *.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  les 
détails  techniques.  Nous  nous  contenterons  d'enregistrer 
ici  les  résultats  obtenus,  pour  la  peste,  par  MM.  Yersin,  Roux 
et  leurs  collègues  de  l'Institut  Pasteur. 

Lorsque  M.  Yersin  arriva  à  Paris,  MM.  Calmette  et  Borel, 

1.    Cfr.    Études,    Mars    et  Avril  1896. 


224  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

SOUS  la  direction  de  M.  Roux,  avaient  déjà  préparé  le 
terrain  par  des  essais  d'immunisation  sur  les  cobayes  et  les 
lapins.  On  attaqua  le  cheval,  cette  source  abondante  de 
sérum,  et  on  arriva  à  Timmuniser.  Une  injection  de  culture 
récente  fut  faite  sous  la  peau  de  l'animal.  Après  divers 
accidents  de  fièvre,  de  frissons,  de  gonflements  articulaires, 
il  supporte  des  injections  répétées  avec  des  doses  plus 
fortes,  mais  conduites  avec  de  grands  ménagements,  carie 
sujet  maigrit  beaucoup. 

«  Le  premier  cheval,  ainsi  immunisé,  fut  saigné  trois 
semaines  après  la  dernière  injection,  et  son  sérum  fut 
essayé  sur  des  souris.  Ces  petits  rongeurs  meurent  toujours 
lorsqu'on  leur  inocule  le  bacille  virulent  de  la  peste,  et  en 
faisant  des  passages  de  souris  à  souris  on  entretient  un 
virus  très  actif.  Les  souris  qui  recevaient  1/iO  de  centimètre 
cube  de  sérum  de  cheval  immunisé  ne  devenaient  point 
malades,  quand,  12  heures  après,  elles  étaient  infectées 
avec  la  peste.  Ce  sérum  était  donc  préventif....  Pour  guérir 
les  souris,  déjà  inoculées  de  la  peste  depuis  12  heures, 
il  fallait  employer  un  centimètre  cube  à  un  centimètre 
cube  et  demi  de  sérum.  Les  petits  rongeurs  traités  avec 
ces  doses  guérissaient  constamment,  tandis  que  les  témoins 
mouraient.  Le  sérum  avait  donc  des  propriétés  cura- 
tives  manifestes.  ^  « 

Ceci  se  passait  en  1895.  Une  fois  en  possession  de  la 
précieuse  découverte,  M.  Yersin  repartit  pour  l'Indo-Chine, 
avec  l'espoir  que  la  sérothérapie  pourrait  être  appliquée  à 
l'homme  pestiféré.  Elle  le  fut  bientôt,  en  effet,  à  Canton, 
sur  un  jeune  Chinois  de  10  ans,  grâce  à  Mgr  Chausse, 
évéque  missionnaire  qui  prit  sur  lui  toute  la  respon- 
sabilité. Trois  injections  de  10  c.  c.  chacune  suffirent  pour 
guérir,  avec  une  rapidité  surprenante,  ce  cas  de  peste  mani- 
festement grave. 

L'expérience  était  faite,  et  ses  résultats,  non  seulement 
calmaient  toutes  les  craintes,  mais  encore  dépassaient  les 
espérances.  M.  Yersin  se  rendit  de  Canton  à  Amoy  où  la 
peste  faisait  de  nombreuses  victimes.   En  dix  jours   il  put 

1.  Annales  de  l'Institut  Pasteur.  Janvier  1897,  p.  84. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  225 

traiter  vingt-six  malades,  dont  deux  seulement  moururent. 
Il  ne  fallait  que  quelques  heures  pour  voir  disparaître  les 
symptômes  les  plus  alarmants,  surtout  quand  l'injection 
était  faite  peu  de  temps  après  la  première  attaque  de  la 
maladie.  Il  importe,  en  efl'et,  d'intervenir  aussi  vite  que 
possible,  parce  que  la  peste  dure  peu  et,  si  Tempoison- 
nement  est  trop  avancé,  le  sérum  devient  impuissant. 

Quand  il  eut  épuisé  sa  provision  de  sérum  anli-pesteux, 
M.  Yersin  dut  quitter  Amoy  ;  mais,  on  peut  dire  qu'il  avait 
fixé  d'une  manière  définitive  la  thérapeutique  de  la  peste. 

tt  Vingt-six  cas,  dit-il  avec  la  modestie  du  vrai  savant, 
c'est  peu  assurément  pour  établir  qu'un  remède  est  spéci- 
fique et  efficace.  J'en  conviens  facilement  et  je  suis  le 
premier  à  déclarer  qu'il  faut  de  nouvelles  expériences.  Mais 
si  l'on  considère  que  la  peste  est  parmi  les  plus  meurtrières 
des  maladies  humaines,  que  tous  ceux  qui  l'ont  observée 
estiment  que  la  mortalité  qu'elle  cause  n'est  pas  inférieure 
à  80  p.  100  et  que  les  patients  que  j'ai  traités  avaient  pour  la 
plupart  des  symptômes  très  alarmants,  ou  conviendra  que 
nos  vingt-six  observations  prennent  une  valeur  parti- 
culière »  *. 

Les  nouvelles  expériences,  M.  Yersin  les  fait  actuellement 
à  Bombay  sur  une  plus  vaste  échelle,  et,  comme  nous  Tavons 
déjà  dit,  les  journaux  anglais  annoncent  que  les  effets  de  la 
sérothérapie  appliquée  à  la  peste  tiennent  du  merveilleux. 
Ajoutons  encore  avec  M.  Yersin  que,  jusqu'ici,  le  sérum 
anti-pesteux  n'a  été  employé  que  dans  le  cas  de  maladie 
confirmée.  Mais  il  y  a  lieu  de  croire,  d'après  ce  que  l'on  a 
observé  chez  les  animaux,  qu'il  serait  plus  efficace  encore 
pour  prévenir  la  peste  que  pour  la  guérir.  Nous  ne  tarde- 
rons pas  à  connaître  le  résultat  des  expériences,  qui  seront 
faites  sûrement  à  Bombay,  où  l'épidémie  sévit  avec  tant  de 
violence. 

VI 

Ainsi  la  microbiologie  a  mis  aux  mains   de   l'homme   une 
arme  merveilleuse  pour  se  défendre  contre   la  peste.  C'est 

1.  Annales  de  l'Institut  Pasteur.  Janvier  1897,  p.  88. 

LXXI.  —  15 


226  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

là  une  défense  directe.  Mais,  la  même  science  n'a  pas 
moins  éclairé  le  champ  assez  obscur  de  la  prophylaxie,  en 
fixant  le  caractère  contagieux  du  fléau,  son  mode  de  trans- 
mission et  les  circonstances  qui  favorisent  ou  qui  arrêtent 
son  développement.  Tous  les  conseils  d'hygiène  nationale 
ou  internationale,  ont  pu  asseoir  sur  des  bases  rationnelles 
leurs  règlements  et  les  mesures  adoptées  pour  éloigner 
Tépidémie. 

S'il  s'agit  d'hygiène  privée  et  publique,  l'étiologie  de  la 
peste,  telle  que  nous  l'ont  révélée  les  disciples  de  Pasteur, 
nous  avertit  que  la  question  de  race  ne  joue  ici  aucun  rôle  et 
ne  donne  aucune  immunité.  Les  blancs,  les  jaunes  et  les 
noirs  sont  également  accessibles  à  l'infection.  Tout  ce  qui 
peut  aff'aiblir  la  résistance  de  l'organisme,  comme  la  famine, 
la  disette,  la  mauvaise  alimentation,  la  misère,  la  dépression 
morale,  exerce  une  influence  fatale.  L'encombrement  faci- 
lite l'expansion  du  fléau,  en  multipliant  les  surfaces  de  con- 
tact, mais  il  ne  le  crée  pas,  comme  il  semble  qu'on  l'ait  cru 
autrefois.  La  malpropreté,  surtout,  favorise  à  la  fois  le  dé- 
veloppement des  germes  et  leur  dissémination.  On  com- 
prend ainsi  que  la  peste  sévisse  si  souvent  parmi  les  Chinois, 
essentiellement  réfractaires  aux  mesures  d'hygiène  et  de  dé- 
sinfection. Aux  Indes,  la  masse  de  la  population  indigène  est 
misérable  et,  comme  l'a  dit  avec  raison  le  D*"  Francis,  la 
peste  y  trouve  l'habitat  qui  lui  convient.  Les  grandes  villes, 
telles  que  Bombay  et  Calcutta,  conservent  dans  leur  sein 
d'abominables  cloaques.  Le  lieutenant-gouverneur  du  Ben- 
gale, sir  A.  Mackensie,  s'en  est  vivement  plaint  dans  un  dis- 
cours qui  a  produit  une  grande  sensation.  Il  est  allé  jusqu'à 
dire  :  «  Il  faut  percer  de  larges  voies  à  travers  ces  quartiers 
et  remplacer  ces  immondes  porcheries  (où,  à  la  vérité,  un  porc 
normalement  constitué  serait  dans  l'impossibilité  de  vivre)  par 
des  habitations  aérées  et  saines.  »  La  famine  venant  s'ajouter 
à  ces  déplorables  conditions  hygiéniques,  il  n'est  pas  éton- 
nant que  l'épidémie  ravage  Bombay,  Kurrachee  et  Poonah. 

Les  conditions  météorologiques  favorables  au  développe- 
ment de  la  peste  ont  cela  de  particulier  que,  s'il  faut  une 
certaine   élévation   de  température   pour  son   éclosion,  les 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  227 

chaleurs  élevées  la  contrarient,  et  généralement  arrêtent  sa 
marche.  Les  recherches  bactériologiques  ont  confirmé  et 
mis  hors  de  doute  ce  fait  de  l'extinction  de  la  peste  à  l'ap- 
proche des  grandes  chaleurs.  Pour  l'Irak-Arabi,  on  a  observé 
qu'elle  disparaissait  avec  une  précision  mathématique  dès 
que  le  thermoniètre  marquait  45  ou  50*,  c'est-à-dire  vers  la 
fin  de  Juin.  En  1812,  ce  fut  pendant  l'hiver  que  le  fléau  rava- 
gea Gonstantinople.  Il  mourait  jusqu'à  deux  mille  personnes 
par  jour,  et  la  neige  était  couverte  de  cadavres  abandonnés 
aux  chiens.  Voilà  pourquoi  la  peste  n'a  pas  de  tendance  à 
descendre  vers  le  Sud.  Elle  n'a  jamais  franchi  l'équateuret 
si,  sur  quelques  points  elle  a  dépassé  le  tropique  Nord, 
comme  dans  l'Assyr  et  le  Yun-Nan,  la  latitude  est  largement 
compensée  par  l'altitude  de  ces  pays  montagneux.  Elle  a  une 
prédilection  pour  la  saison  froide  et  les  régions  à  tompéra- 
ture  modérée. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  dire  un  mot  sur  ce  qu'on  pt-ul 
appeler  la  prophylaxie  nationale  et  internationale.  M.  Proust 
et  M.  Monod  ont  fait  l'un  à  l'Académie  de  médecine',  l'autre 
au  nom  du  comité  consultatif  d'hygiène  publique  de  France', 
un  rapport  que  nous  allons  résumer  en  quelques  mots. 

11  est  incontestable  que  la  peste  à  Bombay  est  une  menace 
pour  l'Europe,  et  que  les  nations  doivent  mettre  en  œuvre 
tous  les  moyens  pour  s'en  défendre.  Or  le  fléau,  pour  nous 
atteindre,  peut  prendre  soit  la  voie  de  terre,  soit  la  voie  <lc 
mer,  et  peut-être  toutes  les  deux  à  la  fois.  La  défense,  de 
son  côté,  peut  s'organiser  sur  trois  points  :  à  Bombay  même, 
pays  de  répidémie  actuelle,  aux  frontières  de  l'Europe,  et 
aux  frontières  de  France.  Cela  constitue  comme  trois  Iign(>s 
qu'il  importe  de  ne  point  laisser  franchir  au  fléau. 

La  première  ligne,  celle  qui  limite  les  contrées  où  sévit 
actuellement  la  peste,  exige,  pour  être  protégée,  des  mesures 
restrictives  énergiques.  Empêcher  le  départ  des  pèlerins  des 
Indes  pour  la  Meccpie,  arrêter  l'embarquement  de  toute 
personne  suspecte,  soumettre  les  voyageurs  à  un**  visite  et  à 

1.  Académie  de  médecine.  Séance  du  26  Janvier  1897. 

2.  Journal  Officiel.  1"  Mars  1897. 


228  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

une  désinfection  rigoureuse,  voilà  certes  des  mesures  élé- 
mentaires, réclamées,  du  reste,  par  les  représentants  des 
puissances  aux  diverses  conférences  internationales  d'hy- 
ariène.  Seuls  les  Anglais  et  les  Turcs  ont  refusé  de  s'associer 
à  ces  mesures,  et  leur  étrange  obstination  est  pour  l'Europe 
une  perpétuelle  menace  d'invasion  par  les  ports  de  l'Inde. 
En  quelques  jours  la  peste  peut  être  portée  dans  la  mer 
Rouge,  au  canal  de  Suez,  en  Egypte  enfin,  pour  rayonner  de 
là  sur  tout  le  littoral  méditerranéen. 

La  seconde  ligne,  si  elle  n'est  pas  défendue,  ouvre  à  l'épi- 
démie l'entrée  de  l'Europe  par  la  voie  de  mer  et  par  la  voie 
de  terre.  La  mer  Rouge  et  le  golfe  Persique  lui  permettent 
d'atteindre,  l'une  la  Méditerranée,  l'autre  la  Mésopotamie, 
la  Syrie  et  la  Perse,  par  l'Euphrate.  De  ces  deux  voies  de 
pénétration,  celle  de  la  mer  Rouge  est  munie  de  lazarets,  et 
d'une  série  de  postes  secondaires,  qui  forment,  comme  l'a 
dit  M.  Proust  à  l'Académie  de  médecine,  «  un  filet  gigan- 
tesque, posé  sur  toute  la    côte  Africaine    d'Egypte,  depuis 
Bab-el-Mandeb  jusqu'à  Port-Saïd,  dont  les  mailles  ne  doivent 
rien   laisser   passer  de  suspect.  »   Mais  il   n'en  est  pas  de 
même  sur  le  golfe  Persique.  Pour  établir  là  le  même  réseau 
protecteur,  il  fallait  le  concours  de  l'Angleterre,  et  l'entente 
entre  la  Perse  et  la  Turquie.  Or,  ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  été 
jusqu'à  ce   jour  pleinement  obtenu.   Et  voilà  comment  les 
frontières  de  la  Russie  et  le  littoral  oriental  de  la  Méditer- 
ranée,   demeurent   exposés    à    l'invasion  de    la    peste.    Le 
concert  européen,   qui  s'occupe   de  tant  d'intérêts,  devrait 
bien  ne  pas  oublier  celui-là. 

Les  voies  de  terre  offrent,  peut-être,  un  danger  plus  grand 
que  les  voies  maritimes,  et  leur  protection  présente  des 
difficultés  encore  plus  sérieuses.  La  marche  de  l'épidémie 
est  lente,  sans  doute,  jusqu'au  moment  où  elle  atteint  les 
points  d'où  partent  les  voies  de  communication  rapide.  Ces 
voies  sont  le  chemin  de  fer  trancaspien  et  les  bateaux  à 
vapeur  de  la  mer  Caspienne.  Le  gouvernement  des  Indes  ne 
défendant  pas  les  points  limitrophes  de  la  frontière,  le  Tur- 
kestan  et  l'Afghanistan  étant  incapables  d'organiser  une 
défense  efficace,  c'est  à  la  Russie  qu'incombe  la  protection 
de    l'Europe    contre    la    peste.    Nous    souhaitons    que    les 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  229 

mesures  prises   tardent   un   peu    moins  que  les    réformes 
imposées  au  grand  Turc. 

Quant  à  la  troisième  ligne  de  défense  elle  nous  appartient 
à  nous  seuls,  puisque  c'est  notre  frontière.  Nous  sommes 
donc  les  maîtres  sur  ce  terrain-,  et  nous  pouvons  prendre 
toutes  les  mesures  de  protection  qui  paraîtront  nécessaires, 
ou  seulement  utiles. 

Du  côté  de  la  mer,  outre  le  règlement  de  police  sanitaire 
maritime  de  1896,  nous  sommes  protégés  par  trois  décrets, 
pris  le  20  et  le  28  janvier,  et  le  9  février  de  cette  année,  qui 
règlent  les  conditions  dans  lesquelles  certaines  marchan- 
dises seront  prohibées  et  d'autres  acceptées  après  examen 
et  désinfection.  11  faut  croire  que  l'administration  appli- 
quera avec  vigueur  les  règlements  établis,  et  que  l'intérêt 
privé  ne  compromettra  pas  la  santé  publique,  en  se  dérobant 
aux  exigences  qui  peuvent  le  gêner. 

Du  côté  de  nos  frontières  terrestres  la  iKlfiiM-  iia  pas 
encore  eu  l'occasion  de  mettre  en  ligne  ses  moyens.  L'Eu- 
rope n'est  pas  envahie,  et,  si  l'épidémie  se  déclare  sur  un 
point  de  son  territoire,  on  aura  toujours  le  temps  de  fermer 
les  portes,  et  de  faire  bonne  garde  contre  l'envahisseur. 

Voilà  où  nous  en  sommes,  en  face  d'une  épidémie,  qui, 
si  elle  atteignait  l'Europe,  exercerait  des  ravages  bien  autre- 
ment redoutables  que  la  plus  cruelle  des  guerres.  Nul  ne 
peut  dire  ce  qu'il  adviendra  de  ce  fléau  qui  décime  les 
Indes.  Dans  tous  les  cas,  nous  devons  bénir  la  Providence 
(|ui  nous  a  mieux  traités  que  nos  pères,  et  ne  nous  a  plus 
condamnés,  devant  la  peste,  à  une  impuissance  désespé- 
rante. Et  c'est  encore  à  Pasteur,  c'est-à-dire,  à  la  science 
qui  croit  en  Dieu,  que  nous  devons  de  connaître  l'ennemi, 
et  d'être  eflicacement  armés  pour  le  combattre. 

H.    MARTIN,  S.  J. 


MISSIONS  DES  PERES  JESUITES  DE  LA  PROVINCE  DE  TOULOUSE 


MADURÉ 


UN  COLLÈGE  CATHOLIQUE  DANS  L'INDE  ANGLAISE 


Collège  Saint  Joseph,  Trichinopoly,  Novembre  1896. 
Pour  donner  d'abord  une  idée  générale  du  collège  Saint- 
Joseph,  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  transcrire  un  fragment 
du  dernier  rapport  présenté  au  Gouvernement  par  M.  Duncan, 
directeur  de  l'Instruction  publique  pour  la  présidence  de  Madras. 
Nous  l'empruntons  à  un  article  du  Journal  de  l'Education,  rédigé 
par  M.  Hall,  principal  du  Training  Collège  (Ecole  normale)  de 
Madras.  Avertissons  que  M.  Duncan  et  M.  Hall  sont  tous  deux 
indifférents  en  matière  de  religion. 

Le  collège  semble  en  progrès  sous  tous  les  rapports.  Les  résultats 
des  examens,  comparés  à  la  moyenne  des  résultats  obtenus  dans  la  pré- 
sidence, sont  très  satisfaisants.  Pour  le  B.  A.  (baccalauréat  ès-arts)  59 
ont  passé  en  anglais,  sur  90  présentés  ;  pour  la  seconde  langue,  48  sur 
59  ;  et  en  sciences,  les  succès  atteignent  57,  3  0/0.  En  F.  A.  ^  41  sur 
70,  dont  6  en  première  classe  ;  et  en  matriculation,  le  succès  n'est  pas 
inférieur,  54  sur  94,  avec  4  parmi  les  sept  premiers.  Sans  aucun  doute, 
le  mérite  du  personnel  enseignant  est  suffisant  pour  expliquer  de  si 
brillants  succès.  Le  Collège  Department  compte  366  élèves  et  VUpper 
Secondary  567.  Il  y  a  9  professeurs  européens  ;  et,  parmi  le  personnel 
indigène,  5  ont  le  degré  de  Licentiated  in  teaching  (licencié  en  enseigne- 
ment). En  conséquence,  le  collège  est  très  populaire,  même  parmi  les 
Brahmes.  Un  quart  du  nombre  des  étudiants  vient  du  district  de  Tanjore, 
bien  que  celui-ci  possède  déjà  deux  collèges,  l'un  à  Kombakônam, 
l'autre  à  Tanjore... 

Il  y  a  un  établissement  très  important  attaché  au  collège  :  c'est  un 
musée  bâti  aux  frais  en  partie  du  collège,  en  partie  du  gouvernement. 

1.  First-arts.  Ce  terme  et  d'autres,  difficiles  à  traduire  en  français,  seront 
expliqués  un  peu  plus  loin. 


MADURE  231 

Les  Hostels  (pensions)  semblent  bien  fonctionner  ;  cependant  il  y  a  une 
plainte  permanente,  c'est  qu'on  ne  peut  arriver  à  satisfaire  les 
élèves  pour  la  nourriture  et  la  cuisine.  Un  Technical  Department 
dépendant  du  collège,  ne  compte  pas  moins  de  181  élèves,  fils 
d'employés,  de  marchands,  d'artisans...,  appartenant  aux  districts 
circonvoisins.  Sur  ce  nombre,  75  0/0  réussissent  aux  examens,  et  les 
deux  seuls  candidats  qui  furent  admis  pour  le  télégraphe  dans  toute 
la  présidence,  appartenaient  à  ce  collège. 

M.  Duncan  termine  en  offrant  ses  vives  félicitations  au  P. 
Recteur,  au  P.  Préfet  et  aux  professeurs,  pour  la  bonne  et 
heureuse    administration    du   collège   pendant   l'année    écoulée. 

Ce  rapport  est  on  ne  peut  plus  flatteur.  Ajoutons,  comme 
confirmation  de  ses  éloges,  que  le  gouvernement  de  Madras, 
sur  la  recommandation  du  même  M.  Duncan,  a  accordé,  en 
juin  1896,  à  la  mission  catholique  française  du  Maduré  la 
dispense  des  degrés  universitaires  et  des  examens  pédagogi- 
ques pour  les  professeurs  jésuites  de  son  collège  de  Trichi- 
nopoly.  Le  même  privilège  a,  du  reste,  été  concédé  en  même 
temps  aux  Jésuites  de  la  province  de  Venise,  desservant  la 
mission  de  Mangalore,  pour  leur  collège  de  Saint-Louis  de 
Gonzague  à  Mangalore.  Et  cette  double  dispense  a  été  insérée 
dans  le  nouveau  Règlement  d'Éducation  de  la  présidence  de 
Madras,  avec  des  considérants  très  honorables  pour  la  Com- 
pagnie  de  Jésus. 

En  lisant  le  rapport  du  Directeur,  on  se  sera  demandé  le  sens 
de  certains  mots  tels  que  Collège  Department,  Upper  Secondary, 
Technical  Department^  Hostels^  etc.  Expliquons-les  aussi  claire- 
ment et  aussi  brièvement  que  possible  ;  ce  sera  du  reste  une 
introduction    au    système    d'enseignement   suivi  au   collège. 

Le  B.  A.  est  le  baccalauréat  anglais  ;  on  peut  donc  s'attendre 
à  y  retrouver  la  diff'crence  entre  l'esprit  anglais  et  l'esprit 
français  ;  l'un  aime  l'analyse,  l'autre  la  synthèse  ;  le  premier 
s'étend  beaucoup  sur  les  faits  particuliers  et  vous  laisse  le 
soin  de  résumer  les  données  éparses  et  de  généraliser  ;  le 
français  commence  par  peser  les  principes  généraux  et 
s'occupe  moins  d'embrasser  tous  les  faits  et  tous  les  cas  par- 
ticuliers. Conclusion  :  les  programmes  d'examen  sont  peut- 
être  à    peu  près    aussi  chargés    en  France   qu'en   Angleterre  ; 


232  MADURÉ 

il  y  a  néanmoins  cette  différence  que  dans  l'examen  anglais, 
il  faut  être  prêt  à  répondre  dans  le  détail,  ce  qui  demande 
une  préparatioa  minutieuse  ;  de  là  surcroît  de  travail. 

Le  B.  A.  doit  être  précédé  de  deux  ans  de  préparation 
au  moins  ;  et  ce  n'est  pas  trop,  comme  on  peut  s'en  convaincre. 
On  doit  préalablement  avoir  passé  le  F.  A.,  examen  qui  exige 
aussi  deux  ans  de  préparation.  Le  F.  A.  est  à  son  tour  précédé 
de  la  matriculation,  qui  est  comme  l'entrée  de  la  carrière 
universitaire.  D'où  son  nom  de  Entrance  examination  (examen 
d'entrée).  Trois  ans  d'études  y  préparent,  correspondant  à 
trois  classes  qui  sont,  par  ordre  d'importance  la  quatrième, 
la  cinquième  et  la  sixième  ou  matriculation,  ou,  comme  nous 
disons  ici  the  4*^*,  5^**  anà  6***  forms. 

Les  classes  de  B.  A.  et  de  F.  A.  forment  ce  qu'on  appelle  le 
Collège  Department,  la  matriculation  ou  les  deux  classes  anté- 
rieures constituent  le  High  School  ou  Upper  Secondary,  bien 
que  ces  deux  noms  ne  représentent  pas  identiquement  la 
même  chose.  Descendant  jusqu'au  bas  de  l'échelle,  nous  avons 
la  troisième,  la  seconde  et  la  première,  formant  le  Lower 
Secondary,  enfin  l'école  primaire  et  Yinfant  School.  Outre 
cela,  il  y  a  en  ville  plusieurs  petites  succursales  appelées 
feeders,  qui  fournissent  un  certain  contingent  aux  basses  classes 
du  collège. 

Le  Technical  Department,  qui  suggère  le  nom  français  d'école 
des  arts  et  métiers,  est  un  département  tout  à  fait  distinct  par 
son  fonctionnement  et  son  personnel,  bien  qu'il  relève  direc- 
tement du  manager  du  collège.  Nous  allons  revoir  tous  ces 
différents  départements  un  à  un.  , 

I.  —  Le  B.  A.  renferme  3  parties,  appelées  les  3  branches  : 
1**  anglais  ;  2°  seconde  langue  au  choix  ;  3"  sciences. 

L'anglais  comprend  :  grammaire,  littérature,  composition, 
traduction  d'une  autre  langue  et  généralement  sept  auteurs. 

La  grammaire  devrait  plutôt  être  nommée  philologie  et 
histoire  de  la  langue  anglaise,  car  l'examen  ne  porte  ni  sur 
l'orthographe  ni  sur  la  construction  d'une  phrase,  comme  le  nom 
semblerait  l'indiquer.  Exemple  :  Rendez  compte  des  lettres 
soulignées  dans  les  mots  suivants  :  former,  brother,  slumber,  etc. 
Donnez  l'historique,  et  le  sens  ancien  et  moderne  des  différentes 


MADURÉ  233 

terminaisons  en  ing.  Quelle  est  la  dérivation  des  mots  suivants  : 
wizard...  etc.  ?  A  quelle  époque  tel  et  tel  mot  a-t-il  été  intro- 
duit dans  la  langue  anglaise  ?.. 

En  littérature,  outre  les  noms  et  les  dates  qui  ne  sont 
qu'affaire  de  mémoire,  il  faut  pouvoir  donner  un  résumé  des 
principaux  ouvrages,  critiquer,  comparer  leur  mérite,  rendre 
compte  de  l'influence  qu'un  auteur  a  exercé  sur  son  siècle, 
etc.  Les  textes  sont  généralement  au  nombre  de  sept,  trois 
en  poésie,  quatre  en  prose. 

L'examen  sur  toutes  ces  matières  dure  deux  jours  :  la  poésie 
et  la  prose  ont  chacune  un  examen  de  trois  heures,  sur  une 
moyenne  de  dix  questions,  avec  subdivisions  ;  grammaire  et 
littérature,  trois  heures;  composition,  deux  heures;  traduction, 
une  heure. 

La  seconde  langue,  quoique  formant  une  branche  séparée, 
est  moins  importante,  elle  ne  compte  que  pour  le  sixième  du 
B.  A.  L'université  donne  le  choix  entre  sanscrit,  tamoul  et 
autres  langues  indiennes,  persan,  arabe,  grec,  latin  et  français. 
Le  tamoul  réunit  la  majorité  des  aspirants,  le  sanscrit  un 
peu  moins  que  le  tamoul.  Le  latin  n'a  guère  d'autres  dévots 
que  les  catholiques,  les  Européens  et  les  east-indiens.  Les 
hellénistes  se  comptent  par  un  ou  deux,  quand  il  y  en  a.  Les 
programmes  sont  chargés  comme  partout. 

Cette  seconde  branche  est  celle  que  le  succès  favorise  le 
plus,  et  cela  surtout  pour  deux  raisons  :  la  première  est  que 
c'est  la  branche  la  plus  courte  ;  la  seconde  est  que  beaucoup 
d'élèves  apprennent  leur  traduction  par  cœur  ;  et  cela  leur 
sufllit  pour  passer,  sans  qu'ils  aient  à  se  soucier  fort  du  reste. 

Mais  la  branche  sans  contredit  la  plus  importante,  est  la 
troisième,  celle  des  sciences  :  elle  constitue  à  elle  seule  la 
moitié  du  B.  A.  On  consacre  à  l'anglais  une  heure,  et  demie 
de  classe  par  jour;  à  la  seconde  langue  une  heure,  et  à  la 
troisième  deux  heures  et  demie. 

L'université  laisse  le  choix  entre  cinq  sujets:  1.  mathéma- 
tiques ;  2.  physique  et  chimie,  ou  chimie  et  physique,  la  chi- 
mie étant  secondaire  dans  un  cas  et  la  physique  dans  l'autre  ; 
3.  Biologie  ;  4.   Philosophie  ;  5.   Histoire. 

Vous  avez  peut-être  déjà  entendu  dire    que   les    Indiens   ont 


234  MADURE 

une  aptitude  marquée  pour  les  mathématiques.  C'est  vrai, 
mais  il  faut  s'entendre.  D'abord  il  ne  faut  pas  conclure  que 
cette  aptitude  se  rencontre  chez  tous,  ni  que  tous  ceux  qui  la 
possèdent  soient  des  Archimède  ou  des  Newton  ;  il  s'en  faut 
bien.  Ce  qu'on  doit  entendre  par  là,  c'est  qu'en  général  les^ 
Indiens  ont  une  grande  facilité  pour  s'assimiler  le  sujet  et 
surtout  pour  faire  des  problèmes  ;  il  y  en  a  qui  sont  de  véri- 
tables machines  à  problèmes. 

Il  y  en  a  certainement  qui  sont  remarquables  comme  mathé- 
maticiens ;  mais  même  ceux-là  sont  encore  un  peu  superficiels, 
comparés  aux  Européens.  De  fait,  l'européen  étudie  avec  un 
but  en  vue  ;  il  se  prépare  à  une  carrière  ;  il  pose  les  fonde- 
ments de  son  avenir.  L'Indien  n'étudie  pas  pour  se  préparer 
à  une  carrière  ;  les  carrières  ne  sont  pas  nombreuses  dans 
ce  pays  ;  l'armée,  la  marine,  les  diverses  industries  modernes 
n'existent  pas  pour  lui  ;  il  n'y  a  guère  que  1'  «  art  de  l'ingé- 
nieur »  engeneeringy  qui  réussisse  à  attirer  quelques  étudiants 
de  mathématiques.  Ainsi,  un  jeune  homme  choisit  la  branche 
dans  laquelle  il  espère  réussir  le  mieux  et  l'on  voit  de 
curieux  phénomènes  :  par  exemple,  un  bachelier  en  mathé- 
matiques entrer  à  l'école  de  droit  ;  un  bachelier  en  histoire 
s'engager  dans  le  département  des  forêts,  etc.  L'étudiant  n'a 
donc  pas  à  cœur  de  faire  une  étude  approfondie  du  sujet 
qu'il  choisit  ;  il  lui  suflit  d'en  savoir  assez  pour  réussir  à 
l'examen  ;  voire  au  premier  rang,  pour  la  gloire.  C'est  là  une 
des  raisons  qui  expliquent  la  stérilité  de  ces  études  si  longues 
et  des  qualités  intellectuelles  des  Indiens. 

Un  exemple  entre  autres  de  cette  facilité  dont  je  parle.  Dans 
l'âge  héroïque,  où  les  aspirants  professeurs  de  la  Compagnie  de 
Jésus'  avaient  à  passer  les  examens  universitaires,  ils  allaient  en 
classe  s'asseoir  à  côté  des  petits  bambins  de  14  ou  15  ans  ou 
moins,  en  matriculatîon.  Le  professeur  dicte  un  problème.  Après 
une  minute  ou  une  minute  et  demie,  le  professeur  demande  :  qui 
a  fini  ?  Aussitôt  10,  15,  20,  bras  se  lèvent,  en  même  temps  que 
les  têtes  se  tournent  et  que  les  yeux  se  dirigent  vers  les  Fathers 
«  les  pères  »  ;  les  voisins  jettent  un  regard  sur  leurs  cahiers 
pour  voir  ce  qu'ils  ayaient  écrit.  Les  pauvres  Fathers  en 
étaient  souvent  encore  a  se  demander  par  quel  bout  il  fallait 
prendre  le  problème. 


MADURÉ  235 

Cette  facilité  se  trouve  assez  communément  dans  l'examen 
du  B.  A.  Chaque  année,  parmi  ceux  qui  sont  admis,  il  y  en  a  en 
moyenne  deux  ou  trois  en  première  classe,  c'est-à-dire  qui 
obtiennent  au  moins  7  1/2  des  points  ;  une  trentaine  en 
seconde  classe,  c'est-à-dire  qui  gagnent  environ  la  moitié,  et 
autant  qui  en  obtiennent  au  moins  un  tiers.  En  tout,  plus  de 
la  moitié  des  candidats  réussissent. 

La  physique  est  une  branche  très  populaire  chez  nos 
étudiants,  non  pas  qu'ils  y  soient  portés  par  leur  esprit 
pratique  ;  mais  c'est  peut-être  celle  où  on  passe  le  plus 
facilement. 

La  philosophie  a  trois  subdivisions  : 

1°  Logique  déductive  et  inductive,  avec  un  programme  très 
développé  ; 

2*  Psychologie  avec  deux  appendices.  L'appendice  prélimi- 
naire est  une  étude  détaillée  des  systèmes  musculaires  et 
nerveux,  et  spécialement  du  cerveau.  De  là  on  passe  à  la 
psychologie  des  phénomènes,  et  par  manière  de  corollaire,  à 
la  discussion  des  rapports  entre  les  phénomènes  physiologiques 
et  psychologiques,  l'âme  et  le  corps.  Le  second  appendice, 
qui  suit  la  psychologie,  porte  le  nom  de  philosophie  générale, 
inventé  pour  éviter  le  nom  de  métaphysique.  Sous  ce  titre 
donc  sont  à  discuter  les  opinions  principales  sur  l'origine  des 
idées,  la  perception  des  objets  extérieurs  et  la  valeur  objective 
de  ces  perceptions,  enfin  sur  la  question  de  l'absolu. 

Ce  dernier  terme  est  encore  un  déguisement  sous  le  couvert 
duquel  on  fait  entrer  la  théologie  dans  le  programme  sans 
la  nommer  (théologie  naturelle).  Cette  dernière  question  se 
divise  en  deux  parties  :  1*  prouver  qu'il  est  possible  de 
concevoir  un  être  absolu  et  infini  avec  les  perfections  qu'il 
suppose,  sans  qu'il  y  «it  contradiction  entre  ses  divers  attri- 
buts ;  2°  discuter  les  preuves  de  son  existence,  ainsi  que  les 
critiques  de  ces  preuves. 

3*  Ethique  ou  théorie  de  la  morale,  comprenant  les  fonde- 
ments de  la  morale,  le  bien,  le  devoir,  la  responsabilité,  la 
relation  de  la  morale  avec  Dieu  et  la  religion. 

Outre  cela,  on  donne  chaque  année  deux  sujets  historiques 
spéciaux,  l'un  sur  la  psychologie  ou  philosophie  générale,  l'autre 


236  MADURE 

sur  la  morale.  C'est  une  théorie  ou  une  comparaison  critique 
des  théories  sur  un  point  spécial.  Par  exemple,  cette  année, 
il  faut  comparer  et  critiquer  les  diverses  théories  de  Berkeley,  de 
Hume,  de  Kant,  sur  les  perceptions,  et  exposer  l'épicurisme. 

Le  programme  est  passablement  vaste  ;  on  songe  encore 
à  l'élargir,  en  y  introduisant  une  étude  spéciale  de  la  méta- 
physique, de  la  nature  et  de  la  destinée  de  l'âme  et  la 
théologie  naturelle,  autant  dé  questions  traitées  déjà  maintenant 
il  est  vrai,   mais  plutôt  par  manière  de  simples  corollaires. 

Avec  deux  heures  et  demie  de  classe  par  jour  pendant  deux 
ans,  il  semble  qu'on  pourrait  faire  une  bonne  philosophie,  salu- 
taire pour  nos  Indiens.  Mais  il  n'en  est  pas  de  la  philosophie 
comme  des  mathématiques.  Elle  touche  à  des  questions  plus 
intimes;  elle  a  contre  elle  tout  un  autre  genre  d'obstacles  et  de 
préjugés.  Evidence  et  conviction  sont  deux;  c'est  un  fait  qu'on 
touche  du  doigt  ici;  on  voit  la  vérité,  on  ne  peut  y  échapper; 
cependant  la  volonté  reste  indécise;  si  elle  admet  la  vérité,  elle 
se  refuse  à  nier  son  contraire.  Cela  semble  une  contradic- 
tion et  cependant  c'est  un  fait.  D'ailleurs,  cela  n'étonne  plus 
quand  on  a  pénétré  la  perversité  intellectuelle  et  morale, 
que  produisent  une  religion  toute  sensuelle  et  une  littéra- 
ture d'où  le  bon  sens  paraît  banni  et  où  règne  à  la  place 
l'imagination  la  plus  dévergondée.  Ajoutez  à  cela  la  peur  de 
la  vérité,  une  peur  qui  croît  à  mesure  que  la  vérité  se  fait 
jour,  et  vous  pourrez  vous  expliquer  cette  force  de  volonté 
pour  persévérer   dans   l'erreur. 

Aussi,  le  plus  prudent  pour  un  professeur  de  philosophie 
en  ce  pays,  est  de  faire  sortir  un  système  de  philosophie 
de  ce  qu'admettent  même  les  auteurs  de  fausses  théories; 
de  l'offrir  comme  seul  moyen  d'éviter  les  contradictions  ou 
d'expliquer  les  faits  évidents  de  l'expérience  ;  et  cela  sans 
insister  sur  les  conséquences,  comme  si  on  ne  pouvait  passer 
outre  sans  que  les  élèves  admettent  au  préalable  la  fausseté 
de  telle  et  telle  opinion  qui  leur  est  chère.  Ils  sont  assez 
fins  d'ailleurs  pour  comprendre  souvent  que  le  mieux  pour 
eux,  s'ils  ne  veulent  pas  accepter  une  conclusion,  est  de  se 
taire  et  d'être  reconnaissants  à  leur  professeur  de  ce  qu'il 
n'insiste  pas  davantage.  De  cette  façon,  leur  esprit  de 
contradiction    est    moins    porté    à    réagir    et,    sans    qu'ils    s'en 


MADURE  237 

aperçoivent,     ils    avalent   bien   des    vérités   qui,     tôt    ou    tard, 
porteront    leurs    fruits. 

La  cinquième  et  dernière  branche,  l'histoire,  comprend 
aussi   trois    parties  : 

1"  Histoire  proprement  dite,  c'est-à-dire  l'histoire  de 
l'Inde,  l'histoire  d'Angleterre  et  une  période  de  l'histoire 
d'Furope    désignée   par    l'Université; 

2°  Science  politique,  embrassant  la  théorie  de  l'origine  et 
de  la  fin  de  l'état  social,  et  la  critique  historique  des 
diverses  formes  de  société.  On  y  fait  entrer  aussi  l'éco- 
nomie politique,  traitée  au  point  de  vue  théorique  surtout, 
mais    assez   en   détail; 

3"  Deux  sujets  spéciaux  qui  seront  le  plus  souvent  choi- 
sis parmi  les  suivants  :  Origine  du  droit  d'après  Maine; 
ethnologie  (origine,  classification,  distribution  et  histoire  dos 
diverses  races);  philologie  (origine  et  développement  du  lan- 
gage ;  phonologie,  classification  des  langues;  étymologie,  origine 
des  diverses  parties  du  langage). 

II.  —  Voilà  un  bien  long  aperçu  sur  le  B.  A.  Nous  ne  nous 
étendrons  pas  autant  sur  le  F.  A.  ;  ce  n'est  du  reste  qu'un 
examen  préparatoire  au  B.  A.,  il  a  donc  moins  d'impor- 
tance. En  voici  le  programme  :  1°  Anglais  :  trois  auteurs, 
quelquefois  quatre  ou  cinq,  prose  et  poésie,  grammaire,  com- 
position, traduction;  2°  seconde  langue  au  choix  :  deux  ou 
trois  auteurs,  grammaire;  3°  mathématiques  ;  géométrie, 
algèbre  jusqu'au  binôme  de  Newton,  trigonométrie  plane  jus- 
qu'à l'aire  du  cercle,  et  les  rayons  des  cercles  inscrits,  etc.  ; 
4"  Physiologie  :  squelette,  organes  et  sens  avec  leurs  fonc- 
tions, de  manière  à  donner  une  bonne  idée  de  la  machine 
humaine;  ou  bien  physiographie;  cléments  de  géologie,  cos- 
mogonie, météorologie,  etc.  ;  5"  Histoire  romaine  et  histoire 
frrpcquc. 

m.  —  La  matriculation  qui  précède  le  F.  A.  comprend  à  son 
tour  :  anglais,  mathématiques  (arithmétique  et  éléments  d'algèbre 
et  de  géométrie),  éléments  de  physique  et  de  chimie,  histoire 
d'Angleterre,  histoire  de  l'Inde  et  géographie. 


238  MADURE 

Avant  de  quitter  ce  collège,  nous  devrions  ajouter  un  mot 
sur  les  laboratoires  de  physique  et  de  chimie,  sur  le  musée,  la 
bibliothèque,  etc.  Pour  être  bref,  il  suffira  de  dire  que  les 
visiteurs  sont  agréablement  surpris  de  rencontrer  tant  de 
choses.  Nous  entendons  invariablement  se  renouveler  les  inter- 
jections :  «  On  ne  s'attendrait  pas  à  cela.  —  C'est  mieux  que 
nos  Facultés.  —  Il  faudrait  deux  jours  pour  visiter  tout  cela, 
etc.  »  Ces  phrases  pourraient  être  accompagnées  des  noms  de 
leurs  auteurs. 

Le  musée  possède  de  bonnes  collections  de  papillons,  coléop- 
tères, arachnides,  serpents,  hyménoptères,  coquillages,  etc.,  et 
divers  spécimens  intéressants  dans  d'autres  genres  ;  en  outre, 
un  rucher,  où  l'on  a  réussi,  non  sans  peine,  à  garder  des 
abeilles  du  pays  ;  enfin,  un  jeune  boa  vivant  (huit  pieds  de 
long),  qui  de  la  meilleure  grâce  du  monde,  pour  faire  plaisir 
aux  visiteurs,  consent  à  engloutir  un  lapin,  etc.,  etc. 

La  bibliothèque  des  élèves  renferme  environ  4,000  volumes, 
sur  les  différentes  matières  qu'on  enseigne  dans  les  divers 
cours.  L'abonnement  est  d'une  roupie  et  demie  par  an;  c'est  la 
science  à  bon  marché. 

Un  mot  sur  le  «  Technical  Department  w.  On  y  enseigne  la 
télégraphie,  la  sténographie,  le  dessin,  la  comptabilité,  l'im- 
primerie, etc.,  etc.  Les  maîtres  sont  des  laïques. 

Les  Hostels  sont  des  espèces  de  pensions,  où  les  païens 
reçoivent  le  logement  et  la  nourriture  ;  nous  avons  des  hostels 
pour  chacune  des  différentes  castes  et  divisions  de  castes, 
pourvu  qu'il  y  ait  un  nombre  suffisant  d'élèves.  Le  tout  est 
sous  la  haute  direction  du  P.  Préfet,  mais  le  pouvoir  exécutif 
est  surtout  entre  les  mains  d'un  Brahme  qui  se  trouve  dans 
l'heureuse  nécessité  d'être  honnête  et  sur  lequel  on  peut 
compter. 

Vous  demanderez  peut-être  quel  esprit  règne  parmi  un  si 
grand  nombre  d'élèves  païens.  Grâces  à  Dieu,  on  peut  dire 
qu'il  est  bon  ;  depuis  bien  des  années  (1888),  le  gouvernement 
du  collège  n'a  pas  offert  de  difficultés  à  ce  point  de  vue.  Les 
relations  extérieures  sont  correctes.  Même  h  l'époque  des 
conversions    de    brahmes,  alors    que    les    païens,    en    ville    et 


MADURE  239 

ailleurs,  étaient  furieux,  nos  élèves  ne  bougèrent  pas  ;  la  sur- 
face resta  calme  comme  à  l'ordinaire.  De  là  à  la  conversion,  il 
y  a  encore  bien  du  chemin.  Mais  avant  de  penser  à  la  conver- 
sion, il  faut  avoir  avec  eux  de  bonnes  relations  et  gagner 
leurs  bonnes  grâces.  Les  résultats  seraient  plus  satisfaisants,  si 
on  pouvait  mettre  des  religieux  comme  professeurs  dans  toutes 
les  basses  classes  ;  car  les  enfants,  même  païens,  s'attachent 
facilement  à  leurs  maîtres,  l'expérience  le  preuve,  et  on  peut 
aisément  les  corriger  de  leurs  défauts  et  des  préjugés  qui  sont 
les  plus  grands  obstacles  à  la  grâce. 

F.  B.,  S.  J. 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES 


'questions  de  théologie 

La  Condamnation  des  Ordres  Anglicans  et  la  Presse  Anglaise. 
—  Assez  de  travaux  ont  paru  sur  la  grave  controverse  tranchée 
définitivement  par  la  bulle  Apostolicse  curae  du  13  Septembre 
1896,  pour  qu'il  soit  inutile  de  revenir  sur  le  fond  même  de  la 
question  ;  mais  il  peut  être  utile  de  résumer  l'attitude  des  par- 
ties intéressées  en  face  de  cette  décision  finale  du  Pontife  romain  : 
«  Nous  prononçons  et  déclarons  que  les  ordinations  anglicanes 
conférées  selon  le  rite  anglican,  ont  été  et  sont  absolument  inçali- 
des  et  entièrement  nulles.  » 

I.  —  L'attitude  des  vrais  fidèles  ne  pouvait  être  douteuse.  Les 
revues  catholiques  qui  avaient  pris  part  à  la  lutte,  ont  salué  le 
document  pontifical  avec  joie  et  reconnaissance,  en  répétant  le 
vieil  adage  :  Roma  locuta  est,  causa  finita  est.  Plusieurs  ont  pu 
se  féliciter  de  retrouver  dans  la  bulle  Apostolicse  curse  la  consé- 
cration des  raisons  qui  leur  avaient  paru  vraiment  concluantes 
contre  la  validité  des  ordres  anglicans.  * 

Grande  surtout  a  été  la  consolation  des  catholiques  anglais  ; 
ils  avaient  lutté  avec  une  conviction  sincère  et  une  vigoureuse  per- 
sévérance pour  ce  qu'ils  regardaient  comme  la  vérité,  accusés  ce- 
pendant de  parti  pris  et  d'égoïsme  confessionnel  par  leurs 
nombreux  adversaires  ;  enfin  le  chef  a  parlé  et  vengé  ses  sol- 
dats, ils  n'avaient  pas  fait  fausse  route.  Et  l'on  comprend  ces 
lignes  du  Tablet  (26  Septembre  1896,  p.  484)   : 

En  présence  de  ce  décret  du  Saint  Siège,  notre  premier  devoir  est 
de  manifester  l'expression  de  notre  filiale  reconnaissance  envers  le 
vicaire  du  Christ  pour  le  zèle  paternel  avec  lequel  il   a   daigné    entre- 

1.  Citons,  entre  autres,  The  Month,  octobre  1896,  p.  153-156;  les  Études, 
décembre  1896,  p.  651  ;  Zeitschrift  fur  KathoUsche  Théologie  (d'Innsbruck) 
I.  Quartalheft,  1897,  p.  198-200. 


REVUE  DES  PERIODIQUES  241 

prendre  de  résoudre  une  affaire  si  grave  et  d'une  si  haute  portée  ;  pour 
le  soin  consciencieux  et  la  perfection  qu'il  a  mis  à  l'examiner  ;  pour 
la  charité  et  l'équité  dont  il  a  fait  preuve  dans  tout  le  cours  du  débat  ; 
enfin,  et  surtout,  pour  la  sincérité  de  vue  vraiment  apostolique  et  l'ad- 
mirable clarté  avec  laquelle  il  a  donné  aa  monde  son  jugement  suprême 
et  définitif.  Nous  avons  confiance  que  notre  gratitude  envers  le  Saint 
Père  pour  la  solution  dune  question  si  compliquée,  sera  partagée  non 
seulement  par  les  catholiques  d'Angleterre  et  des  pays  de  langue  an- 
glaise, mais  encore,  dans  une  certaine  mesure,  par  tout  l'univers 
catholique. 

Deux  jours  plus  tard,  le  congrès  catholique  réuni  à  Hanley 
sous  la  présidence  du  Cardinal  Vaughan,  faisait  écho  en  émettant, 
aux  acclamations  unanimes  des  assistants,  un  vote  d'actions  de 
grâces  au  Souverain  Pontife. 

II.  —  Le  jugement  de  Rome  ne  pouvait  trouver  le  ni6me  accueil, 
joyeux  et  unanime,  chez  nos  frères  séparés.  Toutefois,  chose 
remarquable,  la  grande  majorité  de  la  presse  anglicane  a  reconnu 
dans  la  décision  de  Léon  XIII  un  acte  de  haute  dignité,  de  par- 
faite franchise  et  de  pure  Iogi(}ue  catholique.  Nous  choisissons 
à  dessein  nos  exemples  parmi  des  revues  ou  des  journaux  de 
nuances  fort  diverses. 

Voici  comment  une  feuille,  qui  peut  nous  représenter  à  peu 
près  indifféremment  l'attitude  des  Dissidents  ou  \on-conformistes 
et    celle    des  anglicans    de    la    Basse    Eglise,  '    The    Heview    of 

1.  On  peut  lire,  &  l'appai  de  notre  assertion,  deux  articles  très  caractë» 
ristiqucs,  traduits  par  le  R.  P.  Ragcy  à  propos  de  l'Anfçlo-Catho- 
licisme,  (.Science  Catholique,  15  Février  1897,  pp.  201-208).  Le  premier 
tiré  de  la  feuille  protestante  The  Indépendant  and  Non-eonformiat,  est  une 
conversation  fictive,  roai»  tré^s  humoristique,  entre  un  clerg^'man  de  la  Haute 
Église  et  un  laïque  de  la  Ban^c  Église  ;  celui-ci  se  permet  des  questions  de 
ce  g^nre  :  «  Mais  qu'est-ce  qu'on  aurait  gagne  si  le  Pape  avait  reconnu  la 
validité  de  nos  ordres  ?..  Et  si,  en  lin  de  compte,  il  se  trouve  que  l'ordina» 
tion  de  Parker  est  invalide,  qu'est-ce  que  cela  fait  ?...  »  Le  second  article  est 
du  Rév.  Fillingham,  curé  de  Hexton,  dans  la  revue  The  Echo,  di^cembre 
1896.  Yoici  des  idées-spécimens  :  n  Tout  naturellement,  pour  nous  protestants, 
la  question  n'a  aucune  importance.  Nous  ne  croyons  pas  posséder  des  or- 
dres dans  le  sens  catholique...  La  première  question  à  se  poser  est  celle-ci  : 
les  fondateurs  de  l'Église  d'Angleterre  étaient-ils  vraisemblablement  hom- 
mes à  s'inquiéter  de  la  conservation  des  ordres  ?  Certainement  non.  Ils  pa- 
raissent s'ôtrc  donné  beaucoup  de  peine  pour  se  débarrasser  de  l'idée  de 
prêtre  et  de  sacrifice.  » 

LXXI.  —  16 


242  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

Reviews,  accueillait  la  bulle  pontificale  dans  son   numéro  du    15 
octobre  (p.  292-293)  : 

Si  jamais  un  solide  protestant  évangélique  a  dû  se  sentir  disposé  à 
crier  :  «  Vive  le  Pape,  »  c'est  assurément  en  lisant  la  lettre  du  Pape  sur 
les  ordinations  anglicanes.  En  même  temps,  à  moins  qu'un  protestant 
évangélique  ne  soit  plus  insensible  que  ne  l'est  le  commun  des  mortels, 
il  a  dû  éprouver  une  vive  angoisse  à  la  pensée  de  l'amère  déception 
que  la  bulle  a  causée  à  Lord  Halifax  et  à  toutes  ces  excellentes  gens, 
victimes  de  leurs  illusions,  qui  vont,  acteurs  d'une  vaine  parade,  con- 
sumant leur  vie  à  chercher  à  se  convaincre  et  à  convaincre  tout  le  monde 
que  la  Réforme,  en  Angleterre,  n'avait  rien  moins  en  vue  qu'une  rupture 
avec  Rome.  Le  Pape  en  homme  honnête  et  courageux  et  qui  comprend 
très  bien  sa  position,  a  mis  le  pied  sur  toutes  ces  absurdités  avec  une 
fermeté  inexorable  et  absolue.  Nul  ne  peut  lire  sans  admiration  cette 
bulle  où  il  retrace  avec  une  logique  calme  et  inflexible  les  phases  di- 
verses de  la  séparation  de  l'Eglise  anglicane  d'avec  la  communion  de 
Rome.  Si  l'association  formée  en  vue  de  soutenir  l'Eglise  anglicane 
(Church  Association)  existe  encore  et  si  elle  a  vraiment  l'intelligence 
de  ses  intérêts,  elle  devrait  réimprimer  cette  bulle  sur  les  ordres  an- 
glicans et  la  répandre  à  profusion  dans  toutes  les  paroisses  où  le  pas- 
teur manifeste  des  tendances  à  se  rapprocher  de  Rome.  Ce  serait, 
naturellement,  une  chose  grande  et  très  désirable  que  Romains,  An- 
glais et  Grecs  s'accordassent  à  ne  former  qu'un  seul  bercail  et  à  recons- 
tituer l'unité  de  la  chrétienté.  Mais  c'est  folie  de  prétendre  que  les 
choses  sont  ce  qu'elles  ne  sont  point,  et  le  premier  pas  à  faire  vers 
une  entente  vraie  et  efficace,  —  appelez-la  modus  vivendi  ou  de  quelque 
nom  qu'il  vous  plaira,  —  c'est  que  chaque  communauté  sache  exacte- 
ment sur  quel  terrain  elle  se  trouve  et  qu'elle  ne  se  flatte  pas  d'une  iden- 
tité illusoire  avec  d'autres  communions.  La  mission  de  Lord  Halifax  au 
Vatican  n'a  été  que  la  dernière  d'une  longue  série  de  démarches,  toutes, 
destinées  à  démontrer  que  cette  union  avec  l'Eglise  romaine  était  au 
moins  commencée.  Mais  le  Pape,  lui  du  moins,  a  pris  à  l'égard  de  la 
Réforme  une  attitude  plus  loyale  que  celle  d'un  grand  nombre  de  Ré- 
formés. Il  signale  les  changements  qu'on  a  faits  au  Prayer-Boock,  à 
l'époque  de  la  Réforme  ;  il  insiste  sur  la  signification  de  ces  change- 
ments, et  affirme  de  nouveau,  de  la  manière  la  plus  intransigeante,  le 
jugement  antérieurement  prononcé  par  le  Vatican,  que  les  ordres  an- 
glicans sont  absolument  et  complètement  nuls  et  sans  effet.  Au  point 
de  vue  de  l'Eglise  latine,  les  saints  ordres  si  vantés  du  clergé  angli- 
can, n'ont  pas  plus  de  valeur  que  n'en  ont  les  «  ordres  »  quels  qu'ils 
soient,  de  n'importe  quel  prédicateur  dissident  d'Angleterre. 


QUESTIONS  DE  THEOLOGIE  243 

Voilà,  il  faut  l'avouer,  un  langage  net.  Les  dissidents  n'en 
ont  pas  eu  le  privilège  ;  il  s'est  retrouvé  dans  la  grande  presse 
anglicane  «  séculière  »,  nous  voulons  dire  ces  grands  Journaux 
qui,  tout  en  se  rattachant  à  l'Eglise  établie,  gardent  une  certaine 
indépendance  à  l'égard  des  partis  et  peuvent  à  ce  titre  nous 
donner  la  note  à  peu  près  dominante  de  \  Eglise  large.  Tel,  et 
en  première  ligne,  le  Times,  dans  ses  numéros  des  19  et  21 
Septembre,  dont  nous  extrayons  ces  passages  significatifs  : 

Elles  sont  enfin  venues  du  Vatican  les  lettres  apostoliques  sur  la 
question  si  agitée  de  la  validité  ou  non-validité  des  ordres  anglican^;. 
On  n'y  a  mis  aucune  précipitation.  Sous  la  direction  du  Pape,  on  a 
soumis  les  points  essentiels  de  la  question  à  une  étude  longue  et  à  un 
minutieux  examen,  et  le  résultat  cest  que  le  Pape  se  trouve  autorisé  à 
confirmer  tous  les  décrets  de  ses  prédécesseurs,  et,  en  les  renouve- 
lant de  sa  propre  autorité,  à  proclamer  absolument  invalides  les  ordi- 
nations faites  selon  le  rite  anglican...  Si  les  lettres  apostoliques  du 
Pape  ne  servent  qu'à  mettre  fin  à  des  espérances  illusoires  et  à  clore 
une  discussion  qu'il  eût  été  mieux  de  ne  jamais  soulever,  elles  n'au- 
ront pas  été  sans  utilité.  Le  parti  qui  a  fait  écrire  ces  lettres,  aura 
appris,  mais  trop  tard,  la  sagesse  du  vieux  proverbe  :  Xe  réveillez  pas 

le  chat  qui  dort Mais  nous  n'en  sopimes  pas  moins  reconnaissants 

au  Pape  d'avoir  si  clairement  défini  sa  propre  position  et  celle  de 
l'Église  anglicane,  et  cela  dans  un  langage  tel  qu  'aucun  parti  dans 
l'Église  ne   pourra  plus  jamais   alléguer  de  malentendu   ou  de   fausse 

interprétation Désormais  il  apparaît  évident  que  quiconque  veut 

être  catholique  et  avoir  les  sacrements,  tels  que  les  catholiques  les 
entendent,  avec  tous  les  pouvoirs  surnaturels  du  sacerdoce,  doit  s'unir 
et  se  soumettre  à  Rome.  La  voie  moyenne  inventée  par  les  uns,  et 
l'union  rêvée  par  les  autres  sans  la  soumission  à  la  juridiction  de 
Rome,  sont  choses  mises  au  rebut.  Tant  mieux  !  Nous  autres  Anglais 
nous  n'avons  jamais  prétendu  avoir  des  ordres  valides  dans  le  sens  du 
Pape,  c'est-à-dire,  tels  qu'ils  confèrent  les  pouvoirs  mystérieux  du 
sacerdoce  catholique.  Nous  restons  donc  ce  que  nous  étions 

Terminons  cette  première  série  de  témoignages  par  une  cita- 
tion empruntée  k  la  Revue  The  Rock  '  ,  organe  de  l'école  éras- 
tienne,  qui  compte  tant  d'adhérents  dans  la  Haute-Église  elle- 
même  : 

Le  Pape  a  parlé  sur  la  question  des  ordinations  anglicanes  avec  une 

1.    The  Roci,  25  Septembre  1696,  Article  «  Poor  Lord  Halifax  !  » 


244  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

promptitude  et  une  résolution  auxquelles  beaucoup  ne  s'attendaient 
point.  ...  Nous  sommes  pleinement  d'accord  avec  le  Pape  en  cette 
matière,  et  nous  pouvons  souscrire  à  presque  tous  ses  arguments.  Ce 
que  nous  avons  toujours  soutenu,  en  effet,  c'est  qu'avec  la  Réforme  les 
chefs  de  l'Église  d'Angleterre  se  sont  séparés  de  propos  délibéré  et 
effectivement  de  l'Eglise  de  Rome  ;  ils  ont  répudié  son  enseignement 
sur  le  sacerdoce  et  sur  l'épiscopat  ;  et  en  conséquence  ils  n'ont  jamais 
eu  dans  les  ordinations  l'intention  de  conférer  un  «  sacerdotium  », 
puisqu'ils  regardaient  le  sacerdotalisme  comme  une  injure  faite  au 
sacerdoce  du  Christ,  sans  fondement  dans  l'Ecriture,  en  contradiction 
avec  toutes  les  doctrines  capitales  de  l'Evangile. 

m.  —  Ces  exemples  suflîsent  pour  indiquer  l'attitude  de  la 
majorité  de  la  presse  anglaise.  Du  reste,  dans  un  article  polé- 
mico-critique  paru  dans  la  Contemporanj  Review,  Décembre 
1896,  sous  ce  titre  :  The  Sources  ofthe  Bull,  le  Rév.  T.  A.  Laeey 
constatait  lui-même  tout  d'abord  ce  fait,  que  la  condamnation 
pontificale  des  ordinations  anglicanes  avait  été  accueillie  par  un 
concert  général  d'applaudissements,  «  with  a  gênerai  murmur 
of  complacency  ».  Toutefois,  ajoutait-il,  «  une  petite  minorité  a 
exprimé  sa  surprise  et  son  désappointement».  Cette  minorité, 
on  le  devine,  c'est  principalement  cette  fraction  distinguée  de  la 
Haute-Église,  dont  les  convictions  et  les  espérances  étaient  pro- 
prement en  jeu  dans  cette  grave  question  de  la  validité  des 
ordres  anglicans,  et  qu'on  désigne  souvent  sous  le  nom  d'anglo- 
catholicisme. 

Que  le  coup  ait  été  rudement  senti,  rien  d'étonnant  ;  avec  la 
bulle  Apostolicse  curse,  c'était  non  seulement  la  désillusion,  mais 
encore  l'évanouissement  d'un  beau  rêve,  le  rêve  de  Vunion  en 
corps  de  l'Église  anglicane  à  l'Eglise  romaine.  «  Qui  peut  douter, 
avait  dit  lord  Halifax  dans  une  assemblée  de  VEnglish  Church 
Union  tenue  à  Londres,  le  20  avril  1896,  qui  peut  douter  que,  si 
comme  conséquence  d'un  entier  examen  des  faits,  l'Église 
romaine  allait  reconnaître  l'injustice  dont  elle  a  été  coupable,  et 
admettre  la  validité  de  nos  ordres,  un  grand  obstacle  à  la  réu- 
nion serait  enlevé  ?  »  Et  plus  récemment,  dans  une  assemblée 
de  la  même  société,  au  mois  de  juillet,  après  avoir  fait  remarquer 
que  les  deux  questions  sur  lesquelles  il  est  le  plus  difficile  aux 
anglicans  de  s'entendre  avec  les  catholiques,  sont  celles  de  la 
validité    des  ordinations  anglicanes  et  celles  des  prétentions   du 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  245 

Pape,  le  Rév.  P.  W.  Puller  s'exprimait  ainsi  :  «  Pour  ce  qui 
touche  à  la  première  de  ces  questions,  le  Pape  et  les  cardinaux 
sont  occupés  en  ce  moment  à  l'examiner.  Personne  ne  sait  quelle 
sera  leur  décision.  Sans  aucun  doute,  si  jamais  il  y  a  une  réu- 
nion en  corps,  la  Cour  de  Rome  devra  être  arrivée  à  reconnaître 
que  nos  ordres  sont  valides.  Si  elle  ne  peut  en  conscience  arri- 
ver à  cette  conclusion,  alors  il  ne  peut  plus  être  question  d'union 
en  corps.  Au  moins  telle  est  mon  opinion...  Pour  moi  je  ne 
pense  pas  que  Rome  décide  contre  nous.  Tout  naturellement,  si 
elle  le  fait,  ce  sera  la  fin  de  la  réunion  en  corps.  « 

Rome  décidant  comme  elle  l'a  fait,  la  conséquence  est  claire  ; 
le  rêve  si  longtemps  caressé  de  la  réunion  en  corps  disparaissait. 
Le  froissement,  le  mécontentement  était  inévitable,  et  naturelle- 
ment il  s'est  produit.  Mais  on  pouvait  espérer  que  les  mêmes 
hommes^  qui  peu  de  temps  auparavant  proclamaient  si  haut  la 
sagesse,  la  sincérité,  l'esprit  large  et  l'indépendance  de  caractère 
de  Léon  XIII,  garderaient  dans  l'expression  de  leurs  regrets 
cette  courtoisie  dont  le  Souverain  Pontife  lui-même  faisait  honneur 
à  la  nation  anglaise  au  début  de  la  lettre  Apostolicse  curie.  En 
a-t-il  été  ainsi  ?  Nous  voudrions  pouvoir  l'affirmer,  mais  les  faits 
sont  là  :  New^man,  s'il  eût  vécu,  aurait  peut-être  pu  rééditer  son 
joli  mot  à  l'auteur  de  YEirenicon  :  «  Excusez  moi  ;  votre  branche 
d'olivier,  vous  la  lancez  comme  une  charge  de  catapulte.  «  Qu'on 
en  juge  plutôt  par  le  ton  des  deux  grands  organes  de  l'anglo- 
catholicisme,  le  Church  Times  et  le  Guardian. 

Le  premier,  dans  son  numéro  du  25  septembre,  s'expiiiiuiil 
ainsi  : 

Ceux  qui  dans  tout  le  cours  de  ce  récent  mouvement  vers  la  réuniem 
ont  constamment  cru  que  la  diplomatie  rusée  de  la  Cour  Romaine  ne 
faisait  qu'exploiter  les  espérances  du  clergé  anglais  et  de  quelques 
ecclésiastiques  français,  peuvent  maintenant  se  féficiter  de  leur 
perspicacité. 

Le  ton  du  Guardian^  25  Novembre,  était  encore  plus  expressif  : 

C'est  un  sentiment  traditionnel  parmi  nous  que  Rome  ne  va  jamais 
droit,  n'est  jamais  sincère,  mais  qu'elle  ourdit  sans  cesse  des  complot.» 
et  prépare  ses  plans  dans  l'ombre.  La  «Bulle  et  l'histoire  de  ses 
préliminaires  donneront  une  nouvelle  force  à  cette  défiance.  Le  Pape» 


246  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

dans  un  document  officiel,  s'adresse  au  peuple  anglais  avec  des  paroles 
de  paix,  de  bonté  et  de  sympathie,  et  l'exhorte  simplement  à  la  prière  et 
au  désir  de  l'unité.  Cette  lettre  est  suivie  d'une  autre  qui  indique,  dans 
un  langage  clair  et  modéré,  quelles  doivent  être,  au  point  de  vue  papal, 
les  conditions  de  l'unité.  Puis  soudain,  paraît  une  bulle  flétrissant,  en 
pratique,  les  membres  du  clergé  anglican  comme  des  imposteurs. 
Quest-ce  que  tout  cela  veut  dire  ?  Les  prémisses  ne  semblent  pas 
conduire  à  la  conclusion.  Le  ton  doux  et  modéré  des  deux  premiers 
documents  était-il  simplement  un  biais  pour  nous  empêcher  de  nous 
tenir  sur  nos  gardes,  afin  que  le  coup  qu'on  se  proposait  de  porter  en 
face  pût  produire  un  plus  grand  effet  ?  On  voudrait  ne  pas  le  penser  ; 
mais  si  les  faits  ne  signifient  pas  cela,  que  signifient-ils  ? 

Voilà  donc  Léon  XIII  travesti  en  un  Machiavel  de  haute  taille. 
Dans  la  réunion  annuelle  de  VEnglish  Chiirch  Union,  tenue  à 
Shrewsbury  les  5  et  6  octobre,  les  plus  hautes  personnalités  du 
parti  nous  l'ont  présenté  à  leur  tour  comme  un  diplomate,  mais 
d'allure  moins  imposante,  commençant  d'abord  de  bonne  foi  et 
avec  des  intentions  conciliantes,  puis  se  laissant  enfin  dominer 
par  le  parti  anglo-romain  et  cédant  ainsi  à  une  politique  de 
mauvais  aloi,  dans  le  but  de  favoriser  les  conversions  individuelles 
et  de  rendre  meilleure  la  position  de  l'Eglise  catholique  romaine 
en  Angleterre,  au  détriment  de  l'établissement  anglican. 

Après  avoir  encouragé  l'œuvre  bénie  de  ceux  qui  cherchaient  l'union 
en  corps,  Léon  XIII  a  fini  par  céder  aux  traditions  du  Saint  Office  et 
aux  représentations  de  ceux  qui  considèrent  «  l'union  en  corps  comme 
un  piège  du  démon.  »  Les  motifs  cachés  derrière  la  Bulle  sont  apparents. 
Le  Mémorandum  présenté  au  Pape  par  Dom  Gasquet  et  le  chanoine 
Moyes,  publié  dans  le  Guardian  et  dans  le  Church  Times  \  les  discours 
du  cardinal  Vaughan,  et  les  préparatifs  faits  en  vue  de  la  moisson  de 
convertis  qu'on  attend  comme  un  conséquence  de  la  Bulle,  parlent 
d'eux  mêmes. 

Ainsi  s'exprimait  Lord  Halifax  lui-même,  et  l'archevêque 
d'York  complétait  sa  pensée. 

1.  Ce  «  Mémorandum  »  n'était  qu'une  réponse  «  Riposta  »,  destinée  à 
redresser  les  assertions  inexactes  d'un  mémoire  :  De  re  anglicana,  composé 
par  le  Rév.  Lacey  et  répandu  secrètement  parmi  les  cardinaux  dans  le  but 
d'obtenir  une  décision  favorable  à  la  validité  des  ordres  anglicans.  Le  R.  P. 
Ragey  donne  l'histoire  de  ce  Mémorandum,  qu'il  ne  faut  pas  lire  seulement 
dans  les  revues  anglicanes.  [Science  catholique,  15  Janvier  1897,  pp.  135-138. 


QUESTIONS  DE  THEOLOGIE  247 

La  voix  se  fait  entendre  de  Rome,  mais  elle  vient  d'Angleterre.  La 
source  de  son  inspiration,  ainsi  que  certaine  partie  de  son  expression 
actuelle,  se  fait  assez  reconnaître  grâce  aux  documents  qui  sont  en  ce 
moment  en  cours  de  publication  et  qui  ont  été  envoyés  au  Pape  par  les 
catholiques  Romains  d'Angleterre,  afin  de  l'influencer  dans  son  juge- 
ment sur  la  question Il  est  aisé  de  comprendre  que  la  situation  des 

catholiques  en  Angleterre  appelait  une  déclaration  du  genre  de  celle 
contenue  dans  la  lettre  du  Pape.  Elle  a  été  écrite  dans  l'intérêt  de  ceux 
qui,  pendant  les  cinquante  dernières  années,  ont  créé  un  schisme 
Romain  dans  le  royaume  d'Angleterre.  Une  reconnaissance  quelconque 
des  ordres  anglicans  aurait  établi  la  position  anglicane,  et  par  voie  de 
conséquence  enlevé  le  prétexte  dont  se  couvre  l'intrusion  Romaine'. 

Quant  à  la  Bulle  prise  en  elle-même,  on  l'a  représentée  comme 
un  document  superficiel,  ressassant  de  vieux  arguments  sans 
tenir  compte  des  nouvelles  positions  de  TEglise  anglicane,  esqui- 
vant les  vraies  difTicultés,  comme  sont  celles  qu'on  tire  des  an- 
ciennes formes  sacramentelles  ou  des  ordinations  éthiopiennes, 
renfermant  des  choses  insoutenables,  en  un  mot,  vrai  désastre 
pour  l'infaillibilité  papale. 

Heureusement  pour  nous,  a  dit  l'archevêque  d'York  dans  son  discours 
de  Shrewsbury,  le  Pape  n'a  pas  seulement  donné  sa  dérision,  il  a  donné 
aussi  ses  raisons.  Il  y  en  a  qu'on  hésite  à  prendre  au  sérieux,  tant  elles 
sont  susceptibles  d'une  réfutation  immédiate.  On  trouverait  à  peine 
dans  la  lettre  pontificale  un  argument,  une  supposition,  auxquels  on  ne 
puisse  opposer  positivement  la  Sainte  Écriture  et  l'Église  primitive. 
Ces  raisons  ont  été  discréditées  par  les  théologiens  de  l'Église  Romaine 
elle-même. 

Même  appréciation  de  la  part  de  l'archevêque  de  Cantorbéry, 
le  D'  Benson,  [The  Times,  october  22)  : 

Cette  fois,  heureusement,  l'infaillibilité  s'est  aventurée  à  donner  des 
raisons.  Mais  le  sujet  des  Ordres,  nécessaires  qu'ils  sont  i  une  Église 
parfaitement  constituée,  a  été  examiné  en  Angleterre  avec  un  soin 
aussi  jaloux  qu'à  Rome,  et  avec  une  plus  grande  connaissance  des  faits. 

1.  On  serait  étonne  de  rencontrer  dea  insinuations  du  même  genre  dans 
un  article  de  la  Contemporary  lieview  (décembre  1896),  intitulé  :  The  Policy 
ofthc  Bull,  et  signé  :  Catholicus,  si  le  fond  des  idées  et  le  style  ne  rappelaient 
l'auteur  des  articles  médiocrement  catholiques,  parus  il  y  a  deux  ans  dans  la 
même  revue,  sur  la  «  Politique  u  de  Léon  XIII. 


248  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  des  autorités  de  son  parti  ont,  en  tout  cas, 
enseigné  des  fables  simplement  ridicules  au  sujet  des  Ordres  angli- 
cans, et  le  dernier  document  papal  laisse  voir  des  ignorances  dont  les 
savants  et  les  critiques  catholiques  sont  aussi  bien  au  fait  que  nous- 
mêmes. 

Ces  récriminations  restent  dans  le  vague.  L'article  du  Rév. 
T.  A.  Lacey  entre  dans  quelques  détails.  A  ses  yeux,  la  Bulle 
ne  porte  pas  ces  marques  d'étude  soigneuse  et  approfondie  qu'on 
était  en  droit  d'attendre.  L'argument  historùpie  contient  des 
«  bévues  «,  inconcevables  dans  un  document  de  ce  genre  l.  Du 
reste,  la  sentence  de  Léon  XllI  n'est  qu'une  réédition  de  la  dé- 
cision donnée  par  Clément  XI,  en  1704,  dans  le  cas  de  Gordon. 
Dès  lors,  à  quoi  bon  une  nouvelle  enquête?  Et  quelle  est  la 
valeur  réelle  de  cette  ancienne  décision,  dont  les  motifs  sont 
imparfaitement  connus,  qui  semble  même  impliquer  des  erreurs 
de  fait,  comme  celle  qui  consisterait  à  prendre  pour  la  forme 
anglicane  les  seules  paroles  :  Receive  the  Holy  Ghost  P  —  L'ar- 
gument théologique,  apporté  par  Léon  XIII,  n'est  pas  mieux 
accueilli  que  l'argument  historique.  L'auteur  de  l'article  le  trouve 
«   très    nébuleux.   Ses  défenseurs  ne  sont  pas    sûrs    de    ce   qu'il 

1.  «  The  historical  argument  conisXns  extraordinary  hlunderSfSXiTXey  oni  of 
place  in  the  finished  vvork  of  experts  ».  Comme  exemple  de  ces  «  bévues 
extraordinaires  »,  l'auteur  cite,  dans  le  cours  de  son  article,  cette  assertion 
de  la  Bulle  relative  à  la  sentence  donnée  par  la  Suprema  et  Clément  XI  lui- 
même,  l'an  1704,  en  la  cause  de  Gordon:  «  Cette  sentence,  il  importe  de  le 
remarquer,  ne  s'appuie  pas  non  plus  sur  le  défaut  de  tradition  des  instru- 
ments :  auquel  cas  il  était  prescrit  par  la  coutume  que  l'ordination  fût 
conférée  sub  conditione.  »  Et  le  critique  de  s'écrier  :  Mais,  comment  une 
telle  réordination  aurait-elle  été  prescrite  yjor  la  coutume  en  1704,  puisque 
la  coutume  en  question  n'existait  pas  encore  à  cette  époque?  Benoît  XIV, 
autorité  classique  en  cette  matière,  lui  assigne  pour  origine  une  résolution 
de  la  Sacrée  Congrégation  du  Concile  qui  fut  adoptée,  dit«il,  «  priusquara 
huic  operi  extremam  manum  admoveremus  ».  Ce  qui  donne,  comme  date, 
l'espace  de  temps  compris  entre  1731  et  1740.  {De  Synodo,  lib.  8,  c.  10,  §§  1, 
12,  13).  —  Sans  entrer,  au  sujet  du  témoignage  allégué  de  Benoît  XIV,  dans 
une  discussion  qui  sortirait  du  cadre  d'un  compte  rendu  sommaire,  nous 
nous  contenterons  de  renvoyer  le  lecteur  soucieux  de  s'édifier  sur  la  valeur 
de  l'objection,  à  l'article  de  la  Civiltà  cattolica  du  2  janvier,  pp.  45-48.  S'il  y  a 
«  bévue  »,  ce  n'est  pas  de  la  part  de  Léon  XIII;  la  coutume  invoquée  existait 
bel  et  bien  en  1704,  de  nombreux  documents  tirés  des  archives  du  Saint- 
OfTice  en  font  foi. 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  2i9 

signifie...  Les  deux  arguments  (défaut  de /br/we  et  défaut  d'in- 
tention) réunis  feront  un  excellent  cercle.  Pris  séparément,  ils 
nous  laissent  en  suspens  sur  ce  que  la  Bulle  signifie  réellement.  » 

IV.  — Nous  avons  tenu  à  préciser  l'attaque.  Il  était  du  devoir  de 
la  presse  catholique  d'y  répondre  ;  elle  n'a  pas  failli  à  la  tache. 
Une  longue  étude  parue  dans  la  Civiltà  Cattolica,  les  articles  du 
R.  P.  Sydney  F.  Smith  dans  les  deux  revues  The  Montli  et  The 
Contemporary  Review,  la  série  des  nombreuses  expositions, 
discussions  ou  citations  qui  se  sont  accumulées  dans  le  Tahlet 
et  le  Catholic  Times  depuis  la  publication  de  la  Bulle  Aposto- 
licae  curœ^  sont  autant  de  justifications  pleinement  décisives  ^ 

Une  différence  fondamentale  de  principes  théologiques  et  de 
suppositions  historiques  peut  seule  expliquer  qu'on  ait  traité  de 
superficiel,  et  représenté  comme  le  résultat  d'une  enquête  plus 
fictive  que  sincère,  un  document  dont  la  préparation  soigneuse 
est  de  notoriété  publique,  et  dont  Léon  XIII  lui-même  rappelle 
ainsi  les  origines  : 

Il  nous  a  donc  plu  de  consentir,  avec  bienveillance,  à  remettre  la 
cause  en  jugement,  afin  que,  grâce  à  une  discussion  nouvelle  et  appro- 
fondie, tout  prétexte  au  moindre  doute  fût  éloigné  pour  l'avenir.  C'est 
pourquoi,  choisissant  un  certain  nombre  d'hommes  éminents  par  leur 
science  et  par  leur  érudition,  et  dont  nous  connaissions  les  opinions 
divergentes  sur  ce  sujet,  nous  les  avons  chargés  de  rédiger  par  écrit 
les  arguments  à  l'appui  de  leur  opinion  ;  les  ayant  ensuite  mandés 
auprès  de  nous,  nous  leur  avons  ordonné  de  se  communiquer  leurs 
écrits,  et,  s'il  fallait,  pour  juger  en  connaissance  de  cause,  des  infor- 
mations supplémentaires,  de  les  rechercher  et  de  les  peser  avec  soin. 
Nous  avons  pourvu,  en  outre,  à  ce  qu'ils  pussent  librement  revoir, 
dans  les  archives  du  Vatican,  les  documents  déjà  connus,  et  y  recher- 
cher des  documents  inédits.  Nous  avons  voulu  de  même  qu'ils  eussent 
sous  la  main  tous  les  actes  de  notre  conseil  sacré,  dit  Suprema,  qui   se 

1.  Civiltà  Cattoliea  :  «'  La  condanna  dcllc  Ordinazioni  anglicane,  »  7  et 
21  novembre,  19  dëcemhrc  1896.  2  janvier  1897  (articles  du  R.  P.  Brandi  ; 
publie  auBsi  à  part,  broch.  de  80  p.,  Rome)  ;  —  Month,  novembre  1896  : 
«  The  Condamnation  of  Anglican  Order»  »,  by  the  Rev.  Sydney  F.  Smith;  — 
Contemporary  Neview,  janvier  1897  :  a  The  Papal  Bull  »,  par  le  m^me.  Voir 
encore  les  articles  du  R.  P.  Rag^y  post<5ricurB  k  la  publication  de  la  Bulle, 
dîna  la  Science  catholique,  15  janvier  et  15  février  1897. 


250  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

rapporteraient  à  la  question,  et  tout  ce  qui  avait  été  publié  jusqu'à  ce 

jour  par  les  savants  pour  les  deux   opinions Nous   avons  prescrit 

que  l'ordinal  anglican  sur  lequel  repose  principalement  tout  le  débat, 
soit  de  nouveau  examiné  avec  beaucoup  de  soin. 

Sans  doute  Léon  XIII  ne  discute  pas  en  détail  tous  les  points 
sur  lesquels  s'appuient  les  défenseurs  des  ordres  anglicans. 
Pourquoi  l'aurait-il  fait  ?  Ce  n'est  pas  un  traité  théologique  qu'il 
voulait  publier,  mais  une  Bulle,  et  les  Bulles,  comme  les  actes 
d'un  Parlement,  donnent,  en  général,  les  grandes  lignes  des 
principes  qui  fondent  leurs  prescriptions. 

L'argument  théologique  n'est  nullement  «  nébuleux  «,  ou  s'il 
l'est,  c'est  uniquement  pour  ceux  qui  l'étudient  sans  tenir  compte 
ou  sans  se  rendre  assez  compte  des  principes  catholiques  sur 
les  éléments  essentiels  du  signe  sacramentel,  et  particulièrement 
de  la  forme.  Quoiqu'il  en  soit  des  explications  privées  de  tel  ou 
tel  théologien,  l'argument  en  lui-même  ne  mérite  point  le  repro- 
che de  «  cercle  »  vicieux  ;  ce  qui  consisterait,  si  les  vieilles  défi- 
nitions valent  encore,  à  prouver  le  défaut  de  forme  par  le  défaut 
d'intention,  et  le  défaut  d'intention  lui-même  par  le  défaut  de 
forme.  Rien  de  pareil  ne  se  trouve  dans  la  Bulle. 

Le  défaut  de  forme  se  tire  directement  de  l'indétermination 
des  paroles  que  l'on  considère  communément,  et  à  bon  droit, 
comme  la  forme  anglicane.  Si  l'on  prend  ces  paroles  en  elles- 
mêmes,  l'indétermination  est  manifeste  au  point  de  vue  catholique 

Quant  aux  mots  qui,  jusqu'à  l'époque  la  plus  récente,  ont  été  regar- 
dés généralement  par  les  anglicans  comme  la  forme  propre  de  l'ordi- 
nation sacerdotale,  à  savoir  :  Recevez  le  Saint-Esprit,  ils  ne  désignent 
nullement  d'une  façon  définie  le  sacerdoce  ou  sa  grâce  et  son  pouvoir, 
qui  est  surtout  le  pouvoir  de  consacrer  et  d'offrir  le  vrai  corps  et  le 
vrai  sang  du  Seigneur,  dans  le  sacrifice  qui  n'est  pas  une  simple  comme-' 
moration  du  sacrifice  accompli  sur  la  croix. 

L'indétermination  est-elle  levée  par  le  contexte  ?  Nullement. 
L'est-elle  par  les  circonstances  historiques  auxquelles  la  nouvelle 
forme  dut  son  origine  ?  Encore  moins...  Tel  est  l'argument  dans 
sa  marche  logique  et   régulière  ^  Au    défaut  de    forme    s'ajoute 

1.  Pour  la  discussion  de  fait,  relative  aux  formes  sacramentelles  d'ordi- 
nation des  anciennes  liturgies  et  au  prétendu  décret  du  Saint-Office  sur  les 
ordinations  abyssiniennes,  on  peut  lire  avec  fruit  le  résumé  clair  et  succinct 
de  la  question  dans  l'article  de  la  Civiltà  du  19  décembre  1896,  pp.  671-681, 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  251 

«nsuitc,  non  comme  partie  intégrante  de  l'argument,  mais  comme 
preuve  distincte,  simplement  connexe  avec  la  précédente,  le 
défaut  d'intention  : 

Si  le  rite  est  modifié  dans  le  dessein  manifeste  d'en  introduire  un 
autre  non  admis  par  l'Église,  et  de  rejeter  ce  que  fait  l'Eglise  et  ce  qui 
par  l'institution  du  Christ  appartient  à  la  nature  du  sacrement,  il  est 
alors  évident  que  non  seulement  l'intention  nécessaire  au  sacrement 
fait  défaut,  mais  encore  qu'il  existe  une  intention  contraire  et  opposée 
au  Sacrement. 

A  l'histoire  impartiale  de  montrer  laquelle  répond  vraiment  à 
la  réalité,  des  deux  thèses  incompatibles  des  catholiques  romains 
et  des  anglo-catholiques,  sur  le  caractère  anti-eucharistique  et 
anti-sacerdotal  de  ceux  qui,  sous  le  roi  Edouard  VI,  ont  modifié 
l'antique  Ordinal.  Indépendamment  du  jugement  du  Siège  aposto- 
lique, compétent  à  leurs  yeux  en  matière  de  faits  dogmatiques^ 
les  catholiques  romains  ont  pour  eux  cette  présomption,  que  la 
grande  majorité  des  anglicans,  loin  de  s'offenser  de  leur  thèse,  y 
reconnaît  au  contraire  l'expression  de  la  vérité  historique.  Après 
les  témoignages  déjà  cités,  nous  n'avons  pas  à  justifier  cette 
assertion. 

Mieux  vaut  attirer  encore  une  fois  l'attention  sur  une  équi- 
voque de  première  importance.  Il  semblerait  à  première  vue 
qu'il  y  ait  unanimité  de  sentiments  dans  le  corps  épiscopal  angli- 
can au  sujet  de  la  bulle  Apostolicw  curw.  Pour  tous,  n'est-ce 
pas  une  condamnation  injuste  et  erronée,  par  suite  non  avenue, 
de  ces  ordres  qu'eux-mêmes  considèrent  comme  valides  ?  Tous 
ne  pensent-ils  pas  ce  que  l'évAque  de  Liverpool  a  dit  clairement 
dans  sa  conférence  annuelle  du  3  novembre  1896  ?  «  Je  m'in- 
quiète peu  du  récent  décret  du  Pape  au  sujet  des  ordres  angli- 
cans. Je  me  contente  de  croire  qu'ils  sont  parfaitement  valides  : 
ce  dont  je  n'ai  jamais  douté  î  »  Fort  bien,  mais  ne  nous  arrêtons 
pas  à  la  surface.  Tous  les  évèques  anglicans,  en  revendiquant 
des  ordres  valides,  se  placent-ils  sur  le  même  terrain  ?  Ce  que  le 
parti  le  plus  avancé  demandait  h  Rome,  c'était  la  reconnaissance 
d'Ordres  au  sens  catholique,  d'un  Sacerdoce  proprement  dit, 
sacrificateur  et  consécrateur,  donnant  le  pouvoir  d'absoudre  les 
péchés,  .\utrement  il  ne  sagit  plus  du  pouvoir  d'ordre^  mais  du 
pouvoir  de y/zm/u/Zo/i  ;  la  controverse  est   toute    différente.    Or, 


252  REVUE    DES    PÉRIODIQUES 

est-ce  ce  caractère  de  prêtres  au  sens  catholique,  de  prêtres 
sacrifiant,  consacrant  et  absolvant,  que  tous  les  évêques  de  la 
Haute-Eglise  revendiquent  et  reprochent  au  Souverain  Pontife 
de  leur  avoir  dénié  ?  Il  suffit,  pour  répondre,  de  reprendre  la 
citation  du  D""  Ryle,  et  de  la  continuer. 

Je  m'inquiète  peu  du  récent  décret  du  Pape  au  sujet  des  ordres 
anglicans.  Je  me  contente  de  croire  qu'ils  sont  parfaitement  valides  : 
ce  dont  je  n'ai  jamais  douté  !  Mais  notre  conception  d'un  ministre  chré- 
tien est  tout  à  fait  différente  de  celle  du  Pape.  D'un  côté,  l'ecclésiastique 
de  l'Eglise  Romaine  est  un  wai  prêtre  «  a  real  priest  »,  dont  la  grande 
affaire  est  d'offrir  le  sacrifice  de  la  messe.  De  l'autre  côté,  l'ecclésias- 
tique de  l'Eglise  anglicane  n  est  pas  prêtre  du  tout  «  nota  priest  at  ail  », 
bien  qu'on  lui  donne  ce  nom.  Il  est  simplement  un  ancien  «  only  a  pres- 
byter  »,  dont  la  principale  fonction  est,  non  pas  d'offrir  un  sacrifice 
matériel,  mais  de  prêcher  le  Verbe  de  Dieu  et  d'administrer  les  Sacre- 
ments. 

Dès  lors,  le  Tahlet  ne  pouvait-il  pas,  dans  son  numéro  du  14 
novembre,  résumer  ainsi  le  débat  ? 

Nous  avons  entendu  les  évêques  anglicans  protester  chacun  à  leur 
tour  contre  la  récente  Bulle.  Nous  avons  attendu  en  vain  qu'il  s'en 
trouvât  un  qui  eût  le  courage  de  dire  en  bon  anglais  que  les  membres 
du  clergé  anglican  sont  des  prêtres  sacrificateurs  dans  le  sens  où 
l'entend  l'Eglise  Romaine...  Pourquoi  cherchent-ils  querelle  au  Pape 
pour  avoir  dit  non,  dans  une  question  où  ils  n'ont  point  le  courage  de 
dire  oui  ? 

Aura-t-on  du  moins  le  droit  de  considérer  ce  nouveau  juge- 
ment de  Rome  comme  une  provocation  injustifiable,  comme  une 
agression  arbitraire  à  l'égard  de  l'Église  anglicane  ?  La  réponse 
ressort  clairement  de  l'ensemble  des  circonstances  qui  ont  amené 
la  reprise  de  la  question  et  forcé  moralement  Léon  XIII  à  se  pro- 
noncer nettement.  Ceux  qui  ont  suivi  de  près  cette  grave  et  inté- 
ressante affaire,  se  sont  parfaitement  rendu  compte  de  ce  que 
signifiait  l'article  signé  :  Fernand  Dalbus,  et  le  plan  de  campagne 
commun  à  l'auteur  et  au  noble  président  de  VEnglish  Cliurch 
Union.  Et  le  discours  [de  Bristol  avec  une  phrase  comme  celle- 
ci  :  «  Il  peut  sembler  hasardeux,  de  la  part  d'un  laïque  comme 
moi,   de  suggérer  une  idée  personnelle  sur  une  question  aussi 


QUESTIONS  DE  THEOLOGIE  253 

grave,  et  pourtant,  ce  me  semble,  si  le  Pape  actuel  inaugurait  à 
l'égard  de  l'Angleterre  une  telle  politique  (de  rapprochement)  en 
faisant  des  démarches  pour  une  étude  complète  des  ordres  angli- 
cans, il  pourrait  amener  une  reprise  de  relations  dont  le  résultat, 
sans  aucun  doute,  ne  serait  autre  que  la  réunion  de  la  chrétienté 
d'Occident,  »  Et  l'ouvrage  des  Révérends  Denny  et  Lacey  :  De 
Hierarchia  Anglicana  disse/ tado  apologelica,  enrichi  d'une  pré- 
face de  l'évêquc  de  Salisbury,  où  cette  conclusion  se  lisait  en 
toutes  lettres  : 

Il  a  donc  semblé  à  quelques-uns  d'entre  nous  (dont  nous  voyons  avec 
joie  le  sentiment  partagé  par  des  amis  auparavant  presque  inconnus, 
surtout  en  France)  que  le  temps  était  venu  pour  nous  de  faire  de  nou- 
veau connaître  la  vérité  sur  les  ordinations  anglicanes  à  nos  frères  sépa- 
rés de  nous  depuis  le  xvi*  siècle,  surtout  principalement  à  ceux  de 
l'Eglise  latine  *. 

Et  la  mission  romaine  des  Révérends  Puller  et  Lacey.  Rien  de 
tout  cela,  il  est  vrai,  ne  constituait  une  démarche  oiïicielle  de  la 
part  de  l'Eglise  anglicane,  mais  (|ui  s'est  mépris  sur  le  vrai  sens 
et  la  portée  de  tous  ces  préambules  insinuants,  et  plus  qu'insi- 
nuants ?  2 

On  peut  soupçonner  sans  témérité  que,  si  la  solution  avait  été 
favorable  à  leur  thèse,  aucun  anglican  n'aurait  fait  entendre  des 
récriminations  contre  l'intrusion  papale.  Malheureusement  dans 
ceux-là  même  qui  allaient  le  plus  de  l'avant,  la  disposition 
d'acquiescement  au  jugement  de  Rome  n'était  que  partielle  et  con- 
ditionnelle :  «  Notre  amour  pour  notre  Eglise,  avait  dit  Lord 
Halifax  dans  le  discours  déjà  cité  du  20  avril  1896,  et  la  confiance 
que  nous  avons  en  elle  resteront  ce  qu'ils  sont  et  ne  feront  même 
qu'augmenter,  si  une  condamnation  survient  ?  »  Dans  son  Essai 
sur  le  développement  de  la  doctrine  chrétienne,  Newman  a  dit 
quelque  part  :  «  Ne  décidez  pas  que  telle  chose  est  vraie  par  cela 

1.  Visutn  est  crgo  nonnullis  inlor  noti  (quibuRCtim  amicos  antchac  picnc 
ignotoff,  prwscrtîm  in  Gallia,  in  hoc  conscntirc  ciim  gaudio  vidcmus)  con- 
griium  jam  adcsse  tcmpus  ut  Tcritatcm  do  ordinationibuR  Anglicanis  fratibus 
nostris.  praccipuc  Ecclcsiip  Latina;,  a  nobis  usque  ex  sccalo  decimo  setto 
separatis,  denuo  proponamns. 

2.  Le  Tablct  a  parfaitement  poȎ  la  question  dans  l'article  du  31  octobre, 
-p.  690  :  The  Anglican  overtures  to  Rome  on  Anglican  order^ 


254  REVUE    DES    PERIODIQUES 

seul  que  vous  désirez  qu'il  en  soit  ainsi  ;  ne  vous  faites  pas  une 
idole  d'espérances  chéries.  » 

Il  nous  paraît  superflu  de  répondre  à  l'accusation  de  politique 
tortueuse,  machiavélique.  Ceux  qui  ont  parlé  ainsi  du  Pape  qui 
a  nom  Léon  XIII,  avaient  à  l'avance  infirmé  la  valeur  de  leur 
témoignage,  en  reconnaissant  plus  d'une  fois,  en  exaltant  même 
non  seulement  la  loyauté,  mais  le  caractère  noblement  person- 
nel et  indépendant  du  grand  Pontife. 

Dire  qu'il  a  bien  commencé  sous  l'impulsion  de  son  bon  cœur, 
et  qu'il  a  mal  fini  sous  la  pression  violente  et  finalement  triom- 
phante des  Congrégations  romaines  et  des  évêques  catholiques 
anglais  guidés  par  le  Cardinal  Vaughan,  est-ce  sérieux  ?  En  tout 
cas,  comme  les  vues  des  Congrégations  romaines  et  de  l'épisco- 
pat  catholique  pouvaient  être  aux  yeux  du  Souverain  Pontife 
l'expression  de  la  vérité,  l'accusation  revient  à  dire  que  Léon 
XIII  a  changé  tout  à  coup  de  caractère  et  d'autorité  par  la  seule 
raison  qu'il  n'a  pas  résolu  dans  le  sens  anglican.  La  preuve  est 
insuffisante. 

Quant  aux  vrais  motifs  qui  ont  porté  le  Pape  à  ne  pas  se  con- 
tenter de  former  son  jugement,  mais  à  vouloir  le  promulguer,  la 
Bulle  les  indique  brièvement  : 

Considérant  ensuite  que  ce  point  de  discipline,  quoique  déjà  défini 
canoniquement,  est  remis  en  discussion  par  quelques-uns,  quel  que 
soit  leur  motif,  et  qu'il  en  pourrait  résulter  une  cause  de  pernicieuse 
erreur  pour  plusieurs,  qui  penseraient  trouver  le  sacrement  de 
l'Ordre  et  ses  fruits  là  où  il  ne  sont  aucunement,  il  nous  a  paru  bon 
dans  le  Seigneur  de  publier  notre  sentence. 

V.  —  Au  reste,  Léon  XIII  a  jugé  qu'il  était  de  sa  dignité  d'affir- 
mer solennellement  sa  loyauté  et  la  pureté  de  ses  intentions.  Le 
V^  Mars,  dans  son  allocution  au  Sacré  Collège,  réuni  pour  l'anni- 
versaire de  son  couronnement,  il  s'est  exprimé  ainsi  : 

Nous  n'avions  pas  d'autre  intention  que  d'écarter  un  des  obstacles  à 
l'union  désirée,  lorsque  naguère  nous  avons  porté  notre  jugement  sur 
la  valeur  théologique  des  Ordinations  anglicanes.  Il  s'agissait  d'une 
chose  déjà  résolue  avec  autorité  quant  à  la  subtance.  Mais  il  y  a  eu 
des  hommes  qui  ont  entrepris,  ces  dernières  années,  de  la  remettre  en 
question.  Des  polémiques  intempestives  engendrèrent  le  doute,  et  le 
doute  fomentait  des  illusions  chez  les  uns,  delà  confusion  et  du   trou- 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  255 

ble  de  conscience  chez  les  autres.  A  vrai  dire,  pour  faire  cesser  de 
tels  inconvénients,  il  eût  suffi  de  s'en  tenir  à  rinterprétation  ordinaire 
et  loyale  des  jugements  antérieurs.  Toutefois,  afin  de  fournir,  d'un 
côté,  plus  de  lumière  à  ceux  qui  erraient  de  bonne  foi,  et  pour  couper 
court,  de  l'autre,  aux  tortuosités  du  sophisme.  Nous  décidâmes  de  re- 
commencer l'examen  des  faits  et  des  circonstances.  Cette  étude,  entre- 
prise d'après  des  documents  irréfragables,  a  été  longue,  impartiale, 
soigneuse,  comme  on  devait  l'attendre  du  Saint  Siège  dans  une  affaire 
d'aussi  grande  importance.  Donc,  si  ces  paroles  pouvaient  arriver  à  ceux 
des  fils  de  l'empire  britannique  qui  ne  participent  pas  à  Notre  foi,  Nous 
voudrions  les  conjurer,  par  les  entrailles  de  Jésus-Christ,  de  ne  pas 
accueillir  en  leur  âme  des  appréhensions  non  fondées  et  des  soupçons  ; 
mais  de  se  persuader  que  la  seule  inflexibilité  du  devoir  a  dicté  Notre 
sentence,  laquelle  n'est  autre  chose  que  l'énoncé  sincère  et  définitif  de  la 
vérité. 

Moins  de  deux  semaines  après  cette  allocution,  paraissait  la 
Réponse  des  archevêques  d'Angleterre  à  la  lettre  apostolique  du 
Pape  Léon  XIII  sur  les  ordinations  anglicanes.  Nous  ne  sau- 
rions nous  permettre  de  traiter  à  la  légère  un  document  d'une 
telle  importance  ;  il  mérite  une  étude  à  part.  Ce  que  nous  avons 
le  devoir  et  ce  que  nous  sommes  heureux  de  remarquer,  c'est 
le  ton  général  de  cette  réponse,  sensiblement  différent  de  celui 
que  nous  avons  dû  relever  au  cours  de  ce  compte  rendu  his- 
torique. Les  archevêques  de  Cantorbéry  et  d'York  regardent,  il 
est  vrai,  la  décision  pontificale  comme  injuste  en  elle-même, 
mais  ils  reconnaissent  la  loyauté  de  Léon  XIII,  sa  bonne  volonté 
parfaite  et  sa  pureté  d'intention  dans  la  poursuite  des  intérêts 
de  l'Eglise  et  de  la  vérité  ;  ils  proclament  sa  personne  digne 
d'amour  et  de  respect  ;  ils  recommandent  l'esprit  de  douceur  et 
l'ardent  désir  de  l'unité.  Tout  ceci  est  noble  et  consolant,  et  nous 
nous  unissons  de  grand  cœur  au  souhait  final  :  «  Dieu  nous  ac- 
corde que  cette  controverse  môme  soit  la  source  d'une  plus 
grande  connaissance  de  la  vérité,  d'une  plus  grande  patience  et 
d'un  plus  large  désir  de  paix  dans  l'Eglise  du  Christ,  Sauveur  du 
monde  !  » 

X.  M.  LE  BACHELET.  S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 


Poètes   et   Poèmes.  —  I.  Tombeau,   par    S.  Mallarmé.  — 

II.  Premiers  Vers,  par  Jos.  de  Pesquidoux;  Lemerre. — 

III.  T.  V  des  Œuvres  complètes  {Senilia),  de  Gust. 
Le  Vavasseur;  Lemerre.  —  IV.  Tharsicius,  tragédie  en 
trois  actes,  en  vers,  par  Tabbé  Maigret;  Sueur-Gharruey, 
Arras.  —  V.  La  mort  de  Roland,  par  Tabbé  L.-M.  Dubois; 
Retaux.  —  VI.  Guillaume  d'Orange,  poème  dramatique, 
par  Georg.  Gourdon;  Lemerre.  — VII.  Les  Piccolomini, 
traduction  de  Michel  Freydane;  Retaux.  — VIII.  Jeanne 
d'Arc,  par  Pabbé  M.  Garnier;  Paquet,  Lyon.  —  IX.  His- 
toire poétique  de  la  Bienheureuse  Marguerite-Marie, 
par  une  Clarisse;  Villefranche,  Bourg.  —  X.  Mar- 
tyrs et  poètes;  Téqui.  —  XI.  Le  Petit  Savoyard,  édi- 
tion illustrée,  par  Guiraud;  Lemerre. 

La  poésie  se  meurt;  la  poésie  est  morte  :  c'est  entendu.  Mais 
les  vers  pullulent  ;  les  volumes  de  vers  éclosent  comme  les 
feuilles,  ou  même  plus  vite.  L'an  passé,  environ  trois  cents  fai- 
seurs de  vers  conduisaient  h  sa  dernière  demeure  leur  pauvre 
maître  Verlaine.  A  l'arrière-saison,  il  y  eut' —  peut-être  vous  en 
souvient-il  —  une  explosion  de  poèmes  et  de  strophes  en  l'hon- 
neur du  Tsar  et  de  la  Tsarine.  Tonnerre  des  canons,  frémisse- 
ment de  lyres  ;  tout  ce  qui  versifie,  chez  les  Quarante,  se  hâta 
d'assembler  des  rimes  et  d'égrener  des  odes,  sur  la  route  du 
jeune  autocrate.  Poésie  et  rimes  d'occasion;  desquelles  il  n'est 
pas  plus  question,  aux  premières  heures  du  printemps,  que  des 
floraisons  surprenantes,  dont  on  habilla  les  marronniers  de  Paris. 

A  part  deux  petites  stances  de  Coppée,  et  une  ou  deux  de 
Paul  Déroulède,  ces  vers-là,  même  ceux  de  l'Académie,  étaient 
d'une  indigence  bruyante  et  essouflée  —  y  compris  ceux  que 
M.  deHérédia,  le  poète  de  l'or,  débita  sous  «  les  peupliers  d'or  «, 


ÉTUDES  257 

disant  à  l'empereur   de  toutes  les  Russîes,  avec  une  familiarité 
voisine  de  la  prose  : 

Étale  le  mortier  sous  la  truelle  d'or. 

Aujourd'hui,  je  ne  présente  aux  lecteurs  des  Études  aucun 
poète  en  habit  vert.  Par  contre,  il  ne  figurera  dans  notre  liste 
que  des  œuvres  honnêtes;  pour  plus  d'une,  c'est  leur  mérite 
principal,  presque  le  seul.  Dans  le  nombre,  il  se  trouve  des 
drames  ;  mais  point  d'adultères,  point  de  divorces,  aucune  de  ces 
ignominies  morales,  qui  se  font  applaudir,  en  ce  moment,  sur 
les  deux  rives  de  la  Seine.  Leur  tour  viendra. 

Nous  ne  nous  occuperons  que  de  poèmes  écrits  en  français  ; 
laissant  de  côté  les  ouvriers  du  symbole,  de  la  décadence,  des 
((  nouveaux  moules  »,  et  du  charabia  obnubilé. 

I.  —  Néanmoins,  pour  ceux  de  nos  lecteurs  qui  n'auraient  point 
rencontré  ce  chef-d'œuvre,  et  qui  auraient  des  loisirs,  voici  un 
petit  jeu  de  patience  en  rimes  riches.  Je  l'emprunte  au  succes- 
seur couronné  de  Verlaine,  au  maître  de  la  jeunesse  qui  s'acharne 
à  renouveler  les  moules,  à  Stéphane  Mallarmé.  Ce  sont  les 
étrennes,  que  le  prince  des  symbolistes  a  daigné  offrir  au  peuple 
chevelu  qu'il  gouverne 

Et  par  droit  de  eonquôtc  et  par  droit  de  suffrage. 

C'est  un  sonnet,  où  Ton  est  censé  pleurer  Verlaine.  Je  ne  vous 
dirai  point  en  quelle  langue  ces  choses-là  sont  mises;  je  préfère 
vous  laisser  le  plaisir  de  la  découverte  : 

Devine,  si  tu  peux,  et  comprends,  si  tu  l'oses. 

TOMBEAU 

Anniversaire  —  Janvier  1897. 

Le  noir  roc  courrouce  que  la  biso  le  roule 
Ne  s'arrî^tera  ni  sous  de  pieuses  mains 
TiUant  sa  ressemblance  avec  les  maux  humains 
Comme  pour  en  bënir  quelque  funeste  moule. 

Ici  presque  toujours  si  le  ramier  roucoule 
Cet  immat<5riel  deuil  opprime  de  maints 
Nubiles  plis  l'astre  mûri  des  lendemains 
Dont  un  scintillement  argcntera  la  foule. 

LXXL  —  17 


258  ETUDES 

Qui  cherche,  parcourant  le  solitaire  bond 
Tantôt  extérieur  de  notre  vagabond  — 
Verlaine?  Il  est  caché  parmi  l'herbe,  Verlaine 

A  ne  surprendre  que  naïvement  d'accord 
La  lèvre  sans  y  boire  ou  tarir  son  haleine 
Un  peu  profond  ruisseau  calomnié  la  mort. 

Pour  vous  reposer,  relisez  chez  Molière  le  discours  du  grand 
Turc  à  M.  Jourdain  ;  (on  pouvait  rire  du  grand  Turc,  en  ce 
temps-là)  :  Acciam  croc  soler  onch  alla  moustaph  gidelum...  et  le 
reste.  N'est-ce  pas  que  le  grand  Turc  parlait  déjà,  à  ravir,  le 
mallarméen^  deux  siècles  avant  qu'il  eût  cours  à  Paris  ?  Un  de 
ces  bons  jeunes  gens,  qui  haussent  les  épaules  quand  on  leur 
parle  de  Racine  et  soupirent  en  secouant  leur  crinière  :  Racine 
n'était  pas  ciseleur  !  un  de  ceux  qui  trouvent  Hugo  d'une  limpi- 
dité désespérante  et  absurde,  nous  faisait  naguère  cette  confi- 
dence, ou  cet  aveu:  «Je  suis  désolé;  tout  ce  que  j'écris,  se 
comprend  à  première  vue.  «  De  fait,  c'est  désolant.  N'est  pas 
Mallarmé  qui  veut;  et  puis  écrire  pour  être  compris,  quelle 
sottise,  quelle  lâcheté,  quelle  misère! 

II.  —  L'auteur  de  Premiers  Vers,  quoique  jeune,  est  un  de 
ces  arriérés,  qui  croient  que  les  bons  vers,  comme  le  bon  vin, 
doivent  être  clairs.  M.  J.  de  Pesquidoux  a  l'honneur  d'être 
arriéré  sur  beaucoup  d'autres  points;  il  croit,  ce  jeune,  à  une 
foule  de  vieilles  choses  :  à  la  vieille  foi  du  Credo,  à  notre  vieille 
France,  à  son  vieil  Armagnac,  petite  province  mais  généreuse 
comme  le  jus  de  ses  vignes  ;  et  il  la  chante  en  fiers  alexandrins, 
coulés  dans  les  vieux  moules  : 

Non!...  tu  n'es  pas  un  sol  semblable  aux  autres  terres. 

C'est  peu  de  nous  donner  le  pain  sacré  du  corps  : 

On  puise  en  toi  le  goût  des  vertus  salutaires, 

Tes  hommes  sont  toujours  des  vaillants  et  des  forts. 

Oui,  quand  on  erre  au  sein  de  tes  vagues  espaces, 

La  boue  encombre  encore  et  routes  et  ravins  ; 

Mais  elle  n'a  jamais  rejailli  sur  nos  faces  : 

La  fange,  en  Armagnac,  reste  dans  les  chemiss. 

M.  de  Pesquidoux  est  fils  de  cette  comtesse  Olga,  qui  écrit 
elle-même  de  bons  et  beaux  livres,  et  dont  la  plume  est  un 
burin.  Lui  aussi,  il  grave  d'une  main  vigoureuse  les  portraits  des 


REVUE  DES  LIVRES  259 

braves  travailleurs  de  sa  terre  d'Armagnac;  portrait  des  Fau- 
cheurs, qui  parcourent  la  prairie,  «  torse  en  avant  et  jambes 
écartées  »  : 

Et  l'on  voit,  prolongeant  leurs  gestes  sûrs  et  prorapts, 
Leur  ombre  qui  les  suit  sur  l'herbe  où  rien  ne  bouge. 

Portrait  du  Laboureur  f\m  crée,  avec  Dieu,  «  le  pain  qui  fait  la 
race  »  virile  de  France  : 

Et  tandis  que,  sans  fin,  le  soc  passe  et  repasse. 
On  voit,  au  fond  du  ciel,  le  sourire  de  Dieu. 

Portrait  du  Moissonneur,  qui  abat  sur  le  sillon  et  met  en  gerbe 
les  épis  blonds,  d(mt  le  grain  deviendra  une  double  vie,  vie 
humaine  et  vie  divine, 

Sur  la  table  de  l'homme  et  sur  l'autel  de  Dieu. 

Enfin,  portrait  de  V Ivrogne  (y  en  a-t-il  en  Armagnac?),  qui. 
dans  une  ignoble  ripaille,  seul,  au  fond  de  sa  cave,  boit  à  son 
tonneau,  jusqu'à  en  crever,  et  trouve  dans  l'orgie  même  un 
hideux  châtiment.  Tirons  le  rideau. 

Le  jeune  poète  glisse  sur  les  horreurs,  et  il  fait  bien.  Il  s'at- 
tarde surtout  à  chanter  les  grands  lutteurs  du  passé  :  Mutse, 
luttant  contre  le  veau  d'or  ;  saint  Jean  \e Précurseur,  luttant  contre 
la  «  race  de  vipères  »  ;  puis,  Dèmoslhèncs  (c'est  une  actualité) 
et  les  ((  aïeux  tombés  au  champ  de  Marathon  ».  Les  fils  d'ilellas 
qui  n'ont  point  oublié  les  Thermopyles,  ou  Salamine,  et  qui  se 
souviennent  de  Navarin,  pourraient  traduire  en  leur  langage 
harmonieux,  ces  pages  écrites  sous  notre  soleil  d*Armagnac  : 

La  cendre  des  hëros   a  toujours  une  flamme, 
Et  c'est  à  ta  clarté  que  marche  l'univers. 

Pour  des  premiers  i>ers,  voilà  certes  de  nobles  inspiration^^,  ♦» 
des  alexandrins  d'une  allure  bien  française.  Voilà  un  «  jeune  » 
qui  promet  et  qui  donne,  à  pleines  mains,  selon  sa  devise  :  pro 
Deo,  Palria  et  domo.  M.  de  Pes(|uid<uix  a  en  lui  le  voidoir  et  la 
force  ;  parfois  même  —  çt  c'est  l'effet  de  la  jeunesse,  du  a  vin 
fumeux  »  dont  parle  Bossuct  —  cette  force  déborde  et  éclate. 
Par  exemple,  dans  ce  poème  qu'il  intitule  Avortenient,  dont  le 
réalisme  senfoncc  en  des  images  trop  crues. 


260  ETUDES 

Hercule,  dieu  de  la  force,  devait  être  passablement  maladroit 
et  gauche,  quand  il  tournait  le  fuseau  chez  la  reine  de  Lydie  ;  son 
fil  devait  se  brouiller  et  se  casser  à  chaque  minute.  La  force 
exclut  ou  gêne  la  grâce.  On  s'en  aperçoit  aux  Epithalames  et 
chansons  où  s'essaie  l'auteur  de  Premiers  Vers.  Il  n'est  point  fait 
pour  roucouler  les  ballades  au  clair  de  lune.  Les  bons  coups 
d'épée  jyro  jDeo,  Patiia  et  domo  lui  vont  mieux;  voire,  comme  il 
dit  en  un  de  ses  poèmes,  les  bons  coups  de  cognée.  Qu'il  en  donne  ; 
et  qu'il  soigne  ses  rimes;  se  souvenant,  qu'en  cette  matière, 
pauvreté  n'est  pas  vertu. 

IIL  —  Après  les  Premiers  Vers  qui  nous  viennent  des  vigno- 
bles d'Armagnac,  louons  des  Senilia  et  Ultima  verha,  très  riche- 
ment rimes  sous  les  pommiers  de  Normandie  —  aimable,  spiri- 
tuelle, hélas  !  et  dernière  publication  de  M.  Gustave  Le  Vavasseur, 
qui  a  écrit  cinq  grands  volumes,  pleins  de  verve,  de  belle  humeur, 
de  cœur  et  de  foi.  Ce  cinquième  volume,  paru  il  y  a  quelques 
mois,  s'achève  par  un  dialogue  entre  le  corps  tout  brisé  du  véné- 
rable poète  et  son  âme  chrétienne  toujours  vaillante.  L'âme 
exhorte  son  «  souffre-douleurs  »  et  s'exhorte  elle-même  à  tra- 
vailler, à  chanter,  jusqu'au  dernier  souffle  : 

...  En  attendant  la  mort, 
Reste  debout,  vivante,  au  seuil  du  grand  mystère... 
C'est  ainsi  que  mon  âme  et  mes  sens  sont  d'accord, 
Et  que  le  serviteur  obéit  à  son  maître. 
Il  travaille,  (dût-il  succomber  sous  l'effort)  ; 
Et  quand  on  vous  dira,  sans  grand  regret  peut-être  : 
«  Le  poète  se  tait!...   »  répondez  :  «  Il  esi  mort.   » 

A  quelques  semaines  de  là,  le  9  septembre  1896,  le  poète  se 
taisait  ;  il  avait  76  ans.  Sur  le  souvenir  mortuaire  distribué  à  ses 
nombreux  amis,  on  a  eu  l'heureuse  pensée  de  faire  graver  cette 
phrase  de  l'abbé  Perreyve  :  «  Mourir,  en  se  disant  qu'on  n'a  jamais 
étendu  d'un  pouce  l'empire  du  mal  sur  la  terre  ;  mais  qu'on  a 
étendu  au  contraire  les  limites  sacrées  de  l'empire  du  bien, 
quelle  joie  et  quelle  consolation  !  quelle  ferme  assurance  au  milieu 
des  ombres  du  dernier  moment  !  quel  honneur  devant  les  hommes, 
quelle  protection  devant  Dieu  !  » 

Les  amis  de  Gustave  Le  Vavasseur  peuvent  rendre  témoignage 
qu'il  mérita  cet  éloge  —  bien  peu  envié  de  la  foule  qui  entasse 


REVUE  DES  LIVRES  261 

des  rimes,  des  rêves  et  de  la  boue,  sous  les  couvertures  jaunes  du 
Passage  Choiseul,  et  dans  les  boîtes  grises  des  quais  de  la  Seine. 
Parmi  l'innombrable  cohue  des  faiseurs  de  vers  qui,  depuis  cent 
ans,  ont  noirci  assez  de  papier  pour  en  bâtir  une  tour  EifTel,  com- 
bien ont  songé  qu'ils  auraient  à  répondre,  non  point  de  leurs 
vers  faux  ou  de  leurs  solécismes,  mais  de  leur  vie,  de  leurs  livres, 
des  âmes  que  ces  livres  ont  salies  et  perdues? 

Gustave  Le  Vavasseur,  qui  fut  un  très  habile  tréfileur  de  stro- 
phes et  sonneur  de  rimes,  ne  sera  point  un  des  fameux  poètes  du 
xix"  siècle  et  il  n'était  pas  même  académicien.  Mais  il  reste  de  lui 
une  œuvre  et  des  Œuvres  complètes^  pour  lesquelles  il  n'a  pas  eu 
à  rougir,  ni  à  trembler,  «  au  milieu  des  ombres  du  dernier 
moment.  »  Il  fut  de  ces  hommes  droits  et  fermes  qui,  dans  leurs 
écrits,  leur  conduite,  leurs  espérances,  ont  pour  but  suprême  la 
vérité  : 

Kt  fils  de  la   lumière,  ils  vont  ft   la  Iiimi«^ro 

Dans  un  toiist  aux  poètes  de  l'Orne  ^touto  uno  piriiulc  ,  qui 
fêtèrent  ce  primiis  inter  pares,  le  G  juin  1890,  il  terminait  par 
ces  deux  vers,  sincère  écho  de  son  âme  : 

A  la  grAce  du  ciel  qui  nous  a  faits  poètes, 

A  la  gloire  de  Dieu  qui  nous  a  faits  Normands  ! 

Et  ailleurs,  dans  un  récit  humoristique  à  l'honneur  de  Jean  de 
Domfront,  dit  Courte-cuisse,  le  digne  poète  s'est  défini  en  ces 
douze  syllabes  : 

Sur  Ions  les  Imis,  ;ivrr  uii  luxe  éblouissant  (If  ronsonnancrs  et 
d'images,  avec  la  langue  et  le^  mots  choisis  du  terroir,  Gustave 
Le  Vavasseur  a,  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  célébré  la  Nor- 
mandie, le  pays  qui  lui  a  donné  le  jour.  Les  pommiers  aux  têtes 
blanches  et  roses,  le  cidre  blond,  le  blé  roux  ;  les  bœufs  qui 
ruminent,  le  poitrail  dans  l'herbe  ;  la  ferme  avec  tous  les  habi- 
tants de  l'étable  et  de  la  basse-cour  ;  les  laboureurs,  faneurs,  bat- 
teurs en  grange  :  tout  le  vrai  peuple  qui  travaille  en  chantant  six 
jours  la  semaine,  prie  le  bon  Dieu  le  dimanche,  vit  et  meurt  au 
foyer  de  famille  ;  Gustave  Le  Vavasseur  a  tout  décrit,  glorifié,  en 
ses  Géorgiques  normandes.  Il  est  le  Virgile  du  pays  des  pommes. 


262  ETUDES 

Ses  poèmes  sont  des  églogues  de  toute  forme  :  ce  sont  aussi  de 
vigoureux  appels  au  devoir,  au  courage  ;  témoin  ce  couplet,  un 
des  derniers  que  le  poète  ait  laissé  tomber  de  sa  plume  et  de  son 
cœur  : 

La  terre  nourricière,  obstinés  paysans, 

Qu'il  vous  faut  arroser  de  sueurs  tous  les  ans, 

Est  un  morceau  de  la  patrie  ; 
Salut  vaillant  semeur,  salut  lier  moissonneur. 
Le  champ  que  vous  foulez  est  votre   champ  d'honneur  : 

Qui  laboure,  combat  et  prie. 

Mais  les  bucoliques,  odes  et  odelettes  de  G.  Le  Vavasseur 
s'égaient  de  satires,  de  portraits  ou  croquis  normands,  de  toasts 
où  pétillent  le  bon  cidre  et  la  gaieté  du  poète  qui  excite  ses  amis  à 
aimer  le  pays,  les  vieux  souvenirs,  les  belles  et  bonnes  choses  et 
Diçu  qui  les  a  faites  ;  enfin  le  franc  rire  qui  dilate  les  braves 
cœurs,  fidèles  au  sol  natal  : 

Étant  toujours  Normands  et  parfois  gentilshommes, 
Les  convives  sont  gais  au  doux  pays  des  pommes. 

De  l'œuvre  saine,  joyeuse,  élégante  et  étincelante  de  G.  Le 
Vavasseur,  je  ne  veux,  pour  finir,  détacher  qu'un  sonnet.  Mes 
lecteurs  pourront  le  comparer  avec  les  quatorze  vers  du  prince 
des  symbolistes,  cité  plus  haut.  Le  sujet  du  moins  est  neuf  ;  il  a 
bien  rarement  tenté  les  nourrissons  des  muses,  depuis  qu'Ovide 
en  a  touché  un  mot,  dans  les  Aventui^es  de  Philémon  et  Baucis  : 

Unicus  anscr  erat  minimœ  custodia  villaj. 

Notre  bon  La  Fontaine,  en  traduisant  Ovide,  n'a  pas  osé 
nommer  le  volatile  que  Baucis  fit  cuire  pour  Jupin.  Il  en  a  eu 
honte  et  il  l'a  métamorphosé  en  perdrix,  oiseau  plus  digne  d'un 
dieu.  Il  s'agit  du  gros  palmipède  qui,  sans  le  savoir,  joua  un 
grand  rôle  dans  l'histoire  romaine,  du  temps  de  Manlius  ;  de 
l'oiseau  sur  le  foie  duquel  les  gourmets  et  les  poètes  s'abattent 
avec  autant  d'acharnement  que  l'antique  vautour  sur  le  foie  de 
Prométhée  ;  de  l'oie,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom  ;  de 
l'oie,  que  les  gens  de  lettres  ont  fort  négligée  ;  encore  qu'il  aient, 
pendant  des  siècles,  écrit  leurs  chefs-d'œuvres  avec  ses  plumes  — 
ses  plumes  dont  Louis  Veuillot  disait  qu'elles  sont  si  bien  faites 
pour  traduire  les  sentiments  humains  : 


REVUE  DES  LIVRES  263 

LES  OIES. 

Gravement,  à  la  file,  elles  vont  au  pâtis, 
Le  jabot  consterné,  lourdes,  mais  empressées  ; 
D'un  rêve  d'herbe  tendre  elles  semblent  bercées 
Et  pétrissent  la  fange  à  pas  appesantis. 

Elles  ont  le  bec  rude  et  de  grands  appétits  ; 
Il  semble  que,  parfois,  au  fond  de  leurs  pensées 
Revient  le  souvenir  de  leurs  gloires  passées. 
Ah  !  si  le  Capitole  avait  fait  des  petits  ! 

Elles  causent  sans  cesse  entre  elles,  les  commères. 
Se  font-elles  encor  de  nouvelles  chimères  ? 
Parlent-elles  toujours  des  grandeurs  d'autrefois  ? 

Elles  battent  de  l'aile  en  se  faisant  des  signes... 

Je  ne  comprends  pas  bien  leur  langue  ;  mais  je  croîs 

Qu'elles  passent  leur  vie  à  médire  des  cygnes. 

Ah  !  poète,  comme  vous  connaissez  bien  le  cœur  de  l'homme 
et...  de  l'oie  î 

IV.  —  Après  les  églogues,  le  drame.  —  Tharsicîus!  le  nom 
seul  de  l'acolyte  martyr  est  un  poème  ;  le  pape  saint  Damase  com- 
posa, pour  les  Catacombes,  l'épitaphe  de  l'angélique  enfant,  por- 
teur et  témoin  de  l'Eucharistie,  lequel  aima  mieux  mourir  sous 
les  coups  de  pierre  et  de  bâton,  que  de  livrer  le  corps  du  Christ 
à  la  fureur  des  chiens  : 

Ipse  antmam  potîus  rolait  dimittere  ccsot, 
Prodcre  quam  canibus  rabidis  caelcstia  mcmbra. 

Le  cardinal  Wiscman  a  conté,  dans  Fahiola^  cette  légende 
du  ciel  ;  et  bon  nombre  de  nos  lecteurs  savent  avec  quel  charme 
le  sculpteur  Falguicres  l'écrivit  en  un  marbre  qui  figura  au  Salon 
de  1873.  Toutefois,  le  plus  beau  monument  qui  honore  la 
douce  mémoire  de  Tharsicius,  ce  sont  les  sept  ou  huit  lignes 
du  Martyrologe  romain,  à  la  date  du  15  août.  11  est  très  peu 
de  martyrs  qui  aient  obtenu  une  aussi  longue  notice  et  plus 
élogieuse.  En  ces  lignes,  le  chroniqueur  sacré  résume  la  vie 
du  pieux  acolyte,  sa  mort  glorieuse  sur  la  Voie  Appia,  le 
miracle  de  l'Eucharistie  disparue  de  ses  mains  et  de  ses  vête- 
ments. 

Cette  histoire  admirable    méritait  d'être  traduite  non  seule- 


264  ETUDES 

ment  dans  le  marbre,  mais  en  un  drame  vivant.  Quelle  leçon 
pour  des  jeunes  âmes,  qui  luttent  et  qui  portent,  elles  aussi, 
parmi  les  foules  païennes,  haineuses,  sacrilèges,  le  pain  de 
vie  reçu  dans  la  communion.  Je  ne  m'étonne  point  qu'on  ait 
essayé  ce  drame  plein  d'enseignements  et  d'espérances.  J'ai 
même  pu  croire,  un  instant,  que  ce  drame  existait,  quand  j'ai 
lu  (Acte  I,  scène  7  )  le  dialogue  de  Tharsicius  avec  un  de  ses 
amis  qu'il  veut  convertir  : 

Cœcilius 
Entre  notre  amitié  toujours  même  barrière  : 
Tu  méprises  nos  dieux. 

Tharsicius 

Toi,  les  adores-tu  ? 
Cœcilius 
Leur  culte,  à  dire  vrai,  fait  rougir  la  vertu. 

Tharsicius 
Ne  pourrai-je  haïr  ce  que  ton  cœur  méprise  ? 

Cœcilius 
Nos  dieux  me  font  pitié  ;  pourtant  j'ai  l'âme  éprise 
D'un  céleste  idéal  pour  la  divinité. 

Tharsicius 
Élan  d'un  noble  cœur  qui  veut  la  vérité. 

N'y  a-t-il  pas  là  quelque  chose  de  ferme,  de  sobre,  de  vif, 
qui  rappelle  Néarque  et  Polyeucte  ?  Si  vraiment  la  pièce  en- 
tière était  de  cette  allure,  nous  serions  tenté  de  crier  :  au  chef- 
d'œuvre  !  Cette  demi-douzaine  de  vers  est  comme  un  éclair  dra- 
matique, à  travers  ces  trois  actes,  qui  se  passent  à  Rome, 
puisqu'on  y  parle  du  Tibre,  des  Catacombes,  et,  en  passant, 
de  Tusculum  et  d'Aricia  —  où  Horace  fit  une  halte  en  allant  à 
Brindes  :  Egressum  magna...  On  y  parle  aussi  des  lions,  de 
l'Amphithéâtre  sur   lequel  se   déploie 

Le  riche  velabrum  comme  un  drapeau  sanglant. 

Évidemment  il  s'agit  du  vélum  ou  velarium,  que  l'on  éten- 
dait au-dessus  des  spectateurs,  pour  les  garantir  du  soleil  ou 
de  la  pluie.  Mais  velabrum  signifie  une  halle,  ou  cette  place 
des  halles  romaines,  située  au  pied  du  Mont  Aventin^.  Evi- 
demment aussi,   les  trois  actes    de   Tharsicius  sont  remplis    de 

1.  Hor.,  Sat.  II,  3,  Cum  Velabro  omne  macallum. 


REVUE  DES  LIVRES  265 

belles,  généreuses,  très  chrétiennes  pensées.  On  y  rencontre  de 
très  saints  personnages,  et,  pour  le  contraste,  un  Juif  parfai- 
tement hideux  :  un  juif,  dans  un  tableau  dramatique,  cela 
sert  si  bien  de  repoussoir  !  Les  chœurs,  les  tirades,  les  bons 
vers  se  succèdent  et  s'entremêlent.  Mais  je  crains  bien  que  la 
pièce  soit  encore  à  faire. 

V.  —  Des  Acta  Martyrum,  allons  aux  Chansons  de  Geste  ; 
de  l'acolyte  Tharsicius  au  paladin  Roland.  Roland  aussi  est 
un  nom  qui  vaut  un  poème  ;  et  vous  savez  si  les  poètes  lui 
ont  fait  faute,  depuis  Turoldus  et  «  Taillefer  ki  moult  bien 
cantait  »,  jusqu'à  M.  de  Bornier  de  l'Académie  française,  ki 
moult  bien  cante. 

La  Mort  de  Roland^  de  l'abbé  Dubois,  c'est  la  mise  en 
scène  de  la  Chanson  de  Roland^  depuis  les  premières  lueurs 
de  jalousie  et  de  trahison  de  Gane,  jusqu'aux  suprêmes 
appels  de  l'oliphant  d'ivoire,  jusqu'aux  suprêmes  eflorts  du 
paladin  mourant,  essayant  de  briser  Durandal,  sur  les  roches, 
et  tendant  son  gant  à  l'archange  qui  emporta  au  Paradis  le 
gant  et  l'âme. 

Le  drame  pourrait  s'intituler,  à  la  façon  espagnole  :  Pre- 
mière journée  de  la  Fille  de  Roland.  Il  y  a,  de  plus,  chez 
M.  Dubois  comme  chez  M.  de  Bornier,  un  fils  de  Ganelon, 
qui  est  une  fleur  de  chevalerie,  et  qui,  dans  toute  la  pièce, 
joue  un  rôlo  plein  d'enthousiasme,  d'espoir,  de  vaillance,  et  à 
la  fin,  plein  de  larmes.  Tout  ainsi  que  dans  la  Geste,  que 
«  Turold  declinet  »,  et  dans  les  quatre  actes  de  la  Fille  de 
Roland,  nous  sommes  en  la  plus  royale  compagnie  du  monde  : 
Roland,  Olivier,  le  duc  Nayme,  les  douze  Pairs,  Turpin,  le 
digne  archevêque,  lequel,  en  guise  de  crosse,  tient  et  brandit 
loyaument  son  épée  Almace,  en  regard  de  Durandal,  de 
Joyeuse,  de  Haute-Claire  et  de  la  félonne  Murclès.  Ah  !  les  braves 
gens  !  et  combien  seraient-ils  dépaysés  ii  cette  heure,  en  cette 
«  doulce  France  »,  au  nom  de  laquelle  ils  s'en  allaient  pour- 
fendre les  Sarrasins,  mécréants  et  impurs  fils  de  Mahon   ! 

A  leur  tète,  chez  M.  Dubois,  comme  chez  les  trouvères  et 
chroniqueurs,  marche  le  grand  Empereur  Charles  à  la  barbe 
fleurie.  Hélas  !  et  les  érudits  de  notre  morne  fin  de  siècle 
ont  juste    découvert  (Dieu   leur    pardonne  !)  que  Charlemagne 


266  ETUDES 

n'avait  point  de  barbe  ;  qu'il  portait  à  peine  une  moustache 
relevée  aux  deux  pointes.  Et  l'un  des  documents,  l'une  des 
pièces  à  conviction,  est  une  mosaïque  du  Triclinium  de  saint 
Jean  de  Latran,  qui  représente  un  Charlemagne  avec  mous 
tache,  vis-à-vis  d'un  saint  Pierre  qui  a  des  cheveux  touffus 
et    une  couronne  de   moine.    Laissons   dormir   la    science. 

Les  cinq  actes  de  la  Mort  de  Roland,  malgré  le  titre,  sont 
moitis  un  drame  antique,  et  du  ix*  siècle,  que  de  l'épopée 
moderne,  du  lyrisme  moderne,  de  l'éloquence,  du  patriotisme, 
je  dirais  presque  du  chauvinisme  tout  ensemble  rétrospectif 
et  moderne,  mais  sincère.  Le  brave  Nadaud  avouait,  sur  ses 
vieux  jours,  qu'il  n'avait  plus  de  goût  à  versifier,  parce  que 
France  ne  rimait  plus  à  espérance.  S'il  avait  lu  la  pièce  de 
M.  Dubois,  il  aurait  vu  que  cela  rime  toujours  et  assez  souvent. 
L'action  n'est  point  serrée  et  liée  à  des  ressorts  cachés,  comme 
s'exprimerait  Corneille  ;  mais  tout  le  drame  marche,  marche, 
marche.  Il  semble  que  l'on  chevauche  sur  le  dos  de  Veil- 
lantif  au  travers  des  rocs,   ravins  et  cascades. 

Les  nobles  sentiments,  les  hardis  chevaliers,  les  bons  vers, 
les  Sarrasins,  les  tirades  sonores,  les  scènes  vives,  les  strophes 
vibrantes,  les  «  Dieu  le  veut  »,  les  Montjoye  !  les  sons  de  cor  et 
d'oliphant,  tout  se  tient  et  se  suit,  tout  se  précipite,  comme  les 
eaux  de  l'Adour  dévalent  du  Trémoula  ;  comme  les  Gaves  bon- 
dissent, roulent  et  sautent  le  long  des  pentes  vertes  des  Pyrénées, 
qui  sont 

Comme  d'un  heaume  blanc,  de  neige  couronnées  (page  63). 

Si  M.  Dubois  laisse  à  peine  le  temps  d'admirer,  il  ne  laisse 
pas  davantage  le  temps  de  s'ennuyer.  Et  j'entends  d'ici  les 
battements  de  mains  qui  feront  l'accompagnement  de  ses 
alexandrins,  chez  la  jeunesse  chrétienne  qui  croit  non  moins 
que  Roland  et  Olivier  à  «  doulce  France  »  ;  après  quoi,  elle  y 
croira  un  peu  plus  encore. 

VI.  —  Ceux-là  y  croiront  aussi,  jeunes  ou  d'âge  mûr,  qui 
liront  le  Guillaume  d^ Orange  de  M.  Georges  Gourdon.  On  y 
entend,  au  second  acte,  un  jongleur  chanter  sous  les  fenêtres 
du  bon  sire    Guillaume    et    de    la    bonne    dame    Guibour,    ces 


REVUE  DES  LIVRES  267 

petites    strophes    qui    ne    sont    ni     d'un     désespéré,     ni     d'un 

découragé  : 

Au  bon  droit  la  France  fidèle 
Est  le  vrai  chevalier  de  Dieu  ; 
Et  sur  son  passage  en  tout  lieu 
On  voit  des  bras  tendus  vers  elle... 
Qu'il  en  faudrait,  des  Roncevaux, 
Pour  tarir  le  sang  de  tes  veines, 
O  terre  des  lys  et  des  chônes, 
Terre  des  saints  et  des  héros  ! 

Ce  jongleur,  c'est  Tauteur  du  Sang  de  France^  de  poèmes 
vaillants  que  nous  avons  loués.  Aujourd'hui,  M.  Gourdon  va 
chercher  des  héros,  non  point  à  travers  tous  les  âges,  mais 
aux  seules  Gestes  du  cycle  carlovingien.  Il  choisit  dans  cette 
floraison  de  preux  et  de  prouesses  :  il  y  prend  des  carac- 
tères, de  hauts  faits  d'armes  et  des  pensées  chevaleresques  ; 
il  y  ajoute  ses  pensées  à  lui,  qui  ne  déparent  point  celles  du 
temps  jadis.  Et  avec  des  éléments  discrètement  empruntés 
aux  trouvères,  il  compose  et  crée  un  héros  superbe,  Guillaume 
d'Orange. 

Le  drame  de  M.  Gourdon  esy  précédé  d'une  lettre  ou  pré- 
face de  M.  Gaston  Paris,  de  l'Académie.  Les  lecteurs  feront 
sagement,  à  mon  avis,  de  ne  lire  la  préface  qu'après  le 
drame.  Le  vestibule,  bâti  par  le  savant,  ne  les  disposerait 
point  h  trouver  superbe  et  solide  l'édifice  voulu  par  le  poète. 
Avec  tout  le  respect  que  je  dois,  et  que  je  porte  à  la  science, 
j'ose  trouver  que  M.  Gaston  Paris  regarde  de  trop  près  et 
à  la  loupe  un  monument  qu'il  faut  regarder  d'une  certaine 
distance.  En  lisant  sa  Préface  de  philologue,  je  m'imagine 
un  docteur  en  us  ou  en  es,  qui  aurait  saisi  le  bon  Turoldus, 
au  moment  où  le  brave  jongleur  aurait  achevé,  sur  sa 
vielle  le  dernier  aoi  de  la  Chanson  de  Roland  et  qui  se 
serait  mis  à  débiter  ce  discours  :  «  Très  bien,  jongleur. 
Mais  en  vérité,  votre  (ieste  néglige  trop  les  découvertes  des 
philologues  ;  elle  fourmille  d'invraisemblances,  ou  d'er- 
reurs de  chronologie,  de  généalogie,  de  mythologie,  de 
géographie,  d'ethnographie,  et  de  costume.  Vous  faites  de 
Roland  un  neveu  de  Charlcmagne  ;  et  l'on  ne  sait,  de  ce 
Hruodlandus,  qu'une  chose  bien  précise,  d'après  Einhardt, 
c'est   qu'il   fut   «  préfet   des    marches   de   Bretagne  i>. 


268  ETUDES 

«  Vous  affirmez  que  Charlemagne  avait  la  barbe  fleurie  ;  outre 
que  l'expression  manque  de  clarté,  il  est  acquis  aujourd'hui  que 
ce  roi  des  Franks  portait  la  moustache  et  rien  plus.  Vous  contez 
que  les  Maures  d'Espagne  adoraient  Apollo  ;  c'est  une  bévue, 
haute  comme  le  pic  du  midi.  Vous  croyez  que  les  ennemis  des 
Franks  qui  attaquèrent  l'arrière-garde  du  roi  Karl  le  Grand, 
c'étaient  des  Sarrasins  venus  de  Saragosse  ;  quelle  méprise  ! 
ce  furent  les  Gascons  des  Pyrénées,  autrement  dit,  les  Basques. 
Vous  prétendez  qu'on  entendit  le  cor  de  Roland  «  à  trente 
lieues  »  ;  cela  prouve  que  vous  avez,  sur  les  lois  de  l'acous- 
tique, des  données  étranges  et  invraisemblables...  Kai  Ta 
)wf::à...  » 

M.  G.  Paris,  toute  proportion  gardée,  traite  un  peu  de  ce  ton 
l'excellent  poème,  dont  M.  Gourdon  a  pris  l'idée  première  chez 
les  trouçeurs  du  xii®  siècle.  Le  Charlemagne,  le  Louis  le  débon- 
naire, le  Guillaume,  dramatisés  par  M.  Gourdon,  ne  sont  pas 
assez  exactement  jeconstitués  ;  «  ils  ont  les  sentiments  et  la  con- 
duite de  barons  du  temps  de  Philippe  I*""  «,  bien  qu'ils  portent 
«  l'armure  des  premiers  temps  carlovingiens  ».  L'auteur  de 
Guillaume  d'Orange  construit  pour  ses  héros  «  des  châteaux- 
forts  qui  n'existaient  pas  au  temps  où  ils  vivaient  »  ;  il  admet 
«  qu'au  commencement  du  ix"  siècle,  le  midi  de  la  France  était 
occupé  par  les  Sarrazins...  «Et  ainsi  du  reste.  Cela  revient  à 
dire  :  le  poète  a  mêlé  la  fantaisie  de  nos  épopées  héroïques  à 
l'histoire.  Est-ce  une  si  grande  faute,  quand  on  est  poète  et  non 
professeur  au  collège  de  France  ?  Au  demeurant,  M.  G.  Paris, 
qui  est  de  bonne  composition,  avoue  que  Shakespeare  n'aurait  eu 
aucun  scrupule  à  cet  égard,  et  aurait  laissé  là  l'histoire  pour 
l'épopée. 

Les  poètes  ont  des  privautés,  que  les  érudits  ne  peuvent 
s'octroyer.  Aristote,  un  philosophe,  estimait  que  la  poésie  vaut 
souvent  mieux  que  l'histoire  ;  et  Horace  donne  aux  poètes, 
comme  aux  peintres,  le  droit  d'oser.  Est-ce  que  Corneille  ne 
faisait  pas  des  romans  plus  grands  que  nature  ?  Est-ce  que 
Racine  n'habillait  pas  ses  Grecs  et  ses  Turcs  à  la  Française  ? 
Est-ce  que,  dans  la  Fille  de  Roland,  il  y  a  beaucoup  d'histoire 
exacte  et  documentée  ?  Et  si  un  élève  de  l'Ecole  des  Chartes 
épluchait  la  Légende  des  siècles,  il  n'en  resterait  que  de  la  pous- 
sière :  il  ne   resterait  rien  diAymerillot,  du  Mariage  de  Roland, 


REVUE  DES  LIVRES  269 

deux  poèmes   absolument   vrais,    peut-être  les  seuls  vrais  de  tout 
le  volume,  encore  bien  qu'ils  soient  très  faux. 

Au  théâtre,  l'idéal  et  le  réel  doivent  aller  de  pair  :  et  M.  G. 
Gourdon  a  eu  raison  d'aller  chercher  l'idéal  chez  nos  vieux 
épiques  et  d'avoir,  par  un  procédé  tout  personnel,  pris  la  fleur  — 
oh  !  rien  que  la  fleur  —  des  épopées  de  chevalerie.  Il  n'a  point, 
que  je  sache,  lu  d'un  bout  à  l'autre  les  117,000  vers,  dont  se 
compose  la  Geste  complète  de  Guillaume  d'Orange,  autrement 
appelé  Guillaume  au  court-nez,  Guillaume  Fierabrace,  voire 
saint  Guillaume  de  Gellone.  Il  a  cueilli  dans  les  jardins  plus 
explorés  du  Couronnement  Louys,  des  Enfances  Vivien,  d'Alis- 
tans  ;  peut-être  dans  la  Prise  d'Orange,  où  se  trouve  la  légende 
de  la  belle  Sarrazine  Orable,  qui  devient  la  parfaite  chrétienne 
Guibour  ;  et  peut-être  enfin,  dans  la  mort  d'Aimeri.  Car  Guil- 
laume d'Orange  était  fils  d'Aimeri  de  Narbonne,  du  fameux 
Aymerillot,  chanté  jadis  par  un  trouvère  inconnu  et  naguère  par 
V.  Hugo,  dans  ce  poème  très  connu,  où  l'homme-immense  fait 
dire  ceci  par  Charlemagnc  à  l'un  de  ses  compagnons  : 

Tu  rôvcs  (dit  le  roi)  comme  un  clerc  en  Sorbonne  ; 
Faut-il  donc  tant  songer   pour  accepter  Narbonne  ? 

Les  belles  rimes  !  quel  dommage  que  la  Sorbonne  ait  été  fon- 
dée en  1252,  c'est-à-dire  474  ans  après  ce  petit  discours  du  grand 
empereur. 

Aux  trouvailles  rencontrées  chez  ses  pairs  du  xii*  siècle, 
M.  G.  Gourdon  ajoute  les  siennes  ;  entre  autres,  il  crée  de  toutes 
pièces  un  Guy  de  Mayence,  qui  est  un  nouveau  Ganelon  très 
audacieux  et  non  moins  heureusement  puni  que  l'ancien.  Le 
poète  groupe  autour  du  très  féal  chevalier  Guillaume,  les  nobles 
légendes  que  chacun  sait  ;  par  exemple,  le  refus  que  fait  Gui- 
bour d'ouvrir  le  castel  d'Orange  à  Guillaume  que  les  Sarrazins 
vont  atteindre  ;  et  la  première  communion  de  Vivien  sur  le 
champ  de  bataille  d'Aliscans  : 

J'ai  grand  faim  de  ce  pain  ;  c'est  Dieu  qui  vous  envoie... 

Vivien  est  le  jeune  chevalier  idéal,  intrépide,  fidèle,  pur 
comme  les  anges  de  paradis.  M.  Gourdon  l'embellit  encore.  Au 
surplus,  ses  héros  sont  tous  plus  beaux  que  l'antique.  Quelle 
œuvre  utile,  noble  et  française   ce  serait  de  montrer  ces  fières  ou 


270  ETUDES 

gracieuses  figures  de  vitrail,  sur  une  scène  de  grand  théâtre,  au 
lieu  des  pourritures  humaines  qu'on  y  jette  par  tombereaux  !  La 
langue  de  Guillaume  d'Orange  est  sobre  et  ferme  ;  j'y  voudrais 
néanmoins,  de  temps  à  autre,  un  peu  plus  de  nerf,  ou  de 
sonorité,  surtout  aux  finales  de  tirades  trop  sourdes  et  voilées. 
Que  M.  Gourdon,  si  habile  poète,  demande  à  son  ami  Paul 
Déroulède  comment  on  s'y  prend  pour  sonner  des  coups  de  clai- 
ron avec  des  alexandrins  qui  vibrent  et  éclatent. 

YIl.  —  Après  le  drame  français  jetons  un  coup  d'œil  sur  un 
drame  allemand  traduit  en  vers  français  ;  il  s'agit  des  Piccolo- 
mini  de  Schiller  ;  la  traduction  est  de  M.  Michel  Freydane. 
Travail  consciencieux  d'un  homme  patient  ;  mais  est-ce  bien  un 
service  rendu  à  l'œuvre  de  Schiller?  hes Piccolomini  sont,  comme 
chacun  sait,  le  deuxième  drame  de  la  fameuse  trilogie  de  Wal- 
lenstein.  C'est  un  drame  de  transition,  qui  explique  et  prépare  le 
suivant.  Mais  au  fond,  est-ce  un  drame  ?  N'a-t-on  pas  trop  vanté 
cette  sorte  de  tapisserie  tragique,  sur  laquelle  Schiller  a  cousu 
des  épisodes  qui  se  suivent  et  des  scènes  sans  relief  qui  se  tien- 
nent par  un  fil  ? 

J'ai  peur  de  passer  pour  un  blasphémateur  du  génie.  Mais,  en 
toute  franchise,  les  Piccolomini,  pour  les  trois  quarts  de  la  pièce, 
me  semblent  de  l'ennui  à  haute  dose.  En  fait  de  tragédie,  c'est 
une  nuit  noire  et  glacée,  où  passent  à  peine  deux  ou  trois  éclairs 
qui  n'illuminent  pas  grand  chose  et  qui  n'échauffent  rien.  Les 
personnages  sont  des  ombres  ;  les  ombres  viennent,  parlent,  et 
défilent  sans  laisser  de  trace.  Pas  un  caractère  dramatique  vivant 
et  profondément  tracé  ;  sauf  peut-être  Max,  qui  deviendrait 
aisément  intéressant  ;  et  son  père  Octavio,  un  renard  habile, 
mais  qui  se  cache  et  dont  on  ne  voit  que  la  peau. 

Les  deux  premiers  actes  n'ont  aucun  intérêt;  et  l'on  n'y 
avance  qu'à  tâtons,  surtout  si  l'on  ne  connaît  à  fond  la  guerre 
de  Trente  ans.  L'on  ne  commence  h  entrevoir  une  action,  un 
mouvement  quelconque,  qu'au  milieu  du  troisième  acte,  à 
l'arrivée  de  Max  Piccolomini  et  de  Thécla.  Cela  ne  vit  pas, 
cela  ne  remue  pas,  cela  ne  marche  pas.  Mettez  les  Piccolomini 
sur  une  scène  française  ;  au  bout  d'une  heure,  la  salle  sera 
vide  ;  il  faudrait   plus  que    du    courage     pour    attendre    la    fin. 

Evidemment,  les   Piccolomini  ne  peuvent  offrir  à  des  specta- 


REVUE  DES  LIVRES  271 

teurs  français  l'attrait  historique  et  national  que  des"  Allemands  y 
trouveront.  Evidemment  aussi,  toute  traduction,  même  exacte, 
est  une  trahison.  Les  alexandrins  assez  vifs  et  hachés  de 
M.  Freydane,  mais  frottés  de  prose,  vers  de  conversation  non 
soulignés  par  des  rimes  neuves  et  sonores,  ne  sauraient  rendre 
la  marche  grave  et  accentuée  des  phrases  allemandes.  Il  faut,  je 
lé  sais,  lire  les  poètes  étrangers  dans  leur  langue.  Toutefois, 
d'autres  étrangers  et  d'autres  pièces  de  Schiller,  même  faible- 
ment traduites,  nous  empoignent,  nous  émeuvent  ;  les  Piccolomini 
nous  endorment. 

VIII.  —  Personne  n'ignore  que  Schiller  a  écrit,  un  ou  deux 
ans  après  la  trilogie  de  \Vallenstein,  une  Pticelle  d'Orléans,  abso- 
lument invraisemblable  ;  où  il  ose  faire  mourir  notre  sainte 
héroïne,  l'épée  à  la  main,  sur  un  champ  de  bataille  qu'il  invente. 
(Que  dirait  M,  Gaston  Paris  de  cette  histoire-là  ?)  Voici,  non  plus 
un  drame,  mais  une  épopée  de  Jeanne  d'Arc  ;  l'auteur,  M.  l'abbé 
Maurice  Garnier,  l'intitule  :  Jeanne  d'Arc,  histoire  et  poésie. 

Dans  son  Livre  d'Or^  paru  en  1894,  M.  Lanéry  d'Arc  comptait 
46  épopées  de  la  bonne  Lorraine.  La  liste  continue  de  s'enrichir, 
ou  de  s'allonger.  Chapelain  se  croyait  l'Homère  de  Jeanne  d'Arc  ; 
près  de  50  rivaux  déjà  lui  disputent  la  palme,  sans  y  avoir  cueilli 
le  moindre  brin  de  verdure  épique.  Combien  s'y  emploieront 
encore,  avec  un  pareil  succès  !  L'histoire  est  si  belle  !  et  l'tm 
s'imagine  qu'il  est  si  aisé  d'y  accoler  des  vers,  d'y  accrocher  dos 
rimes.  M.  l'abbé  Garnier  a  été  saisi  de  ce  noble  tourment,  et  il 
faut  l'en  féliciter  ;  s'il  n'emporte  le  prix 

Il  a  du  moins  l'honneur  de  l'avoir  entrepris 

Félicitons-le  également  de  n'avoir  rien  ajouté  à  l'histoire.  Il 
suit  la  pastourelle,  la  guerrière,  la  martyre,  pas  à  pas.  Le  voyage 
est  superbe,  le  poème  tout  simple  ;  d'une  simplicité  toute  primi- 
tive. Point  d'effort,  point  de  mètres  savants  ;  douze  pieds  et  une 
rime.  La  rime,  il  est  vrai,  vient  toute  seule  ;  le  poète  n'y  met 
point  tant  de  façon  ;  choisissons  celles-ci,  qui  sont  juste  l'opposé 
des  meilleures  et  qui  sont,  j'ai  hûte  de  le  dire,  extrêmement  rares 
dans  ce  long  poème  : 

Tous  ceux  do  Domrdmy  tiennent  pour  Armagnac 
Contre  ceux  de  Maxcy.  Plusieurs  fois  Jeanne  d'Arc... 


272  ETUDES 

Mais  après  tout,  dit-on,  voyager  sans  péril, 
Reconnaître  le  roi,  c'est  peu,  c'est  bien  futil[e]. 
...  La  marche  des  guerriers  ;  et  pour  plaire  au  soleil, 
Avril  ne  laisse  pas  un  seul  nuage  au  ciel. 

Je  conçois  que  l'auteur  de  cette  Histoire  et  poésie  fasse  rimer 
Cauchon  à  révélation  ;  Cauchon,  n'étant  qu'un  misérable,  ne 
mérite  pas  mieux.  D'autre  part,  la  Pucelle  n'était  pas  riche  ;  mais 
est-ce  bien  une  raison  de  lui  infliger  des  consonnances  si  misé- 
reuses ?  Quant  aux  noms  propres,  semés  sur  la  route,  noms 
d'hommes,  noms  de  villes,  l'auteur  ne  les  a-t-il  pas  lus  en  cou- 
rant ?  Il  écrit,  au  petit  bonheur  Gladstale,  Siiffolck  ;  puis  Jargau, 
Meyun  (pour  Mehun-sur-Yèvre),  Beaiijency  et  Croton  qui  est  là, 
selon  toute  apparence,  pour  le  Crotoy.  Glissons  sur  ces  vétilles  ; 
répétons  que  l'histoire  de  Jeanne  est  bien  belle  ;  et  disons  avec 
l'Ancien  :  Historia  quoquo  modo  scripta  delectat.  Du  reste,  le 
volume  est  orné  de  deux  ou  trois  jolies  gravures. 

IX.  —  C'est  aussi  par  une  jolie  gravure,  que  débute  VHistoire 
poétique  de  la  Bienheureuse  Marguerite-Marie  ;  qui  est  la  vie 
admirable  de  la  servante  de  Dieu,  mise  en  vers,  en  vers  de  toute 
allure  :  quinze  chapitres  ;  un  volume  bien  imprimé,  qui  charme 
l'œil  et  invite  à  la  lecture.  L'auteur  ne  signe  point  ;  on  s'est  con- 
tenté d'imprimer  au  titre  :  «  par  une  pauvre  Clarisse  du  monastère 
de  V Ave-Maria  de  Talence  »,  près  de  Bordeaux. 

Une  Clarisse  qui  chante  une  Visitandine,  une  fille  de  saint  Fran- 
çois d'Assise  qui  passe  ses  veilles  à  glorifier  une  fille  de  saint  Fran- 
çois de  Sales,  à  orner  de  pieuses  rimes  cette  vie  toute  céleste, 
n'est-ce  pas  une  bien  gracieuse  merveille  ?  Les  habiles,  les  cise- 
leurs^ les  gens  à  «  écriture  artiste  »,  ne  trouveraient  guère  leur 
compte  à  cette  poésie  de  couvent,  et  l'auteur  de  VHistoir-e  poétique 
n'a  guère  cultivé  les  raffinements  de  la  métrique  moderne  ;  elle 
avait  mieux  à  faire.  Elle  écrit  avec  l'abondance,  la  rapidité  mur- 
murante et  courante  d'une  source  qui  s'épand  à  travers  l'herbe 
fleurie.  Elle  versifie,  comme  elle  psalmodie.  Il  semble,  à  la  lec- 
ture de  ces  pages,  qui  content  ingénieusement  des  choses  si 
belles,  qu'on  entend  dans  le  lointain,  par  delà  les  murs  du  cloître 
et  les  grilles  du  chœur,  l'écho  gémissant  des  mélodies  graves  et 
douces  ;  un  va-et-vient  de  voix  pures  qui  disent  les  antiennes, 
sous  des  ogives  à  peine  éclairées  ^ 


REVUE  DES  LIVRES  273 

On  lit,  dans  les  pages  en  prose  qui  servent  de  préface  à  V His- 
toire poétique  :  «  La  pauvre  Clarisse  a  accordé  sa  lyre  au  diapason 
des  chantres  du  Paradis».  Je  me  garderai  soigneusement  d'ajouter 
à  cette  louange,  qui  monte  jusqu'au  ciel. 

X.  —  Voici  un  autre  petit  livre  tout  plein  de  chants  du  ciel  ;  il 
a  pour  titre  :  Martyrs  et  poètes  ;  et  il  répond  bien  à  son  titre. 
Encore  un  volume  de  vers,  que  les  poètes  du  boulevard  connais- 
sent peu  et  qu'ils  ne  comprendraient  point  !  Il  y  a  là  une  tren- 
taine de  poèmes  ;  plusieurs  sont  signés  avec  du  sang  ;  tous  sont 
lus,  médités  ou  chantés  aux  Missions  étrangères^  près  des  reliques 
sanglantes  et  glorieuses  de  ceux  qui  les  ont  écrits.  Quelques-uns 
de  ces  poètes,  après  avoir  confessé  Jésus-Christ  dans  les  supplices 
et  la  mort,  ont  été  déclarés  Vénérables  par  la  Sainte  Église  ; 
on  les  prie  et  on  dit  leur  gloire,  en  se  servant  de  leurs  propres 
cantiques  ;  c'est  une  autre  gloire  qui  n'est  point  banale. 

Les  plus  illustres  auteurs  de  ces  incomparables  «  chants  du 
départ  »  sont  Mgr  Berneux,  Mgr  Retord,  M.  Théophane  Vénard, 
M.  Just  de  Bretcnière».  Ces  poèmes  ont  été  écrits,  soit  ii  la  rue  du 
Bac,  en  face  du  Bon  Marché  ;  soit  au  fond  des  Indes,  du  Japon, 
de  la  Mandchourie,  en  face  des  cangues,  des  chaînes,  ou  même 
dans  la  prison.  Entre  ces  feuilles  grises  et  de  médiocre  apparence, 
on  trouve  un  peu  de  tout  :  des  élans  de  l'âme  vers  l'apostolat  des 
peuples  méprisés  ou  féroces  ;  des  vivats  à  l'adresse  de  ceux  qui 
sont  tombés  et  de  l'heureuse  terre  qui  a  été  rougie  de  leur  sang  ; 
des  appels  h  la  douleur  bénie  et  féconde  : 

Do  J(5bus  que  l'amer  calice 
Abreuve  mon  dernier  «oupir! 
Que  je  succombe  dans  la  lice, 
Martyr,  Martyr,  Martyr  ! 

Ailleurs,  ce  sont  des  récits  de  l'Evangile,  des  strophes  émou- 
vantes, par  exemple,  ce  Chant  de  la  mère  du  missionnaire  ;  des 
hymnes  à  Jésus  et  à  Marie,  Notre-Dame  des  aspirants  ;  puis,  de 
ci,  de  là,  des  cris  de  joie  :  Vive  la  joie  quand  même!  Des  refrains 
très  gais,  que  les  futurs  missionnaires  répètent  dans  les  sentiers 
des  bois  de  Meudon,  où  naguère  (s'il  vous  en  souvient)  on  tirait 
sur  eux  des  coups  de  fusil,  comme  s'ils  avaient  traversé  une  forêt 
du  Tonkin. 

LXXI.  — 18 


274  ÉTUDES 

Enfin,  dans  ce  recueil,  il  y  a  le  chant  immortalisé  par  la 
musique  de  Gounod  et  qui  a  fait  couler  tant  de  larmes  :  Partez, 
hérauts  de  la  bonne  noui>elle;  et  le  dithyrambe  de  V Anniversaire, 
dont  l'air  magnifique,  également  de  Gounod,  est  aujourd'hui 
connu  de  tout  le  monde  : 

O  Dieu,  de  tes  soldats  la  couronne  et  la  gloire  !... 

Il  fut  composé  en  1866,  par  M.  Ch.  Dallet,  missionnaire  du 
Maïssour,  qui  le  dédia  à  son  «  bien  cher  ami  Théophane  Yénard  » 
poète  comme  lui  et  couronné  du  martyre,  depuis  cinq  ans,  au  pied 
des  collines  de  l'Annam  qu'il  avait  chantées. 

Dans  une  page  vibrante  de  Çà  et  là,  Louis  Veuillot  a  raconté 
les  poignantes  et  chrétiennes  émotions  des  adieux  auxquels  il 
assista,  un  jour  de  carnaval.  Il  y  avait  sept  partants,  on  leur  bai- 
sait les  pieds,  et  on  pleurait  tandis  que  les  masques  s'agitaient 
dans  la  rue.  Parmi  cette  foule,  au  flux  et  reflux  toujours  houleux 
qui  se  presse  en  cette  étroite  rue  du  Bac,  parmi  ces  hommes 
fiévreux  qui  vont  à  leurs  affaires  et  à  leurs  plaisirs,  combien  son- 
gent que  là,  derrière  ces  murailles  sombres,  autour  d'une  pieuse 
catacombe  riche  d'ossements  broyés  pour  la  foi  de  Jésus-Christ, 
vit,  se  fortifie  et  prie  une  légion  de  jeunes  Français,  de  vingt  ans, 
dont  l'espérance  est  l'exil,  dont  la  joie  est  la  pensée  constante  de 
la  souffrance  et  de  la  mort,  dont  la  seule  ambition  est  de  gagner, 
non  de  l'or,  mais  des  âmes  ?  Bien  peu  s'en  inquiètent  :  et  pour- 
tant sur  leur  porte,  où  la  Vierge  règne,  on  pourrait  écrire  :  «  Ici, 
on  fait  des  sauveurs.  «  Et,  Dieu  aidant,  ceci  sauvera  cela. 

XI.  —  Je  vous  présente,  pour  finir,  et  pour  clore  cette  longue 
série  de  poèmes  plus  récents,  le  Petit  Savoyard,  le  bon  petit 
savoyard  d'antan,  avec  sa  marmotte  et  ses  outils.  Oh  !  n'ayez  pas 
de  crainte  !  Tel  que  le  voilà,  le  «  pauve  petit  qui  part  pour  la 
France  »  peut  entrer  même  dans  un  salon  doré  :  c'est  encore  le 
ramoneur  de  1830  ;  mais  on  lui  a  fait  une  si  gentille  toilette  !  Sa 
figure  n'est  plus  couverte  de  plaques  rousses  et  noires  ;  quant  à 
ses  outils,  on  les  a  si  bien  frottés  qu'ils  en  reluisent. 

Au  surplus,  le  petit  savoyard  ne  vous  demande  point  «  un 
petit  sou  ))  pour  vivre.  Il  ne  réclame  qu'un  regard  et  un  sourire; 
lui  qui  a  jadis  tant  fait  larmoyer  les  braves  gens.  Son  histoire 
racontée  par  le  baron  Guiraud,  vient  d'être  éditée  par    M™®  de  la 


REVUE  DES  LIVRES  /     275 

Prade,  avec  une  quinzaine  de  gravures  par  M.  Jean  de  Waru  ; 
lesquelles  racontent  la  même  chose,  a  leur  façon  qui  est  char- 
mante comme  l'autre. 

Mais  pourquoi  le  petit  savoyard  s'avise-t-il  de  revenir  à  Paris 
en  1897  ?  Y  a  t-il  encore  à  Paris  des  petits  ramoneurs  comme 
autrefois  ?  Hélas  !  on  n'en  voit  plus  guère.  Mais,  à  Paris,  la 
Savoie  fait  parler  d'elle.  La  Savoyarde,  du  haut  de  Montmartre, 
domine  toutes  les  voix,  tous  les  bruits.  Et,  en  février,  sous  la 
Coupole  de  l'Institut,  un  savoyard  prenait  place  au  nombre  des 
Quarante.  Or,  précisément  ce  savoyard  de  l'Académie  a  enrichi 
de  sa  belle,  bonne  et  aimable  prose,  la  plaquette  de  l'ancien 
Petit  Savoyard.  Oyez  plutôt.  M.  le  Marquis  Costa  de  Beaure<(artl 
écrit  à  M'"*  de  la  Prade  : 

....  Voilà  que,  depuis  bientAt  quarante  ans,  nos  vieilles  fronli»— 
res  ont  disparu;  et  la  légende  créée  par  voire  père  demeure 
vivante  comme  au  jour  où  il  la  rimait... 

Bien  sot  après  cela,  qui  ne  porterait  gaiement  la  suie  originellp 
dont  ni  Vaugelas,  ni  saint  François  de  Sales,  ni  J.  de  Maistn* 
n'ont  pii  nous  débarbouiller. 

N'est-ce  pas  que  le  «  pauvre  enfant  de  la  Savoie  »  est  très 
présentable  et  gracieusement  présenté.  Faites-lui  bon  visage.  Et 
puis  relisez  au  moins  quatre  vers  de  la  vieille  élégie  ;  par  exem- 
ple, ceux  de  l'avant-dernière  page,  encadrés,  d'une  part,  dans  une 
vue  des  Alpes  neigeuses,  au  bas  desquelles  un  méchant  loup  mange 
un  innocent  agnelet  ;  d'autre  part,  dans  un  coin  de  chaumirre  oii 
l'enfant,  de  retour,  est  ii  genoux  près  de  sa  mère,  sous  un 
crucifix  : 

C'est  le  Christ  du  foyer  que  les  mère»  implorent. 
Qui  8au%'c  nos  enfants  du  froid  et  de  la  faim  ; 
Nous  gardons  nos  agneaux,  et  les  loups  les  dévorent  : 
Nos  fils  s'en  vont  tout  seuls...  et  reviennent  enfin. 

Et  dire  que  pas  un  quatrain  de  décadent,  pas  un  alexandrin  de 
treize  ou  (juinze  pieds  aligné  et  ciselé  par  un  disciple  de  Verlaine 
ou  de  Mallarmé,  ne  seront  lus  en  France,  aussi  longtemps  que 
ces  bons  vieux  vers  de  douze  syllabes,  écrits  en  bon  vieux  fran- 
çais, par  un  honnête  homme  de  l'Académie  î 

V.  DELAPORTE.  S.  J. 


276  ETUDES 

Esprit  et  vertus  du  Vénérable  Bénigne  Joly,   par  le 

R.    P.  Petitalot,   de  la  Société  de  Marie.  Paris,  Retaiix, 
1897.  In-18,  pp.  viii-260.  Prix  :  2  francs. 

«  Ilyadeux  manières,déjà  vieilles,  point  surannées  pourtant,  d'écrire 
la  vie  des  saints.  L'une,  plus  explicite,  encadre  le  sujet  dans  les  faits 
généraux  de  l'histoire...  L'autre,  plus  brève,  analyse  les  traits  du 
caractère,  les  épisodes,  et  les  présente  groupés  en  plusieurs  faisceaux 
distincts...  Vous  avez  cru  bon  de  choisir  cette  deuxième  méthode,  et 
vous  avez  été,  si  je  ne  me  trompe,  sagement  inspiré.  » 

Ces  lignes,  extraites  d'une  approbation  motivée  de  Mgr  Oury,  indi- 
quent la  physionomie  de  cet  opuscule.  Bénigne,  né  le  22  août  1644, 
n'a  que  huit  ans  quand  il  perd  sa  mère;  ses  trois  sœurs  entrent  pour 
n'en  plus  sortir,  au  couvent  des  Dominicaines  de  Beaune.  Pour  lui, 
chanoine  à  treize  ans,  placé  d'abord  chez  un  ecclésiastique,  ensuite 
successivement  au  Collège  des  Oratoriens  de  Beaune,  à  celui  des 
Jésuites  de  Dijon  (que  venait  de  quitter  un  autre  Bénigne),  puis  de 
Reims,  il  prend  ses  grades  à  l'Université  de  Paris,  et  rentre,  après  dix 
ans  d'absence,  «  dans  la  ville  de  Dijon  qui  allait  être  jusqu'à  la  mort  le 
principal  théâtre  de  ses  bonnes  œuvres  ».  L'éducation  des  jeunes  clercs, 
les  fonctions  d'archidiacre,  le  soin  de  confréries  diverses,  les  hôpitaux 
et  prisons,  l'œuvre  des  servantes,  la  direction  et  même  la  réforme  des 
communautés  religieuses,  surtout  la  fondation  des  Hospitalières  rem- 
plissent la  vie  de  ce  «  saint  Vincent  de  Paul  dijonnais  ». 

C'est  avec  «  le  goût  des  choses  divines  »  et  aussi  avec  «  un  art 
simple  et  délicat  »  que  le  R.  P.  Petitalot  fait  revivre  la  noble  figure  de 
ce  Père  des  pauvres,  en  groupant  sous  les  titres  des  principales  vertus 
les  traits  de  cette  vie  admirable  de  dévouement  et  de  charité. 

P.  P.,  S.  J. 

Le  Mois  des  Roses,  par  le  R.  P.  Pages,  des  Frères  Prê- 
cheurs. Un  volume  in-12  de  251  pages.  Paris,  Ch.  Douniol, 
et  aux  bureaux  de  l'Année  Dominicaine,  1897. 

Le  Mois  des  Roses,  comme  le  chantent  les  bons  vieux  Canti- 
ques, (c  c'est  le  mois  le  plus  beau  »,  c'est  le  mois  de  Marie.  En  ce 
mois-là  surtout,  on  offre  des  gerbes  de  roses  à  l'autel  de  la 
Vierge,  et  l'on  égrène  à  ses  pieds  les  Ai'e  du  Rosaire. 

Le  Rosaire  !  Marie  le  donna  à  saint  Dominique  pour  arme  contre 
l'Albigeois  ;  elle  le  portait  naguère  à  sa  ceinture  dans  la  grotte 
de  Lourdes,  tandis  qu'elle  foulait  sous  ses  pas  l'humble  rosier  de 


REVUE  DES  LIVRES  277 

la  roche  massabielle.  Il  convient  spécialement  à  un  fils  de  saint 
Dominique  de  l'expliquer  et  de  le  prêcher  :  c'est  ce  que  fait  le 
R.  P.  Pages,  en  cet  aimable  livre  ;  en  ces  trente  et  une  médi- 
tations ou  courtes  lectures  pour  chaque  jour  du  mois  de  mai. 

Le  Rosaire  «  ne  consiste  pas  à  formuler,  sans  autre  souci, 
des  Pater  et  des  Ave  Maria  »  (page  8)  ;  c'est  à  la  fois  une  prière 
filiale  à  Marie,  et  un  rapide  souvenir  de  tout  l'Evangile  ;  c'est  le 
bréviaire  des  fidèles  ;  et,  «  aux  jours  mauvais,  l'épée  du  chrétien  >> 
(page  17).  Après  de  brèves  considérations  d'ensemble  sur  le 
Rosaire,  le  R.  P.  Pages  examine  les  prières  qu'on  y  murmure, 
les  Mystères  de  joie,  de  douleur  et  de  gloire  qu'on  y  médite  et 
les  divines  personnes  qui  y  jouent  un  rôle.  Le  Mois  des  Roses 
n'est  point  une  série  d'études  profondes  et  serrées  comme  le  livre 
de  Mgr  Gay,  Ce  sont  des  pages  qu'on  effeuille  simplement,  dou- 
cement, pieusement  ;  tout  ainsi  que  le  jeune  Dominique  de 
Guzman  effeuillait  des  pétales  d'églantier  fleuri,  dans  les  sentiers 
de  Vieille  Castille,  en  descendant  de  son  manoir  féodal  pour  s'en 
aller  à  Gumiel  (page  15).  C'est  une  attrayante  lecture,  qu'il  noiis 
est  fort  agréable  de  recommander. 

V.  DELAPORTE,  S.  J. 

Le  Rosaire  à  Lille  en  1896.  Inauguration  de  Tégliso 
Dominicaine  de  Notre-Dame  du  Rosaire.  Description,  Compte 
rendu,  Discours.  In-8  de  112  p.  Lille,  imprimerie  Salésicnne, 
1896. 

'  Le  25  octobre  1896,  Mgr  l'archevêque  de  Cambrai  bénissait  solen- 
nellement la  belle  église  des  Pères  Dominicains  de  Lille,  récemment 
édifiée  sous  le  vocable  de  Notre-Darae  du  Rosaire.  Pendant  tout  le 
mois  spécialement  consacré  à  la  dévotion  si  chère  au  peuple  catholique 
et  si  vivement  recommandée  par  Léon  XIII,  les  fêtes  et  les  exercices 
pieux  se  sont  succédé  dans  le  nouveau  sanctuaire,  trop  étroit  encore 
pour  l'assistance  empressée.  Afin  de  rehausser  l'éclat  de  ces  journées 
saintes,  on  a  fait  appel  aux  orateurs  les  plus  appréciés  de  Tordre  de  saint 
Dominique  ;  et  ils  se  sont  hâtés  d'apporter  l'hommage  de  leurs  voix 
à  la  glorieuse  Reine  du  Rosaire.  Il  était  bon  de  conserver  le  sou- 
venir de  CCS  fêtes  de  la  piété  et  de  l'éloquence  :  de  là  cette  brochure, 
où  l'on  trouve,  après  la  description  de  l'église  et  le  compte  rendu  des 
solennités,  le  texte  des  discours  des  PP.  Ollivier,  Feuillette,  Monsabré 
et  Gaffrc  sur  le  Rosaire,  avec  une  anaivse  de   celui   du   P.    Didon  sur 


278  ETUDES 

l'Eglise  militante.  Les  nombreux  lecteurs  que  ces  noms  seuls  suffiraient 
à  attirer,  n'auront  pas  de  déception  :  ils  seront  édifiés  et  charmés. 

J.  B.,  S.     J. 

I.  Impressions  d'Egypte,  par  Louis  Malosse.  Paris, 
A.  Colin,  1896.  In-i8,  pp.  357.  —  IL  Le  Désert  de  Syrie  ; 
r Euphrate  et  la  Mésopotamie^  par  le  comte  de  Perthuis. 
Paris,  Hachette,  1896.  In-18,  pp.  xvi-255,  et  une  carte. 

L  —  Ce  livre  sur  l'Egypte  comprend  deux  parties.  La  pre- 
mière, consacrée  aux  souvenirs  de  voyage,  est  assez  incomplète. 
D'Alexandrie  au  Caire  en  chemin  de  fer,  du  Caire  à  Louqsor  en 
dahabich  sur  le  Nil,  et  retour,  le  tout  dans  l'espace  de  trois 
semaines,  on  n'appelle  pas  cela  visiter  l'Egypte.  Il  est  vrai  que 
l'Egypte,  du  moins  au  point  de  vue  topographique  et  pittoresque, 
c'est  toujours  la  même  chose.  Le  correspondant  du  Temps  ne 
pouvait  recueillir  du  neuf  sur  ce  parcours  obligé  de  tous  les 
excursionnistes.  Quand  on  a  cette  ambition,  il  faut  se  résigner  à 
aller  là  où  les  autres  ne  vont  pas.  En  revanche,  M.  Malosse  s'est 
appliqué  à  mettre  dans  son  récit  une  note  bien  personnelle,  et 
dit  ses  impressions,  à  lui,  ce  qu'il  sent  plus  encore  que  ce  qu'il 
voit,  et  par  là  il  échappe  à  la  banalité  du  journal  de  voyage  plus 
ou  moins  inspiré  du  guide  Bœdeker.  Pour  une  âme  méditatrice 
le  pays  des  Pharaons  est  un  thème  inépuisable.  Le  jeune  écrivain 
s'abandonne  peut-être  un  peu  trop  au  charme  de  ses  rêveries 
mélancoliques  et  vaporeuses;  il  écrit  dans  la  langue  de  Loti  :  «  Je 
songe  aux  délices  d'une  soirée  pareille,  s'écoulant  dans  l'enchan- 
te<nent  du  passé  remémoré,  dans  l'émerveillement  subi  au  spec- 
tacle de  tout  ce  que  la  nature  ou  la  main  de  l'homme  a  créé  aux 
environs  de  ce  palais.  J'envie  les  heures  qui  pourraient  être 
vécues...  Je  les  envie,  hélas  !  sans  espérance  de  les  vivre.  «  Notons 
à  ce  sujet  qu'il  se  fait  une  idée  étrange  de  la  vie  monastique, 
laquelle  se  passerait  surtout  à  rêver.  Les  solitaires  de  la  Thé- 
baïde  auraient  été  les  plus  heureux  moines  de  tous  les  temps, 
parce  que  là-bas  la  rêverie  devait  être  exquise.  M.  L.  Malosse 
connaît  mal  les  choses  de  la  religion  ;  cela  se  voit  du  reste  ici  et 
là  ;  mais  il  en  parle  toujours  respectueusement.  Pas  un  mot  non  plus 
qui  choque  les  lecteurs  délicats.  C'est  un  mérite  assez  rare  chez 
les  impressionistes  en  voyage  comme  al  home. 


REVUE  DES  LIVRES  279 

La  seconde  partie  comprend  une  série  de  chapitres  sur  l'his- 
toire contemporaine  et  la  situation  actuelle  de  l'Egypte.  L'œuvre 
de  l'Angleterre  est  jugée  sévèrement,  nous  ne  dirons  pas  injuste- 
ment ;  mais  un  écrivain  anglais  ne  serait  pas  embarrassé  pour 
riposter. 

En  somme,  ce  livre  est  assurément  l'un  des  meilleurs  que  nous 
ayons  sur  l'Egypte  d'aujourd'hui.  En  rendant  cet  hom- 
mage à  l'auteur  nous  regrettons  d'avoir  à  le  déposer  sur  sa 
tombe. 

IL  —  M.  le  comte  de  Perthuis  —  un  nom  bien  connu  de  qui- 
conque a  foulé  du  pied  le  sol  de  la  Syrie  —  publie  des  notes  de 
voyage  un  peu  anciennes  ;  elles  datent  de  trente  ans.  Aussi  ne 
trouvera-t-on  pas  la  fraîcheur  et  la  vivacité  d'impression  du  tou- 
riste qui  raconte  ce  qu'il  vient  de  voir.  Mais  cette  relation  n'en  a 
pas  moins  sa  valeur  et  même  son  intérêt.  Le  désert  de  Syrie  n'est 
guère  plus  visité  aujourd'hui  par  les  Européens  qu'il  ne  l'était  en 
1866,  et  d'autre  part  si  la  région  Méditerranéenne  subit  l'in- 
fluence de  la  civilisation,  pour  peu  qu'on  avance  vers  l'intérieur 
on  se  trouve  bien  vite  en  plein  dans  cet  Orient  où  rien  ne  change. 
A  quelques  heures  au  delii  de  Damas  nous  voyons  aujourd'hui  les 
us  et  coutumes  décrits  dans  ce  livre,  la  vie  sous  la  tente,  l'hospitalité 
antique  des  Nomades,  les  convives  accroupis  autour  du  plateau' ou 
repose  sur  une  montagne  de  blé  cuit,  arrosé  de  lait  caillé,  un 
mouton  que  l'on  dépèce  avec  les  doigts.  La  razzia  et  la  vendetta  bé- 
douine sont  des  institutions  séculaires  sur  lesquelles  le  temps  passe 
sans  les  altérer.  M.  de  Perthuis  allait  négocier  un  accord  entre 
les  tribus  ;  il  a  été  mieux  à  même  que  personne  de  les  étudier, 
d'autant  plus  que  son  voyage  a  duré  sept  mois.  Palmyre,  la  vallée 
de  l'Euphrate,  Bagdad,  Mossoul,  Orfa,  l'ancienne  Édessc,  Mardin, 
Alep,  marquent  les  principales  étapes  de  cet  itinéraire  qui  de 
longtemps  encore  ne  figurera  pas  sur  les  progi'ammes  de  l'agence 
Cook  and  C. 

J.  BURNICHON.  S.  J. 

Les  Sélections  sociales,  cours  libre  de  science  politique, 
par  G.  Vachkh  dk  Lapouge.  Pariî*,  Fontemoing.  In-8,  pp. 
xii-503.  Prix  :  10  fr.  \ 

Nous   sommes  bien  en  retard  avec  M.  G.  Vacher  de  Lapouge,  sans 


280  ETUDES 

doute  parce  que  son  «  Cours  libre  de  science  politique,  professé  à 
l'Université  de  Montpellier  (1888-1889)  »,  appartient  à  la  catégorie 
des  livres  qu'on  pourrait  sans  inconvénient  laisser  d'eux-mêmes  som- 
brer dans  l'oubli  ;  car,  s'il  est  mauvais,  employé  à  la  laide  besogne  des 
démolisseurs  prétentieux,  en  revanche  nous  le  croyons  assez  inoffensif, 
rien  n'indiquant  en  lui  les  allures  d'un  ouvrage  destiné  à  faire  époque. 
M.  Vacher  de  Lapouge  s'avance,  couvert  d'une  armure  scientifique, 
bien  faite  pour  impressionner  le  public,  mais  plutôt  tapageuse,  l'épée 
haute,  la  parole  menaçante  pour  quiconque  se  permettrait  de  ne  point  par- 
tager son  avis.  «  Quand  il  est  nécessaire  de  se  faire  entendre,  on  ne  frappe 
jamais  trop  fort  »,  nous  dit-il  (viii).  La  vraie  sociologie  commence  à 
lui.  «  C'est  dans  ces  leçons  mêmes  qu'il  faut  chercher  la  première 
doctrine  générale  des  sélections  sociales  »  (Préface).  Comme  modestie, 
on  peut  souhaiter  mieux  ;  mais  il  paraît  que  la  «  science  »  autorise  de 
ces  audaces. 

Abrité  derrière  une  Introduction  hérissée  de  grands  mots,  encom- 
brée de  théories  fort  tranchantes  sur  les  races,  les  langues,  etc.,  l'auteur 
se  décide  enfin  à  entrer  dans  son  sujet  par  cette  formule  qui  résume  et 
présente  bien  tout  le  système  :  «  Les  nations  naissent,  vivent  et  meurent 
comme  des  animaux  ou  des  plantes.  »  Voilà  «  la  thèse  fondamentale  de 
la  sociologie  darwinienne,  le  credo  de  l'école  sélectionniste  »  (61). 

Dès  lors,  tout  le  reste  suit  logiquement.  Prenez  les  principes  du 
Darwinisme,  appliquez-les  aux  diverses  sélections  :  vous  avez  le 
présent  livre  avec  ses  affirmations  gratuites,  ses  erreurs  multiples,  ses 
omissions  intéressées,  ses  décisions  souveraines,  le  tout  sous  un  faux 
air  de  nouveauté  qui  déguise  mal  des  banalités  déjà  vieillies. 

On  devine  ce  que  peut  être  la  philosophie  de  l'histoire  pour  un 
homme  qui  se  proclame  «  zoologiste  avant  tout  »,  et  ne  voit  dans  la 
société  qu'un  organisme  soumis  à  des  évolutions  fatales.  Impossible  de 
poursuivre,  inutile  de  réfuter  en  détail  toutes  les  conséquences  de 
prétendues  lois  plus  que  sujettes  à  caution  :  «  les  Sélections  sociales  »  ne 
méritent  point  cet  excès  d'honneur. 

Qu'il  nous  suffise  d'avoir  dénoncé  leur  détestable  esprit  :  nos  lecteurs 
sauront  que  penser  d'un  auteur,  qui  tient  avant  tout  à  se  réclamer  du 
singe  comme  d'un  grand'père,  et  prononce  sentencieusement  : 
«  D'après  toutes  les  données  de  la  zoologie,  le  premier  homme  est  né 
«  d'une  femelle  qui  avait  son  mâle,  dans  une  bande  qui  avait  son  chef, 
«  sur  un  sol  qui  était  le  pays  et  la  propriété  des  siens  »  (199). 

M.  Vacher  de  Lapouge  n'attaque  point  la  Bible,  il  ne  la  discute  pas,  il 
l'ignore.  Que  lui  importe,  puisque  «  la  raison  »  triomphe  dans  son 
livre?  Beaucoup,  pensant  qu'il  se  flatte,  lui  répéteront  sa  dernière 
phrase  :  «  Trêve  d'orgueil,  toutefois.  Si  l'homme  est  un  dieu  en  forma- 


REVUE  DES  LIVRES  281 

«  tion,  le  dieu  est  mortel  »  (490).  Que  «  le  dieu  mortel  »,  je  veux  dire, 
M.  Vacher  de  Lapouge,  ne  l'oublie  pas  :  il  aura  beau  employer  «  la  force 
«  formidable  de  l'hérédité  à  combattre  ses  propres  ravages,  et  opposer 
«  une  sélection  systématique  à  la  sélection  destructrice  et  déréglée  qui 
«  met  l'humanité  en  péril  »  (458)  ;  malgré  ses  négations,  le  Christia- 
nisme fera  plus  que  lui,  sinon  pour  «  refondre  »,  du  moins  pour 
perfectionner  l'humanité. 

J.  ROCHETTE.  S.  J. 

L'Ordre  de  Malte;  le  Passé,  le  Présent^  par  L.  de  la  Brièrp. 
Paris,  L.  Chailley,  1897.  In-12  de  262  pages. 

L'Ordre  des  Hospitaliers,  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem, 
de  Rhodes  et  de  Malte,  a  laissé  un  grand  nom  dans  rhistoire  et 
des  traînées  lumineuses  dans  les  annales  de  la  chrétienté,  depuis 
les  Croisades  jusqu'à  la  Révolution.  Tout  le  monde  se  souvient 
de  ces  noms  fameux  :  Pierre  d'Aubusson,  Jean  de  la  Vallette, 
Villiers  de  TIsle-Adam  ;  et  le  fait  du  chevalier  Dieudonné  de 
Gozon,  tuant  le  serpent  de  Rhodes,  a  été  gravé  dans  toutes  les 
honnêtes  mémoires  par  le  digne  abbé  de  Vertot. 

Un  français,  le  Bienheureux  Gérard  Tom,  avait  fondé  cette 
chevalerie  ;  pas  un  autre  royaume,  pas  une  autre  lan^uSy  ni 
fourni,  autant  de  héros  que  la  France,  à  cette  glorieuse  milice. 
Mais  en  1798,  Bonaparte  passa  par  Malte  et  détruisit  le  petit 
Etat  des  chevaliers  :  ce  fut  un  de  ses  premiers  exploits,  et  certes, 
l'un  des  plus  déplorables,  comme  le  prouve  M.  de  la  Brière,  au 
chapitre  de  la  Capitulation.  Depuis,  l'Ordre  a  cherché  un  refuge 
en  Italie,  auprès  des  Papes. 

Existe-t-il  encore  ?  ou  n'est-ce  plus  que  l'ombre  d'un  grand 
nom?  M.  de  la  Brière  vous  répond  par  ce  très  intéressant  volume, 
dédié  au  Grand  Maître  en  «  hommage  de  très  fidèle  obédience  »; 
où  il  raconte  rapidement  le  Passé;  où  il  expose  le  Présent,  c'est- 
à-dire  l'existence  actuelle  des  chevaliers,  répartis  en  langue 
d'Italie,  langue  d'Allemagne,  langue  d'Espagne  ;  où  il  se  plaint 
de  l'injuste  ignorance  où  nous  sommes  en  France,  à  l'égard  de 
cet  Ordre  éminemment  français.  L'Ordre  existe  ;  il  possède,  il 
s'aflirme,  il  travaille,  même  en  France.  A-t*on  déjà  oublié  l'am* 
bulance  établie  à  Epernay,  en  1870,  par  le  chevalier  de  Malte, 
comte  Chandon  de  Briailles?  Et  tout  récemment,  aux  fêtes  de  la 


282  ETUDES 

Croisade,  à   Clermont,  n'a-t-on  pas  vu  figurer  de  vrais  chevaliers 
de  Malte,  avec  leur  croix  d'émail  blanc  et  le  collier  de  moire  ? 

L'Ordre  administre  des  hôpitaux  en  Europe  et  en  Terre  Sainte. 
A  Paris,  encore  peuplé  de  Vestiges  et  Souvenirs  des  chevaliers, 
il  tient  un  dispensaire  des  pauvres,  à  Montmartre,  suivant  sa 
tradition,  puisque  l'Ordre  fut  d'abord  fondé  pour  «  nos  seigneurs 
les  malades  »  et  les  pauvres  pèlerins.  Bien  plus,  il  compte,  en 
France,  parmi  les  «  chevaliers  d'honneur  et  de  dévotion  »,  envi- 
ron quatre-vingts  membres,  appartenant  à  la  plus  haute  aristo- 
cratie. 

Tout  cela  est  en  quelque  sorte  une  révélation;  comme,  du 
reste,  presque  tout  le  volume  de  M.  de  la  Brière  :  quinze  cha- 
pitres alertes,  pleins  de  faits  et  de  noms  ;  pleins  de  leçons 
consolantes,  surtout  au  chapitre  de  la  Sainteté  dans  l'Ordre; 
pleins  aussi  d'espérance  ;  car,  même  en  nos  temps  si  peu  cheva- 
leresques, M.  de  la  Brière  croit  un  peu  à  l'avenir  :  cette  vie  de 
l'Ordre,  qui  se  perpétue  et  se  rajeunit,  lui  semble  peut-être 
encore  «  destinée  par  la  Providence  »  à  de  nobles  tâches.  Espé- 
rons-le, avec  ce  chevalier  qui  conte  si  bien. 

V.  DELAPORTE,  S.  J. 

Hypnotisme  Religion,  par  le  D*"  Félix  Regnault,  préface 
de  Camille  Saint-Saëns,  membre  de  l'Institut,  1  vol.  in-18 
de  viii-317  pages.  Paris,  Schleicher  frères,  1897.  Prix  : 
3  fr.  50. 

Notre  confrère,  le  D'  Félix  Regnault,  a  beaucoup  lu  et  beaucoup 
retenu.  Son  livre  est  un  modèle  de  compilation  :  pourquoi  manque-t-il 
absolument  de  critique  ?  Il  nous  est  impossible  d'analyser  une  œuvre 
où  tout  le  surnaturel  est  travesti  et  combattu  et  où  les  erreurs  abondent. 
Vingt  et  un  chapitres  dont  le  texte  très  concis  a  l'apparence  de  simples 
notes,  nous  parlent  de  sujets  vastes  comme  un  monde  :  la  religion, 
l'au-delà,  la  sorcellerie,  la  prière,  le  culte,  l'hystérie,  le  juiferrantisme, 
la  léthargie,  le  mauvais  œil,  les  possessions,  les  prophéties,  les 
miracles,  le  magnétisme,  les  médiums,  les  tables  tournantes,  la  télépa- 
thie, la  lévitation,  etc.,  etc.  Deux  chapitres  intéressants  sont  consacrés 
à  la  guerre  et  à  la  suggestion,  mais  tout  n'y  est  pas  à  l'abri  de  la  cri- 
tique. Signalons  à  la  fin  quelques  bonnes  pages  contre  le  spiritisme. 
Le  reste,  c'est-à-dire  presque  tout  le  volume  ne  supporte  pas  l'examen. 

M.  le  D'  Regnault  ne  distingue  pas  entre  prêtres  et  sorciers  (p.  55). 


REVUE  DES  LIVRES  283 

Pour  lui,  les  miracles  trouvent  leur  naturelle  explication  dans  l'hyp- 
notisme (p.  136).  Nos  martyrs  n'ont  bravé  les  tortures  et  la  mort  que 
grâce  à  leur  anesthésie  d'hystériques  (p.  122"i.  L'auteur  va  jusqu'à 
poser  cette  inepte  question  :  «  Jésus  était-il  hystérique?  b  et  hésite  à 
conclure  fp.  100,.  Il  avoue  que  «  des  malades,  regardés  par  les  méde- 
cins comme  incurables,  ont  parfaitement  guéri  dans  un  pèlerinage  » 
(p,  14)  mais  il  met  le  «  miracle  »  au  compte  de  la  suggestion.  Notons 
enfin  cette  juste  proposition  :  «  La  religion  est  le  ciment  de  l'édifice 
social  »  [p.  25).  Elle  est  malheureusement  en  absolue  contradiction 
avec  l'esprit  matérialiste  et  sectaire  du  mauvais  livre  de  notre  confrère. 
Nous  allions  oublier  de  signaler  la  grave  préface  donnée  par 
M.  Camille  Saint-Saëns,  qui  partage  les  sentiments  de  l'auteur.  «  Le 
surnaturel,  déclare-t-il,  s'est  évanoui-  en  fumée  sur  tous  les  points  où 
il  s'est  rencontré  avec  la  science.  »  Toute  la  préface  est  sur  ce  ton  : 
elle  ne  fera  pas  vendre  le  livre.  Illustre  maître,  pour  être  écouté  quand 
vous  «  philosophez  »,  il  faudrait  écrire  en  musique! 

Dr  SURBLED. 

Une  Famille  vendéenne  pendant  la  Grande  Guerre 
(1793-1795),  par  Boltillier  de  S\int-A>dué,  avec 
introduction,  notes  et  piècetj  justificatives,  par  M.  l'abbé 
Eugène  Bossard,  docteur  ès-lettres.  Paris,  Pion,  1896. 
In-8  de  liv-375  p.  Prix  :  7  fr.  50. 

Ces  Mémoires  sont  l'œuvre  de  Jacques  Bouiillier  père,  guillo- 
tiné h  Nantes  en  1794  ;  et  de  Jacques  Boutillier  fds,  qui  dans  son 
enfance,  pendant  la  Grande  Guerre,  avait  servi  de  secrétaire  a  son 
père.  Nous  en  avons  le  témoignage  de  ce  dernier  :  u  Tous  les  faits 
d'armes  que  j'ai  rapportés  sur  la  prise  de  Saumur,  mon  père  qui 
les  redisait  et  me  les  faisait  copier,  les  tenait  de  M.  d'Elbée  et  de 
Cathelineau,  qui  les  lui  donnaient  pour  servir  de  matériaux  à  son 
histoire  de  la  Vendée  »  (page  137).  —  Environ  quarante  ans  plus 
tard,  M.  Boutillier  de  Saint-.\ndré  fds  recueillit  tous  ces  souve- 
nirs gravés  dans  sa  mémoire  et  les  écrivit  pour  ses  propres 
enfants.  M.  l'abbé  Bossard  les  a  enrichis,  appuyés,  éclairés,  par- 
fois rectifiés,  de  notes  très  détaillées  —  véritables  commentaires 
au  bas  des  paffcs  et  il  la  fin  du  livre. 

M.  Boutillier  de  Saint-André,  le  père,  était  un  digne  magis- 
trat, tout  dévoué  de  cœur  à  la  cause  de  Dieu  et  du  roi  ;  mais  plus 
enclin  à  rédiger  les  annales  des  héros  vendéens,  qu'à  tenir  un 
fusil.  Il  était  même  fort  prudent  ;  savait  se  cacher  i»  propos  «  dans 


284  ÉTUDES 

les  branches  d'un  arbre  touffu  ;  »  mais  au  besoin,  il  sut  exposer 
sa  vie  pour  les  siens,  ou  même  pour  le  salut  des  bleus  prisonniers. 
Il  fut  admirable  sur  l'échafaud,  où  il  monta  «  tête  découverte, 
tenant  son  chapeau  d'une  main  et  donnant  l'autre  à  une  vieille 
dame  qui  avait  quelque  peine  à  gravir  les  marches.  »  —  Bref,  il 
y  avait  en  lui  l'étoffe  d'un  héros,  mais  doublé  d'un  légiste  qui 
calcule  le  pour  et  le  contre  des  choses  ;  type  parfait  et  loyal  «  de 
la  bourgeoisie  des  petites  villes  vendéennes,...  honnête  mais 
timide  ;  »  qui  ne  fut  à  la  peine  que  malgré  lui,  et  ne  fut  à  l'hon- 
neur que  par  échappée.  Ce  qu'il  a  raconté,  son  fils  l'a  retenu  et 
couché  par  écrit,  avec  ses  impressions  personnelles. 

Nous  n'avons  donc  point  ici  les  mémoires  d'un  brigand,  qui  ait 
fait  le  coup  de  feu  contre  les  «  citoyens  »,  bourreaux  de  son  pavs. 
Le  caractère  du  volume,  M.  l'abbé  Bossard  le  définit  d'un  mot 
pittoresque  :  «  c'est  la  guerre  de  Vendée  vue  au  travers  d'une 
âme  d'enfant.  »  Par  suite,  c'est  la  guerre  de  Vendée  vue  en  petit, 
en  détail,  et  d'un  côté  ;  peu  ou  point  de  grands  coups  de  pinceau, 
ni  de  tableaux  d'ensemble.  Style  pompeux  du  xviii"  siècle,  légè- 
rement sensible,  et  déclamatoire.  Mais  ce  qui  est  dit,  est  clair  ;  les 
jugements  vrais  et  fondés  en  raison  ;  celui-ci,  entre  autres,  sur  le 
mouvement  de  1789,  que  tant  de  braves  gens  admirent  de  con- 
fiance :  «  Le  véritable  motif  (de  ce  mouvement)  fut  de  changer  le 
gouvernement  de  la  France  ;  mais  il  n'y  avait  que  les  adeptes,  les 
chefs  de  la  franc-maçonnerie  qui  fussent  initiés  dans  le  mystère  n 
(page  26).  —  Tel  encore  ce  résumé  des  causes  qui  provoquèrent 
le  soulèvement  en  masse  de  la  Vendée  :  ce  furent  «  le  méconten- 
tement général  produit  par  les  entreprises  contre  la  Religion  et 
ses  ministres,  le  changement  de  gouvernement,  la  mort  effroyable 
du  Roi  et  surtout  la  levée  extraordinaire  de  tous  les  hommes 
depuis  vingt  ans  jtisqu'à  quarante  ans...  Nous  préférons,  disaient 
les  Vendéens,  mourir  pour  notre  Religion  et  notre  Roi,  sans 
sortir  de  nos  foyers  »  (pages  48  et  52). 

Les  Mémoires  de  Boutillier  de  Saint-André  et  les  notes  de 
M.  l'abbé  Bossard  ressemblent,  en  maint  endroit,  à  un  double 
plaidoyer  :  l"  plaidoyer  ou  apologie  en  faveur  du  brave  d'Elbée, 
«  qui  vécut  en  sage,  commanda  en  héros  et  mourut  en  martyf .  » 
Charette,  par  contre,  est  un  peu  mis  à  l'écart.  2°  Plaidoyer  (fau- 
drait-il ajouter  pro  domoP)  en  l'honneur  de  la  Vendée  angei^ine, 
aux  dépens  de  la  Vendée  poitevine.  M.  Bossard  n'est  pas  extrême- 


REVUE  DES  LIVRES  285 

ment  tendre  pour  les  Chouans  du  bas  Poitou.  Mais  il  l'est  beau- 
coup moins  encore,  lorsqu'il  s'agit  des  historiens  de  la  Grande 
Guerre  qui  ont  écrit  avant  1877  —  même  de  M™*  de  la  Roche- 
jacquelein,  laquelle,  en  ses  admirables  Mémoires^  «  n'a  écrit,  en 
somme,  que  l'histoire  de  la  guerre  dans  le  Poitou  »  et  trop 
négligé  la  Vendée  angevine  ;  enfin  M.  Bossard  fonce  sur  tout  «  le 
parti  poitevin  »,  composé  bonnement  de  «  moutons  de  Panurge  », 

Pour  les  autres  historiens  de  la  Vendée,  ce  w  troupeau  », 
M.  Bossard  les  extermine  en  bloc,  après  avoir  frotté  leurs  bles- 
sures de  sel  et  de  vinaigre  :  «  quant  au  troupeau.  Muret,  Mor- 
tonval,  Johannet,  Crétineau-Joly,  «  l'Homère  de  la  Vendée  », 
selon  l'expression  malheureuse,  si  elle  n'est  ironique,  de  M"*  de 
la  Rochejacquclein  —  Eugène  Loudun,  Eugène  Veuillot,  Edmond 
Stoffet,  de  Brem,  etc.,  etc.,  ils  auront  la  foi  du  charbonnier  : 
erreurs,  vérités,  contradictions,  absurdités,  appréciations  men- 
songères, faits  controuvés,  sont  acceptés  (par  eux)  comme  parole 
d'Evangile...  »  Et  M.  Bossard  revient  à  Crétineau-Joly,  dont 
l'histoire  est  un  «  méchant  livre  »  ;  puis  il  court  sus  au 
P.  Drochon  de  l'Assomption  (un  poitevin?)  qui  a  eu  le  grand 
tort  de  rééditer  ce  méchant  livre,  de  s'embarquer  «  sur  cette 
galère  vermoulue  ». 

Evidemment  Crétineau-Joly  (un  vendéen  du  bas  Poitou,  né  à 
Fontenay-lc-Comte)  n'a  pas  utilisé,  en  1840,  les  documents  iné- 
dits et  inconnus  publiés,  en  1888,  par  M.  C.  Port,  dans  sa  Vendée 
angevine  ;  ni  les  autres  documents  parus  depuis  1877,  presque 
tous  en  l'honneur  de  la  Vendée  angevine.  Mais  M.  Bossard  n'est-il 
pas  un  peu...  sévère  (j'adoucis  l'épithète)  pour  ces  anciens? 

Malgré  tout  et  malgré  les  lacunes  de  Crétineau-Joly,  je  crois 
qu'on  lira  longtemps  encore  V/fistoire  de  la  Vendée  militaire» 
Et  en  toute  franchise,  je  le  souhaite  fort,  pour  la  gloire  de 
l'incomparable  héroïsme  des  Vendéens,  soit  du  Poitou,  soit  de 
l'Anjou,  qui  furent  —  ceux-ci  et  ceux-là  —  un  véritable 
u  peuple  de  géants  ». 

V.    DELAPORTE,   S.    J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

Mars  25.  —  Voici,  d'après  les  journaux,  même  non  catholiques,  le 
résultat  des  élections  au  Reichsrath  autrichien  ;  les  premières  qui 
aient  eu  lieu,  depuis  l'extension  du  droit  de  suffrage. 

1°    Succès  du  catholicisme  et  de  Tantiséraitisme  sur  le  libéralisme  ; 

2°  Insuccès,  au  moins  partiel,  du  polonisme,  atteint  dans  l'unité  et 
la  solidarité  du  «  club  polonais  »  ; 

3°    Succès  du  nationalisme  et  en  particulier  des  Jeunes-Tchèques  ; 

4°    Entrée  en  scène  du  socialisme. 

26.  —  Lord  Salisbury,  chef  du  cabinet  anglais  arrrive  à  Paris  où  il 
a  une  entrevue  avec  M.  Hanotaux,  ministre  des  affaires  étrangères. 

—  Arrivée  à  Paris  de  M.  Fridjof  Nansen,  explorateur  norvégien  qui 
s'est  avancé  jusqu'au  87°  de  latitude  nord.  Pendant  son  séjour,  il 
donne  une  conférence  publique  au  Trocadéro,  parle  dans  plusieurs 
réunions  et  assiste  à  une  séance  de  l'Académie  des  Sciences,  dont  il 
est,  depuis  deux  ans,  correspondant  étranger. 

—  En  Crète,  les  insurgés  attaquent  Malaxa  et  Halepa.  Ils  sont 
repoussés  du  second  point,  mais  emportent  et  détruisent  les  construc- 
tions du  premier,  qu'ils  doivent  néanmoins  abandonner  sous  la  canon- 
nade des  croiseurs  internationaux. 

27.  —  Le  prince  héritier  de  Grèce  quitte  Athènes  et  se  rend  à  la 
frontière  de  Thessalie.  Ce  départ  est  l'occasion  de  manifestations  reli- 
gieuses et  populaires. 

29.  —  En  Crète,  les  insurgés  et  les  troupes  du  colonel  Vassos  sont 
entrés  en  hostilités  ouvertes  avec  lés  troupes  internationales. 

—  A  Vienne,  ouverture  du  Reichsrath.  Le  discours  du  trône  exprime 
la  confiance  dans  l'union  des  puissances,  en  ce  qui  concerne  les  affaires 
de  Grèce. 

—  30.  —  Le  T.  H.  F.  Gabriel-Marie,  élu  le^  19  mars  supérieur 
général  des  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne,  est  nommé  membre  du 
conseil  supérieur  de  l'instruction  publique  en  remplacement  du 
T.  H.  F.  Joseph,  décédé. 

31.  —  Mgr  Bonnet,  évéque  de  Viviers,  est  privé  de  traitement  pour 
s'être  élevé,  dans  son  mandement  de  carême,  contre  la  prétention  de 
placer  le  mariage  civil  sur  le  même  pied  que  le  sacrement  de  mariage 
et  contre  la  loi  autorisant  le  divorce. 

Avril  1.  —  A  l'Académie  française,  élection  du  comte  Albert  de 
Mun  au  fauteuil  de  Jules  Simon,  et  de  M.  Gabriel  Hanotaux,  ministre 
des  affaires  étrangères,   à   celui    de    Challemel-Lacour. 

2.  —  Le  Reichstag  allemand  vote  de  nouveau  l'abolition  de  la  loi 
contre  les  jésuites. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  287 

3.  —  Pendant  deux  jours,  le  Sénat  français  a  écouté  des  discours 
contre  l'ingérence  cléricale.  M.  Joseph  Fabre,  sénateur  de  l'Aveyron, 
voudrait  que  le  Souverain  Pontife  fût  blâmé  d'avoir  appelé  les 
catholiques  français  sur  le  terrain  de  l'union  constitutionnelle.  M. 
Maxime  Lecomte  reconnaît  aux  prêtres  le  droit  d'être  «  électeurs  et 
éligibles,  »  mais  ils  ne  doivent  pas  se  mêler  de  politique.  Distinction 
subtile.  M.  de  Lamarzelle  réclame  pour  eux  la  liberté  pleine  et  entière. 
Et  MM.  Darlan,  ministre  des  cultes,  et  Méline,  président  du  Conseil, 
tout  en  se  déclarant  opposés  au  «  cléricalisme  »,  écartent  toute  idée  de 
persécution  et  obtiennent  un  vote  de  conGance. 

—  A  la  même  heure,  on  publiait  la  lettre  suivante  du  Souverain 
Pontifd  à  Mgr  Mathieu,  archevêque  de  Toulouse.  Elle  est  écrite  on 
français  : 

A  Notre  Vénéra hle  Frère  François- Désiré  Mathieu, 
archevêque  de  Toulouse. 

LEO  PP.  xin. 

Vénërable  Frère,  salut  et  bënëdiction  apostolique. 

Nous  avons  reçu  votre  Lettre  pastorale  pour  le  Carême  de  l'année 
courante,  et  Nous  vous  félicitons  des  leçons  si  justes,  si  modérées,  si  afTec» 
tueuses,  si  bien  adaptées  aux  circonstances  présentes,  que  vous  y  donnez  à 
vos  diocésain»,  particulièrement  dans  le  paragraphe  huitième,  relatif  aux 
recommandations  et  aux  enseignements  émanés  de  Notre  autorité  suprême. 
Vous  l'avez  compris  et  vous  le  faites  bien  entendre  dans  votre  Lettre,  Nous 
n'avons  jamais  voulu  rien  ajouter  ni  aux  appréciations  des  grands  docteurs 
sur  la  valeur  des  diverses  formes  de  gouvernement,  ni  k  la  doctrine  catho- 
lique et  aux  traditions  de  ce  Siège  apostolique  sur  le  degré  d'obéissance  dû 
aux  pouvoirs  constitués.  En  appropriant  aux  circonstances  présentes  ces 
maximes  traditionnelles,  loin  de  Nous  ingérer  dans  les  questions  d'ordre 
temporel  débattues  parmi  vous,  Notre  ambition  était,  est.  et  sera  de  contri- 
buer au  bicMi  moral  et  au  bonheur  de  la  France,  toujours  fdle  ainée  de 
l'Egliso,  on  conviant  les  hommes  de  toute  nuance,  qu'ils  aient  pour  eux  la 
puissance  du  nombre,  ou  la  gloire  du  nom,  ou  le  prestige  des  dons  de  l'esprit 
ou  l'influence  pratique  de  la  fortune,  k  se  grouper  utilement  à  cette  fin,  sur 
le  terrain  des  institutions  en  vigueur.  Et  en  vérité,  s'associer  à  l'action  mys- 
térieuse de  la  Providence,  qui,  pour  tous  les  siècles,  toutes  les  sociétés, 
toutes  les  phases  de  la  vie  d'un  peuple,  a  des  ressources  inouïes,  lui  donner 
son  concours  en  sacrifiant  sans  réserve  le  respect  humain,  l'intérêt  propre, 
l'attachement  aux  idées  personnelles;  arriver  ainsi  k  diminuer  le  mal,  k  réa- 
liser dans  une  certaine  mesure  le  bien  dès  aujourd'hui,  et  à  le  préparer  plus 
étendu  pour  demain  :  c'est  infiniment  plus  avisé,  plus  noble,  plus  louable 
que  de  s'agiter  dans  le  vide,  ou  de  s'endormir  dans  le  bien-être  au  grand 
préjudice  des  intérêts  de  la  religion  et  de  l'Eglise. 

En  vous  appliquant,  'Vénérable  Frère,  par  la  netteté  de  votre  langage,  k 
faire  comprendre  dans  ce  sens  Nos  intentions  et  Nos  exhortations,  en  sorte 


288  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

qu'on  ne  puisse  y  trouver  ni  prétexte  aux  insinuations  malveillantes,  ni 
recommandation  abusive  pour  des  théories  propres  à  compromettre  la  con- 
corde, non  à  la  consolider,  vous  faites  une  œuvre  agréable  à  Notre  cœur;  et 
Nous  avons  la  confiance  que  votre  voix  trouvera  de  l'écho,  non  seulement 
dans  votre  catholique  diocèse,  mais  au  delà,  puisqu'il  s'agit  de  vérités  amies, 
qui  méritent  d'être  partout  bien  accueillies.  Et  nous  souhaitons  que  tous  les 
hommes  honnêtes  et  droits  inclinent  l'oreille  et  réfléchissent,  comprenant,  à 
vos  accents,  tout  ce  que  le  patriotisme  emprunte  à  la  religion  de  clairvoyance 
et  de  dévouement..  De  fait,  quand  l'esprit  de  mensonge  et  de  révolte  a  pu 
asseoir  son  trône  et  recruter  dans  toutes  les  classes  de  la  société  des  ouvriers 
et  des  fauteurs,  il  est  bien  nécessaire  que  les  enfants  de  la  lumière,  les  Pas- 
teurs des  âmes  surtout,  sachent  mettre  une  entente  et  une  constance  majeu- 
res pour  affermir  le  règne  de  la  justice  sur  les  larges  bases  de  la  vérité  et 
de  la  charité.  En  vous  encourageant.  Vénérable  Frère,  à  poursuivre  infati- 
gablement par  vos  paroles  et  par  vos  actes  ce  noble  but,  Nous  vous  accor- 
dons pour  vous,  pour  votre  clergé  et  pour  tous  vos  fidèles,  la  bénédiction 
apostolique, 

Rome,  du  Vatican,  le  26  mars  1897. 
LEO  PP.  XIIL 

4. — DansTIsère,  M.  Saint-Romme,  radical,  est  élu  sénateur,  en 
remplacement  de  M.  Théry,  décédé. 

—  Dans  rindre-et-Loire,  M.  Bidault,  radical,  est  élu  sénateur  en 
remplacement  de  M.  Gordier,  décédé. 

5.  —  En  Crète,  les  troupes  européennes  ont  désarmé  les  bachi- 
bouzouks  et  les  volontaires  musulmans,  qui  attaquaient  les  Cretois  et 
entravaient  la  pacification. 

—  A  Rome,  ouverture  du  Parlement  italien.  Rien  de  saillant  dans  le 
discours  du  trône,  qui  constate  la  nécessité  de  porter  remède  à  la 
situation  économique 

6.  —  A  Athènes,  la  fête  pour  l'anniversaire  de  l'indépendance,  est 
marquée  par  des  manifestations  belliqueuses  et  quelques  désordres. 

7.  —  Les  puissances  ont  notifié  aux  gouvernements  grec  et  otto- 
man que  celui  des  deux  qui  prendrait  l'initiative  des  hostilités,  en  sup- 
porterait les  responsabilités,  et  qu'en  aucun  cas  elles  ne  permettraient 
qu'il  en  retirât  le  profit  d'un  accroissement  territorial. 

8.  —  En  Crète,  les  Turcs  incendient  des  maisons  chrétiennes. 

9.  —  A  la  frontière  gréco-turque,  un  premier  engagement  a  lieu 
entre  des  bandes  grecques  et  les  troupes  ottomanes. 

10.  —  Aujourd'hui  ce  sont,  dit-on,  les  avant-postes  grecs  et 
turcs    qui   en  sont  venus    aux   mains. 

Le  10  avril  1897. 

Le  gérant:   G.  BERBESSON. 


Imp.  Yvert  et  Tellier,  Galerie  du  Conimerce,  10,  à  Amiens. 


MULIER    AMICTA    SOLE 
ESSAI  EXÉGÉTIQUE 

I 

«  Un  grand  signe  parut  dans  le  ciel  :  une  femme  revêtue 
du  soleil;  la  lune  était  sous  ses  pieds,  et  sur  sa  tète  une 
couronne  de  douze  étoiles  '.  » 

Ainsi  commence,  dans  l'Apocalypse  de  saint  Jean,  l'épisode 
de  la  lutte  entre  la  femme  et  le  dragon.  L'Eglise,  dans  un 
office  récemment  approuvé,  fait  à  Marie  l'application  du 
chapitre  entier  2;  elle  lui  applique  le  premier  verset  plus 
solennellement  encore,  dans  la  fête  même  de  l'Immaculée 
Conception  ^.  Au  reste,  la  piété  chrétienne  n'a  jamais  hésité 
à  reconnaître  dans  la  femme  céleste  les  traits  de  Marie. 

«  N'est-ce  pas  elle,  disait  saint  Bernard,  la  femme  revêtue 
du  soleil?  Sans  doute,  la  suite  même  de  la  vision  prophé- 
tique prouve  qu'il  faut  entendre  ce  passage  de  l'Église 
terrestre;  soit,  mais  nous  voyons  assurément  aussi  qu'on 
peut  en  toute  convenance  le  rapporter  à  Marie...  A  bon 
droit,  on  la  montre  revêtue  du  soleil,  puisqu'elle  est  entrée 
plus  avant  qu'on  ne  peut  s'en  faire  l'idée,  dans  le  très  pro- 
fond ahinie  de  la  sagesse  divine;  autant  que  le  permet  la 
condition  de  créature,  et  à  l'union  personnelle  près  *,  elle 

parait    toute    plongée    dans  cette    inaccessible   lumière 

Combien  vous  avez  été  familière  au  Seigneur  Jésus,  ô 
Reine!  combien  proche,  combien  intime  vous  avez  mérité 
de  lui  devenir,  quelle  grâce  vous  avez  trouvée  devant  lui!  Il 
demeure  en  vous,  et  vous  en  lui  ;  vous  le  revêtez,  et  vous 
en    êtes   revêtue.   Vous  le   revêtez  de   la   substance  de   la 

1.  Apoc.  XII,  1. 

2.  Office  concédé  k  U  Coogrëgation  de  U  Mission,  en  l'honneur  de  la 
Médaille  miraculeuse  (27  novembre),  épîlre  et  leçons  du  premier  nocturne. 

3.  Sixième  répons  de  matines  et  capitule  de  none. 

4.  C'esl-à-dire,  à  un  degré  moindre  que  l'humanité  du  Christ,  person- 
ncUcmcnt  unie  à  Dieu. 

LXXI.  —  19 


290  MULIER  AMICTA  SOLE 

chair,  et  il  vous  revêt  de  la  gloire  de  sa  majesté.  Vous 
revêtez  le  soleil  d\m  nuage,  et  vous-même  êtes  revêtue  du 
soleil 

«  Sur  sa  tête,  dit  le  texte,  une  couronne  de  douze  étoiles... 
Pourquoi  les  astres  ne  couronneraient-ils  pas  celle  que 
revêt  le  soleil?  Comme  aux  jours  du  printemps,  est-il  dit 
ailleurs,  l'entouraient  les  roses  en  fleurs  et  les  lis  des 
vallées  \..  Mais,  qui  estimera  ces  perles?  qui  nommera  ces 
étoiles,  dont  est  formé  le  diadème  royal  de  Marie?  11  n'appar- 
tient pas  à  riiomme  d'expliquer  ce  qu'est  cette  couronne, 
d'en  faire  connaître  la  composition^...  » 

Bernard  essaie  pourtant,  et,  de  douze  brillantes  préroga- 
tives de  la  mère  de  Dieu,  il  forme  un  des  plus  beaux 
joyaux  qu'on  ait  jamais  consacrés  à  Marie. 

Ce  fameux  discours,  par  une  association  facilement  expli- 
cable d'images  et  d'idées,  m'a  toujours  rappelé  le  triomphe 
de  la  Vierge,  sculpté  dans  l'église  abbatiale  de  Solesmes. 
C'est  là  une  composition  célèbre,  bien  qu'elle  n'ait  pas  la 
haute  valeur  de  la  sépulture  du  Christ,  qui  lui  fait  pendant. 
Dans  la  chapelle  de  la  Vierge,  l'artiste  apprécie  quelques 
statues  d'un  beau  travail,  mêlées  à  d'autres  médiocres,  et 
plus  encore  les  encadrements  et  les  détails  d'ornemen- 
tation ;  pour  l'archéologue  chrétien,  l'intérêt  est  surtout 
dans  la  puissance  et  la  richesse  de  l'inspiration.  Le  bon 
prieur,  dom  Jean  Bougler,  et  les  artistes  inconnus  qui 
travaillèrent  sous  ses  ordres  vers  le  milieu  du  seizième 
siècle,  ont  répandu  à  profusion  les  richesses  de  l'Ecriture 
et  de  la  tradition.  Pour  représenter  aux  yeux  et  à  l'âme  le 
trépas  de  Marie,  sa  sépulture,  sa  victoire  sur  les  puissances 
infernales  et  son  assomption,  ils  ont  rassemblé  et  groupé 
personnages  historiques  ou  légendaires,  anges  et  saints, 
figures  de  l'Ancien  Testament,  emblèmes  et  symboles; 
quand  la  pierre  ne  parle  pas  assez  d'elle-même,  des  inscrip- 

1.  Accommodation  de  Eccli.  l,  8.  Cf.  office  de  la  Sainte  Vierge,  respons.  5. 

2.  S.  Bernard,  Sermo  in  dominica  infra  octavam  Assumptionis,  de  duode- 
cim  prserogativis  B.  V.  Mariœ,  3,  6,  7;  Migne,  t.  CLXXXIII,  col.  430  et 
suiv.  On  voit  assez  que,  dans  le  passage  cité  ici,  il  y  a  beaucoup  de  cou- 
pures. Les  développements  complets  sont  fort  beaux,  bien  que  les  applica- 
tions symboliques  deviennent  parfois  un  peu  subtiles  et  compliquées. 


ESSAI  EXEGETIQUE  291 

lions  latines  viennent  lui  prêter  une  voix.  Dans  cet  ensemble, 
une  place,  et  une  large  place,  revient  à  la  femme  de  l'Apo- 
calypse, et  au  dragon  qui  déploie  contre  elle  toute  sa  fureur. 
Et  l'une  des  inscriptions  dit  :  «  Cette  femme  mystique  est 
l'Eglise,  qui,  par  la  Vierge,  a  enfanté  le  Fils  promis  à 
Abraham  et  aux  patriarches,  et  conçu  en  Marie  par  la  foi.  » 
Près  de  là  sont  quatre  docteurs,  qui  regardent  avec  amour 
Notre-Dame  monter  au  ciel.  L'un  d'eux  est  Bernard,  et 
l'inscription  placée  au-dessous  de  lui  résume  précisément  le 
sermon  super  Signum  magnum;  d'autres  inscriptions  accom- 
pagnent les  trois  autres  statues,  redisant  la  gloire  et  la 
pureté  de  la  femme  céleste,  et  indiquant  la  signification 
symbolique  des  étoiles  qui  la  couronnent. 

Cependant,  après  que  nous  avons  goûté  les  pieuses  et 
artistiques  conceptions  de  nos  pères,  vient  le  temps  de  la 
réflexion.  Notre  esprit  moderne  ne  peut  rien  accepter  sim- 
j)lem('nt.  11  a  noté  au  passage  quelques  mots,  où  le  vieux 
prieur  de  Solesmes  aussi  bien  que  l'abbé  de  Clairvaux  insi- 
nuent que  la  vision  de  saint  Jean  pourrait  bien  convenir  à 
l'Église,  au  moins  autant  qu'à  Marie  ;  et  c'est  là-dessus 
qu'il  vient  maintenant  demander  des  explications  nettes. 
C'est  son  malheur  de  déflorer  les  plus  belles  choses  par  des 
pourquoi  et  des  comment.  11  est  vrai  que,  si  l'on  peut  donner 
à  ses  questions  une  réponse  satisfaisante,  il  admire  les 
belles  choses  d'autant  plus  vivement  qu'il  voit  mieux  en 
elles  la  «  splendeur  du  vrai  n. 

Il  s'agit  donc,  dans  le  cas  présent,  de  savoir  si,  au  dou- 
zième chapitre  de  l'Apocalypse,  il  est  vraiment  question  de 
la  Sainte  Vierge;  et,  pour  parler  en  termes  techniques,  si 
elle  est  l'objet  du  sens  littéral,  du  sens  figuratif,  ou  d'une 
simple  accommodation  *. 

A  vrai  dire,  il  y  a  bien  du  vague  sous  ces  trois  divisions 
classiques  des  «  sens  de  l'Ecriture  ».  Car  ce  n'est  pas  la 
même  chose  de  parler  d'un  personnage  directement  et  expli- 
citement, ou  d'en  parler  par  allusion;  dans  les  deux  cas 
«ependant,    on    peut  en  parler  au  sens  littéral.  Quant  aux 

1.  L'uHAgo  liturgique  du  paHsagc  ne  suffit  pan  à  ri^Roiidre  la  question. 
Car  il  est  certain  que  1  Eglise,  dan»  se»  office»,  emploie  de»  passages  de 
l'Ecriture  sainte  dans  un  sens  purement  accommodatice. 


292  MULIER  AMICTA  SOLE 

«  figures  «,  elles  sont  loin  d'être  toutes  de  même  espèce; 
de  sorte  qu'on  pourrait  faire  bon  nombre  de  distinctions  sur 
l'emploi  du  sens  figuratif.  Du  moins,  le  sens  littéral  et  le 
sens  figuratif,  avec  toutes  leurs  variétés,  se  ressemblent  en 
un  point  :  ils  représentent  la  pensée  même  de  l'auteur  ;  ils 
n'y  ajoutent  pas  ;  c'est  bien  là  ce  que  l'Esprit-Saint  a  voulu 
dire  par  la  parole  inspirée.  Par  ce  caractère,  ces  deux  sens 
se  distinguent  nettement  de  l'accommodation.  Celle-ci  est  une 
application,  faite  par  nous,  du  texte  sacré;  elle  représente  une 
pensée  que  nous  trouvons  dans  notre  propre  esprit  à  propos 
d'un  passage  de  l'Écriture,  non  la  pensée  même  que  Dieu 
a  prétendu  nous  communiquer  dans  ce  passage. 

Au  reste,  ces  principes,  codifiés  par  les  théologiens  pour 
l'exégèse  biblique,  sont  tout  naturellement  reconnus  et 
appliqués  dans  l'interprétation  des  œuvres  humaines.  Racine 
représente  Esther,  qui  réunit  dans  son  palais  de  jeunes 
Israélites,  met  «  son  étude  et  ses  soins  »  à  les  élever  dans 
la  crainte  du  Seigneur,  et  goûte  au  milieu  d'elles  «  le  plaisir 
de  se  faire  oublier».  De  quelque  nom  qu'on  appelle  ces  allu- 
sions ou  ces  figures,  le  poète  a  évidemment  pensé  à  la  fonda- 
trice de  Saint-Gyr  autant  ou  plus  qu'à  la  femme  de  Xerxès. 
La  cour,  qui  savait  applaudir  à  propos,  n'ajoutait  pas  à  la 
pensée  de  l'auteur;  elle  la  retrouvait  et  la  faisait  remarquer. 
Si,  par  impossible.  Racine  n'avait  songé  qu'à  ses  antiques 
personnages,  sans  voir  leur  ressemblance  avec  les  person- 
nages présents,  et  si  la  cour  avait  elle-même  trouvé  et  signalé 
cette  ressemblance,  la  cour  eût  fait  une  accommodation  K 

1.  A  Erfurt,  en  1808,  on  jouait  YOEdipe  de  Voltaire.  A  ce  vers,  dit  par 
Philoctète  au  sujet  d'Hercule  : 

L'amitié  d'un  grand  homme  est  un  bienfait  des  dieux, 
Alexandre  I"""  se  tourna  vers  Napoléon  et  lui  tondit  la  main.  C'était  une 
délicate  accomniodation. —  Il  est  vrai  que,  d'un  texte  profane,  on  peut  faire 
un  usage  auquel  l'auteur  n'a  pas  songé,  tandis  que  l'Esprit-Saint  a  prévu 
toutes  les  applications,  même  tous  les  abus,  qu'on  pourrait  faire  de  sa  parole. 
Mais  autre  chose  est  de  prévoir  le  sens  ou  le  contresens  qu'on  pourra  tirer  de 
tel  passage,  autre  chose  de  vouloir  exprimer  tel  sens  et  communiquer 
aux  hommes  telle  vérité.  L'accommodation  n'est  pas  un  sens  que  Dieu  n'a 
pas  prévu,  mais  un  sens  dont  Dieu  n'a  pas  voulu  faire  l'objet  de  sa  parole 
révélatrice.  C'est  par  les  règles  traditionnelles  de  l'interprétation  qu'on 
distingue  ce  que  Dieu  a  voulu  dire. 


ESSAI   EXEGETIQUE  293 

Ainsi,  pour  nous,  la  question  vraiment  importante  est  de 
savoir  si  Dieu  même,  en  inspirant  le  douzième  chapitre  de 
l'Apocalypse,  a  voulu  nous  faire  penser  à  Marie  et  nous 
parler  d'elle,  ou  si  l'application  faite  à  Marie  de  la  vision 
céleste  vient  seulement  de  l'esprit  de  l'homme  et  de  la 
piété  des  fidèles. 

Pour  répondre,  il  faut  bien  tenter  une  interprétation  de 
<;e  chapitre.  Mais  il  y  aurait  trop  de  témérité  à  vouloir  com- 
plètement l'expliquer  :  il  est  trop  plein  de  mystères,  et  trop 
intimement  lié  aux  épisodes  voisins  et  à  l'ensemble  même 
du  livre.  La  seule  chose  possible  est  de  chercher  uniquement, 
dans  cette  vision,  le  rôle  de  la  Sainte  Vierge,  en  écartant  de 
son  mieux  toutes  les  autres  questions;  et,  sur  le  rôle  même 
de  la  Sainte  Vierge,  de  dire  des  choses  vraies,  sans  être 
assuré  de  découvrir  toute  la  vérité. 

II 

La  femme,  qui  paraissait  dans  le  ciel,  et  semblait  en 
refléter  la  paix,  est  soudain  dans  les  angoisses  de  l'enfante- 
ment; et  devant  elle  se  tient  un  dragon,  portant  les  insignes 
du  «  prince  de  ce  monde'  »,  et  avide  de  dévorer  l'enfant  qui 
va  naître.  Or,  la  femme  <levint  mère  «  d'un  enfant  mâle,  qui 
devait  gouverner  toutes  les  nations  avec  un  sceptre  de  fer, 
et  son  fils  fut  enlevé  à  Dieu  et  à  son  trône.  Et  la  femme  s'en- 
fuit dans  le  désert,  où  elle  avait  une  retraite  que  Dieu  lui 
avait  préparée,  pour  y  rMre  nourrie  mille  deux  cent  soixante 
jours'-.  » 

Le  lieu  de  la  scène  change  donc.  La  femme  s'enfuit  au 
désert.  Le  «  grand  dragon,  l'ancien  serpent,  appelé  le 
(lial)le  et  Satan*  »  est  lui-même  précipité  en  terre,  et  ses 
anges  avec  lui*;  et  c'est  sur  la  terre  que  se  passe  la  suite  du 

1.  Joan.  XIV,  30. 

2.  Apoc.  XII,  5,  6.  Traduction  de  Bossuct,  ici  et  pour  les  fragment»  qui 
Ruivent,  cites  entre  guillcmetB. 

3.  Ibid..9. 

4.  Ici  so  place  (T-I2)  le  combat  de  «aint  Michel  contre  le  dra^çon.  La 
lutte  dôcrile  par  saint  Jean  fait  partie  de»  épisodes  de  l'Apocalypse;  elle  se 
rapporte  donc,  vraisemblablement,  «u  m^roe  temps  que  le  reste  de  la  pro- 


294  MULIER  AMICTA  SOLE 

drame.  Le  dragon  se  met  à  poursuivre  «  la  femme  qui  avait 
enfanté  un  mâle.  Et  on  donna  à  la  femme  deux  ailes  d'un 
grand  aigle,  afin  qu'elle  s'envolât  au  désert,  au  lieu  de  sa 
retraite,  où  elle  est  nourrie  un  temps,  des  temps,  et  la  moi- 
tié d'un  temps^  hors  de  la  présence  du  serpent.  Alors,  le 
serpent  jeta  de  sa  gueule  comme  un  grand  fleuve  après  la 
femme,  pour  l'entraîner  dans  ses  eaux.  Mais  la  terre  aida  la 
femme;  elle  ouvrit  son  sein,  et  elle  engloutit  le  fleuve  que  le 
dragon  avait  jeté  de  sa  gueule.  Et  le  dragon  s'irrita  contre  la 
femme,  et  alla  faire  la  guerre  à  ses  autres  enfants  qui  gardent 
les  commandements  de  Dieu,  et  qui  rendent  témoignage 
à  Jésus-Christ.  Et  il  s'arrêta  sur  le  sable  de  la  mer-.  » 

Pour  reconnaître  la  femme  qui  soutient  ce  combat,  le 
signe  le  plus  clair,  au  premier  aspect,  c'est  la  désignation 
précise  de  son  ennemi.  Ici,  le  doute  n'est  pas  possible. 
C'est  «  l'ancien  serpent  ^  »,  c'est-à-dire  évidemment  le 
tentateur  de  l'Eden.  C'est  à  lui  qu'il  a  été  dit:  «  Je  mettrai 
l'inimitié  entre  toi  et  la  femme,  entre  ta  race  et  la  sienne  ^.  •>■> 
Lorsqu'il  cherche  à  dévorer  l'enfant  qui  va  naître,  lorsqu'il 
poursuit  la  femme  au  désert,  lorsqu'il  fait  la  guerre  «  à  ses 
autres  enfants  »,  ou,  plus  littéralement  «  aux  autres  de  sa 
race  ^  »,  il  accomplit  l'ancien  oracle.  Cette  lutte  à  laquelle 
prennent  part  le  ciel  et  la  terre,  c'est  bien  la  même  qui  est 
esquissée  en  deux  traits  dès  la  premier©  page  de  la  Genèse. 
Ce  qui  fut  alors  prédit,  saint  Jean  le  montre  en  action  ;  ou 
plutôt  l'Esprit-Saint,  unique  auteur  de  l'Ecriture,  continue  sa 
pensée  de  Moïse  à  saint  Jean,  et  déroule  devant  nous  b; 
plan  divin,  depuis  l'origine  de  l'humanité,  jusqu'aux  luttes 
du  christianisme,  et  probablement  jusqu'à  la  fin  des  temps. 

phétie;  mais  elle  rappelle,  par  allusion,  la  révolte  et  le  châtiment  des  mau- 
vais anges. 

1.  Un  an,  deux  ans,  et  la  moitié  d'un  an,  ce  qui  équivaut,  en  chiffres 
ronds,  aux  mille  deux  cent  soixante  jours  du  verset  6.  Pour  la  manière  de 
dire,  cf.  Dan.  iv,  22  et  vu,  25.  Bossuet  a  excellemment  montré  (Apocalypse, 
xi)  que,  dans  la  langue  de  l'Ecriture  Sainte,  trois  ans  et  demi  (moitié  d'une 
semaine  d'années)  expriment  symboliquement  le  temps  de  la  persécution. 

2.  Apoc.  xn,  13-18. 

3.  Ibid.,  9.  Le  mot  est  répété,  Apoc.  xx,  2. 

4.  Gen.  m,  15. 

5.  Apoc.  XII,  17. 


ESSAI   EXEGETIQUE  295 

La  femme  de  l'Apocalypse  correspond  donc  à  celle  de  la 
Genèse  ;  la  prophétie  de  Patmos  dépend,  pour  Tinterpré- 
tation,  de  celle  de  l'Eden.  Or,  dans  le  troisième  chapitre 
de  la  Genèse,  Pères,  théologiens  et  exégètes  s'accordent  à 
voir  la  première  et  la  plus  générale  des  promesses  messia- 
niques. C'est  le  M  protévangile  »,  la  première  annonce  du 
Rédempteur,  de  ses  luttes  et  de  son  triomphe.  Il  y  a  comme 
plusieurs  points  de  vue,  pour  contempler  les  mystères  que 
cet  oracle  montre  en  perspective  ;  mais,  de  quelque  point 
qu'on  regarde,  on  voit  toujours  les  mêmes  choses. 

Si  l'on  peut  résumer  en  quelques  lignes  les  conclusions 
de  tant  de  savantes  études,  et,  au  risque  de  sacrifier  bien 
des  nuances,  simplifier  résolument  les  systèmes,  on  parta- 
gera les  interprètes  en  deux  groupes. 

Suivant  les  uns.  Dieu,  après  la  chute,  promet  directement 
et  immédiatement  le  Sauveur  *.  Il  dit  à  Satan,  chef  des 
anges  rebelles  :  «  Je  mettrai  l'inimitié  entre  toi  et  celle  qui 
sera  la  femme  par  excellence,  la  mère  du  Rédempteur  et  de 
rhumanilé  rachetée,  entre  ta  race,  tes  adhérents,  tes 
auxiliaires,  et  le  Fils  de  cette  femme  bénie  ;  il  t'écrasera  la 
tète,  et  tu  feras  effort  contre  son  talon  ♦.  »  Au  reste,  si  la 
femme  et  sa  race  sont  directement  et  immédiatement  Marie 
et  le  Christ,  c'est  aussi  et  secondairement  toute  l'humanité, 
moralement  unie  au  Sauveur  et  à  la  corédemptrice. 

D'après  les  autres  •'',  Dieu,  dans  l'Eden,  parle  d'abord  aux 
personnages  présents,  et  prononce,  à  leur  sujet,  un  oracle 
qui  embrasse  tous  les  siècles.  Il  dit  au  serpent  qui  est  là,  et 
en  lui  à  Satan  qui  s'en  est  servi  comme  d'un  instrument 
pour  tenter  la  femme  :  u  Je  mettrai  l'inimitié  entre  toi  et 
Eve,  entre  ta   race  et  la  sienne  ;  la  race  de  la  femme  obser- 

1.  On  peut  Toir  Patrizi,  <fe  interpretalione  Scripturarum  sacranim,  Rome, 
1844,  t.  II,  p.  46  et  nuiv.  Mais  le  très  Inr^çe  rëaumë  donne  ici  ne  vise  pas  à  être 
l'expression  exacte  du  système  particulier  de  Palrisi  ;  c'est  plulôt  une  vue 
d'ensemble  sur  les  systèmes  qui  mettent  le  Christ  et  sa  mère  au  premier 
plan  <lo  la  vision  propht^tique. 

2.  Gcn.  III,  15.  Sur  ipae  ou  ipsa,  sujet  de  conteret,  voir  les  dissertations 
spéciales. 

3.  On  peut  voir  (avec  les  r^'acrvcs  indiquées  sur  les  nuances)  le  P.  Cor- 
luy,  Spicilegium  dogmatico-hiblicum,  Gand,  1884,  t.  I,  p.  347  et  suiv.  ; 
le  V.  de  Hummclaucr,  Commentarius  in  Genesim,  1895,  p.  159  et  suiv. 


296  MULIER  AMICTA  SOLE 

vera  ta  tête  pour  l'écraser,  et  tu  observeras  son  talon  pour 
le  mordre  i.  Telle  sera  en  effet  la  fortune  de  ce  long  combat: 
tu  infligeras  à  l'humanité  bien  des  blessures,  mais  elle 
cependant  triomphera  de  toi,  en  te  broyant  la  tête.  Cette 
victoire,  les  crimes  de  la  terre  le  montreront,  on  ne  peut 
l'attendre  de  l'ensemble  de  l'humanité,  blessée  par  toi.  Le 
triomphe  sera  le  partage  d'un  unique  vainqueur,  chef  et 
représentant  du  genre  humain,  sur  qui  tu  n'auras  aucun 
avantage.  Ces  mots  «  la  race  de  la  femme  «  lui  conviennent 
mieux  qu'atout  autre,  car  une  Vierge  aura  seule  part  à  sa 
naissance.  « 

Ainsi,  les  uns  prennent  pour  objet  direct  et  immédiat  de 
la  parole  divine,  le  Christ  et  sa  mère,  et,  pour  objet  secon- 
daire et  éloigné,  l'humanité.  Les  autres  prennent  Eve  et 
l'humanité  pour  objet  immédiat  et  direct,  mais  ils  tiennent 
que  le  Christ  et  sa  mère,  montrés  dans  le  lointain,  sont 
cependant  l'objet  principal  -.  De  toute  manière,  au  point 
culminant  où  se  résument  la  lutte  et  la  victoire,  il  y  a  Marie 
et  le  Rédempteur,  broyant  la  tête  du  serpent.  Dans  le 
prolongement  séculaire  de  l'action,  il  y  a  d'un  côté  Satan  et 
ses  auxiliaires  ;  de  l'autre,  l'humanité  entière  et  chacun  des 
hommes,  et  surtout  la  portion  fidèle  de  l'humanité,  repré- 
sentée comme  «  la  race  de  la  femme  »  :  la  femme  pouvant 
être  encore  Marie,  ou  Eve,  ou  l'Eglise,  ou  même  chacune 
des  femmes,  en  un  mot  tout  personnage  réel  ou  symbolique 
auquel  revient,  à  des  titres  et  à  des  degrés  divers,  le  rôle 
de  «  mère  du  genre  humain  ». 

Lors  donc  qu'on  nous  parle  de  la  femme  et  du  serpent, 
il  faut,  pour  comprendre,  chercher,  parmi  les  épisodes 
d'une  longue  et  gigantesque  lutte,  celui  dont  il  est  question. 
Est-ce  l'épisode  central,  la  femme  sera  certainement  Marie. 

1.  Pour  se  rendre  compte  des  mots  employés  ici,  voir  les  dissertations 
spéciales  sur  le  sens  de  shouf,  rendu  dans  les  Septante  par  Tr.ptïv,  dans  la 
Vulgate  par  conterere . 

2.  Cela  reste  vrai,  même  pour  ceux  qui  pensent  que  la  Sainte  Vierge  est 
désignée  seulement  au  sens  typique  :  car  le  personnage  figuré  est  souvent 
l'objet  principal  d'une  prophétie.  Plusieurs  psaumes,  par  exemple,  se 
rapportent  littéralement  à  David,  et  typiquement,  mais  principalement,  au 
Messie. 


ESSAI   EXÉGÉTIQUE  297 

Est-ce  un  épisode  secondaire,  la  femme  pourra  être  l'un  des 
personnages  indiqués,  et  les  circonstances  diront  lequel.  Il 
faut  donc  considérer  de  plus  près  encore  la  scène  décrite 
dans  TApocalypse. 

Certains  traits  paraissent  tout  d'abord  se  rapporter  au 
principal  épisode,  et  au  groupe  sauveur  lui-même.  La 
femme  vue  par  saint  Jean  met  au  monde  un  fils  «  qui  doit 
gouverner  toutes  les  nations  avec  un  sceptre  de  fer'  ».  Le 
premier  mouvement  est  de  reconnaître  le  Messie,  et  par 
suite  sa  mère. 

Mais  il  faut  tenir  compte  de  toutes  les  données  du  pro- 
blème. Quand  Dieu  nous  propose  des  énigmes,  il  nous 
fournit  le  moyen  de  les  interpréter,  autant  du  moins  que 
cela  nous  est  utile,  mais  à  condition  de  nous  rendre  attentifs 
à  tous  les  détails  de  sa  parole.  Dans  cette  môme  Apoca- 
lypse, le  Fils  de  l'homme  dit  à  l'évèque  de  Thyatire  :  «  Celui 
qui  sera  victorieux,  et  gardera  mes  œuvres  jusqu'à  la  fin, 
je  lui  donnerai  puissance  sur  les  nations.  II  les  gouvernera 
avec  un  sceptre  de  fer,  et  elles  seront  brisées  comme  un 
vase  d'argile.  Tel  est  ce  que  j'ai  reçu  de  mon  Père*.  » 
L'autorité  sur  les  nations  appartient  donc  en  propre  au 
Messie,  mais  peut  être  communiquée  à  ses  fidèles  •''.  Le 
«  sceptre  de  fer  »  peut  être  l'insigne  non  seulement  du 
Christ,  mais  aussi  de  son  corps  mystique. 

Et,  dans  le  cas  présent,  il  y  a  une  raison  décisive  de 
penser  qu'il  s'agit  en  effet  du  corps  mystique  ;  c'est  bien  lui 
que  la  femme  met  au  monde,  et  que  le  dragon  cherche  à 
dévorer.  Car  la  douleur  qui  accompagne  l'enfantement*  ne 
convient  en  aucune  façon  à  la  naissance  du  Messie  ;  c'est 
dans  l'allégresse  que  Marie  devint  mère  du  Sauveur  et 
«  répandit  sur  le  monde  la  lumière  éternelle^  ». 

1.  Apoc.  XII,  5.  Cf.  Paaim.  ii,  9. 

2.  Apoc.  Il,  26-28. 

3.  Le  non»  P8l  ici,  comme  dan»  d'autre»  patma^çeR,  que  Dieu  gouverne  le 
monde  en  faveur  de»  juste»,  que  ton»  le»  «'vc^nement»  sont  diriges  par  une 
insondable  Providence  en  vue  du  nalut  et  de  la  perfection  de»  âme»,  et  que 
le»  »aints  sont  associes  à  Dieu  dan»  son  jugement  sur  le  monde. 

4.  Apoc.  XII,  2. 

5.  Pra-fatio  B.  V. 


298  MULIER  AMICÏA  SOLE 

Pourtant,  il  reste  encore  un  doute.  L'enfant  mâle,  qui 
dominera  sur  les  peuples,  n'est  pas  le  Christ  ;  il  représente 
les  fidèles  en  général,  ou  plutôt  une  catégorie  spéciale  de 
fidèles  et  d'élus^.  Il  n'est  pas  sûr  encore  que  sa  mère  soit 
l'Eglise,  et  non  la  Sainte  Vierge.  Car  Marie  a  sa  part,  non 
seulement  dans  l'œuvre  rédemptrice,  mais  dans  toutes  les 
applications  de  la  rédemption,  et  à  tous  les  moments  du 
grand  combat.  Elle  donne  la  vie  aux  fidèles  ;  et,  joyeuse 
lorsqu'elle  donna  le  jour  à  son  premier-né,  elle  a  souffert 
pour  enfanter  les  frères  du  Christ. 

La  dernière  réponse  doit  se  tirer  de  l'ensemble  du  pas- 
sage. La  femme,  vue  d'abord  dans  le  ciel,  est  bien  la  même 
qui  descend  sur  la  terre,  reçoit  des  ailes  pour  fuir  au  désert, 
est  poursuivie  par  le  démon,  aidée  par  les  puissances  ter- 
restres, et  providentiellement  soutenue  par  Dieu  dans  sa 
retraite  2.  Ce  n'est  pas  là  Marie.  Déjà  victorieuse  et  élevée 
au  ciel,  elle  règne  près  de  son  Fils  ;  le  rôle  de  protectrice 
lui  conviendrait  ;  elle  n'est  pas  la  femme  poursuivie,  dont 
le  ciel   et  la  terre   viennent  secourir  la  faiblesse. 

Au  contraire,  rien  qui  ne  s'applique  aisément  à  l'Église. 
«Protégée  par  la  splendeur  de  la  suprême  lumière,  la  sainte 
Eglise  est  comme  revêtue  du  soleil  ;  dédaigneuse  de  toutes 
les  choses  temporelles,  elle  tient  la  lune  sous  ses  pieds. -^  » 
On  la  montre  d'abord  dans  le  ciel,  car  elle  est  toute  céleste 
dans  son  origine  et  dans  sa  fin.  D'ailleurs,  dans  l'Apoca- 
lypse, le  ciel  désigne  non  seulement  la  demeure  de  Dieu, 
mais  le  monde  surnaturel  de  la  grâce,  auquel  l'Eglise 
appartient.  La  terre  et  les  flots  agités  de  la  mer  sont  le 
symbole  de  ce  monde.  C'est  au  milieu  de  ce  monde  que  vit 
maintenant  l'Eglise,  venue  du  ciel  ;  c'est  ici-bas  qu'elle  lutte 

1.  Car  l'enfant  qui  naît  au  v.  5  ne  représente  pas  collectivement  tous  les 
fils  de  la  femme.  Il  faut  le  distinguer  des  «  autres  de  sa  race  »,  mentionnés 
au  V.  17.  Certains  commentateurs  voient  dans  le  fils  aine  le  peuple  juif,  dans 
les  autres,  les  fidèles  de  la  gentilité  ;  d'autres  interprètes  distinguent  la  pre- 
mière génération  chrétienne,  les  antiques  témoins  du  Christ  (cf.  v.  5,  10,  11), 
et  les  fidèles  qui  se  succèdent  après  eux  dans  l'Église.  Mais  la  discussion  de 
ces  systèmes,  et  des  autres  qu'on  peut  proposer,  rentre  dans  l'interprétation 
d'ensemble  de  l'Apocalypse. 

2.  Apoc.  XII,  6,  14-17. 

3.  S.  Grégoire  pape,  Moral.,  XXXIV,  xiv,  §  25,  M.,  LXXVI.  731. 


ESSAI   EXÉGÉTIQUE  299 

iontre  le  démon,  tantôt  près  d'être  engloutie  par  les  flots 
de  la  persécution  ^  tantôt  secourue  par  Dieu  même  -,  ou 
par  les  pouvoirs  humains  •^,  suivant  Tordre  de  la  Providence 
d(;  Dieu. 

C'est  donc  bien  l'Eglise,  qui  est  directement  montrée  à 
saint  Jean  dans  le  personnage  de  la  femme  céleste.  Le  recon- 
naître, c'est  accepter  l'opinion  commune  des  Pères  et  des 
exégètes.  Et  les  premiers  siècles  chrétiens  étaient 
accoutumés  à  voir  sous  les  traits  de  la  femme  l'Eglise 
opprimée  et  confiante.  Quand  Hermas,  après  avoir  trouvé 
sur  son  chemin  un  monstre,  symbole  de  la  persécution, 
rencontre  ensuite  une  vierge  parée  de  vêtements  blancs  et 
voilée,  il  n'hésite  pas  :  «  D'après  mes  précédentes  visions, 
je  connus  qu(;  c'était  l'Eglise,    et  je  devins  joyeux  *.  » 


III 


Pourtant,  dans  la  littérature  «îI  l'art  symbolicpies  de  ces 
t<Mnps  lointains,  la  femme  ne  désignait  pas  seulement  l'Eglise. 
Tne  femme  debout,  les  bras  étendus  et  les  yeux  élevés  vers 
le  ciel,  pouvait  aussi  représenter  l'âme  chrétienne.  La  Vierge- 
nu>re  était  peinte  à  peu  près  sous  les  mêmes  traits.  ^'oiIà 
pour(jiu)i,  devant  les  frescjues  des  Catacombes,  on  s'arrête 
parfois  hésitant.  Et  qui  sait  si  l'artiste  lui-même,  en  don- 
nant à  son  œuvre  cette  expression  de  pureté,  de  force,  et 
de  céleste  désir,  ne  confondait  pas  dans  son  idéal  les  tntifs 
de  la  mère  et  ceux  de  l'épouse  du  Christ  ? 

Devant  quelques-uns  des  plus  beaux  tableaux  de  l'Ecri- 
ture, nous  éprouvons  le  même  sentiment  que  devant  les 
anti(|ues  orantes.  Par  exemple,  devant  les  symboles  de 
l'arche  d'alliance,  et  de  la  miraculeuse  toison,  devant  les 
scènes  de  chaste  amour  du  j)saume  quarante-quatrième  ou 
<Iii  C;uili«|u<'  (]r<.  ^•;\\\\\(\\\r<,  fiifiii  (b'vnnt  <M'ft«'  f<*mnu;  revêtue 

1.  Apoc.  XII,  15. 

2.  Ibid.,  6.  l'i. 

3.  Ibid.,  16. 

4.  Le  Pasteur,  vision  iv,  i  ;  Kiinck,  Patres  apostoiici,  t.  I,  p.  380. 


300  MULIER  AMICTA  SOLE 

du  soleil  et  couronnée  d'étoiles.  Une  observation  exacte 
nous  a  conduits  à  dire  :  «  C'est  TEglise  »  ;  mais  quelle 
attention  n'a-t-il  pas  fallu  pour  distinguer  les  traits  et  l'at- 
titude de  l'Eglise  d'avec  ceux  de  Marie,  tant  est  grande  la 
ressemblance  ! 

C'est  qu'en  effet  la  ressemblance  existe,  non  seulement 
grâce  à  la  façon  dont  le  peintre  a  conçu  les  personnages, 
mais  dans  les  personnages  eux-mêmes.  Il  y  a  longtemps 
que  la  tradition  chrétienne  a  signalé  une  étroite  analogie 
entre  Marie  et  l'Eglise  «  ces  deux  mères*  «.  Les  plus  an- 
ciens et  les  plus  illustres  docteurs  se  sont  plu  à  les  comparer-; 
aucun  ne  l'a  fait  avec  plus  d'autorité  ni  avec  plus  de 
profondeur  que  saint  Augustin  : 

«  L'Eglise,  dit-il,  imite  la  mère  du  Christ,  son  époux  et 
son  Seigneur.  Car  l'Eglise  aussi  esta  la  fois  mère  et  vierge. 
Sur  la  pureté  de  qui  veillons-nous,  si  elle  n'est  pas  vierge  ^  ? 
et  aux  enfants  de  qui  parlons-nous,  si  elle  n'est  pas  mère  ? 
Marie  a  mis  au  monde  corporellement  le  chef  de  ce  corps  ; 
l'Eglise  enfante  spirituellement  les  membres  de  ce  chef. 
Chez  toutes  deux,  la  virginité  n'empêche  point  la  fécondité  ; 
chez  toutes  deux,  la  fécondité  n'altère  point  la  virginité  — 
Toutefois,  à  une  seule  femme,  à  Marie,  il  appartient  d'être, 
et  spirituellement  et  corporellement,  mère  et  vierge  à  la 
fois.  Spirituellement,  elle  est  mère  non  de  notre  chef,  non 
du  Sauveur,  de  qui  bien  plutôt  elle-même  est  née  en  esprit... 
mais,  à  coup  sûr,  elle  est  mère  de  ses  membres,  c'est-à-dire 


1.  «  Conferamus,  si  placet,  lias  duas  maires...  »  S.  Césairc  d'Arles,  hom. 
II  (Migne,  t.  LXVII,  col.  1048).  Pour  ce  parallèle  entre  Marie  et  l'Eglise, 
j'emprunte  d'utiles  indications  au  P.  Bainvel,  de  Ecclesia  (schéma  lithogra- 
phie), p.  72  et  suiv. 

2.  Outre  saint  Augustin  et  saint  Césaire,  on  peut  citer  saint  Pierre  Chry- 
sologue,  serm.  cxvii  (M.,  LU,  521)  ;  saint  Fulgence,  epist.  m,  ad  Prohain, 
cap.  IV  et  V  (M.,  LXV,  326)  ;  saint  Épiphane,  Adv.  hœns,,  lxxviii,  19  (M., 
P.  G.,  XLII,  730)  ;  tous  les  Pères  qui  ont  comparé  le  lîdèle,  naissant  par  le 
baptême  dans  le  sein  de  l'Eglise,  au  Christ  naissant  en  Marie  par  l'opéra- 
tion de  l'Esprit-Saint  (voir  quelques  citations  dans  Hurtcr,  Opuscula  selecta 
sanctorum  Patruni,  t.  X,  p.  92,  n.  2)  ;  enfin,  ceux  qui  seront  cités  dans  la 
quatrième  partie  de  cet  article. 

3.  La  pureté  de  la  foi,  ici  comme  dans  plusieurs  autres  passages  du  Nou- 
veau Testament  et  des  Pères. 


ESSAI   EXEGETIQUE  301 

notre  mère  à  nous  ;  car  elle  a  coopéré  par  son  amour  '  à 
faire  naître  dans  TEglise  les  fidèles,  qui  sont  les  membres 
du  chef.  Corporellement,  elle  est  mère  du  chef  lui-même.  11 
fallait  en  eft'et  que,  par  un  insigne  miracle,  notre  chef  naquît 
corporellement  d'une  vierge,  afin  de  signifier  que  ses  mem- 
bres naîtraient  spirituellement  de  l'Eglise  vierge.  Seule 
donc,  Marie  est,  d'esprit  et  de  corps,  mère  et  vierge  : 
mère  du  Christ  et  vierge  du  Christ.  Quant  à  l'Eglise,  en  la 
personne  des  saints  qui  posséderont  le  royaume  de  Dieu, 
elle  est  en  esprit  tout  entière  mère  du  Christ  *,  et  tout 
entière  vierge  du  Christ;  mais  de  corps,  elle  n'est  pas  tout 
entière  l'une  et  l'autre  :  en  quelques  fidèles,  elle  est  vierge 
du  Christ;  en  d'autres,  elle  est  mère,  mais  non  du  Christ^.  » 

Dans  cette  page  magistrale,  il  y  a  en  germe  toute  la  doc- 
trine catholique  sur  les  rapports  entre  l'Eglise  et  Marie.  Ce 
sont,  on  le  voit,  des  rapports  de  ressemblance  :  ressem- 
blance de  la  sainteté,  de  la  virginité,  de  la  maternité.  Mais 
il  y  a  plus  que  ressemblance  :  il  y  a  réelle  et  intime  con- 
nexion. 

Ce  qui  relie  Marie  à  l'Église  —r  comme  ce  qui  fait  toutes 
ses  grandeurs  —  c'est  son  rôle  môme  de  mère  de  Dieu.  En 
acceptant,  avec  pleine  conscience  de  toute  la  portée  de  son 
acceptation,  d'être  la  mère  du  Verbe,  incamé  pour  sauver  le 
inonde,  elle  s'est  associée  à  toute  l'œuvre  du  Rédempteur; 
avec  lui  et  par  lui,  toujours  dans  un  rang  secondaire,  mais 
cependant  toujours  unie  au  médiateur,  elle  a  vaincu  le  démon, 
obtenu  la  grâce,  réconcilié  l'humanité  avec  Dieu.  Elle  est  en 
même  temps  devenue  mère  des  hommes,  et  très  spéciale- 
ment des  élus.  Car  vouloir  la  naissance  du  chef,  sachant 
(|iril  serait  le  chef  de  l'humanité  régénérée,  et  afin  qu'il  le 
devint,  c'était  vouloir  et  causer  en  même  temps  la  naissance 

1.  C'est  le  fameux  cooperata  caritate,  texte  patristiquc  de  la  plus  haute 
importance,  que  Bosauet  s'est  plu  k  développer  dans  plusieurs  de  ses  ser- 
mons sur  la  Sainte  Vierge. 

2.  Dans  ce  membre  de  phrase  (voir  le  contexte  non  cite  ici),  la  pensée  de 
saint  Augu»ttin  n'est  pa»  que  l'Eglise  est  m^re  dv»  membres  du  Christ  ;  il  l'a 
dit  plus  haut  ;  ici,  il  rappelle  que  les  fidèles  qui  font  la  volonté  de  Dieu  sont 
comparés  à  la  mère  du  Christ  (Matt.  xii,  50). 

3.  De  sancta  Virginitate,  cap.  ii  et  vi,  M.,  XL,  397,  399. 


302  MULIER  AMICTA  SOLE 

des  membres.  Or,  l'Eglise  n'est  sur  la  terre  que  pour  con- 
tinuer la  même  œuvre  à  laquelle  Marie  a  coopéré,  pour 
aider  les  hommes  à  profiter  des  grâces,  acquises  par  Jésus 
et  secondairement  par  Marie,  pour  les  faire  participer  à 
l'adoption  divine,  méritée  par  la  rédemption.  La  charité  de 
l'Eglise  a  donc  le  même  objet,  et  s'étend  aux  mêmes 
sujets  que  la  charité  de  Marie,  et  c'est  également  une  cha- 
rité maternelle.  Nous  appelons  Marie  notre  mère,  parce 
que,  grâce  à  elle,  nous  sommes  moralement  un  avec  le 
Christ,  son  Fils  unique.  Nous  appelons  aussi  l'Eglise  notre 
mère,  parce  que,  par  la  prédication  de  l'Evangile  et  par  les 
sacrements,  ses  pasteurs  contribuent,  eux  aussi,  à  nous 
imir  au  Christ,  et  à  nous  faire  jouir  de  cette  vie  surnatu- 
relle, que  nous  devons  à  Jésus  et  à  Marie  ^ 

Dans  toutes  ces  relations,  on  le  voit,  la  supériorité  est 
toujours  du  côté  de  Marie-.  Elle  est  unie  au  vainqueur,  et 
triomphe  avec  lui  au  point  central  de  l'action;  l'Eglise  vient 
ensuite,  pour  le  prolongement  de  la  lutte.  Marie  a  son  rôle 
dans  l'œuvre  de  la  rédemption  tout  entière,  dans  l'acquisition 
et  la  distribution  des  grâces  ;  l'Eglise  a  part  seulement  à 
leur  distribution.   Dans  l'acquisition  et  la   distribution   des 

1 .  Le  P.  Jcanjacquot  développe  la  comparaison  entre  la  maternité  de  la 
Sainte  Vierge  et  celle  de  l'Église  par  rapport  aux  fidèles,  Simples  explica- 
tions sur  la  coopération  de  la  T.  S.  Vierge  à  l'œuvre  de  la  rédemption  et 
sur  sa  qualité  de  mère  des  chrétiens,  n.  52  et  suiv.,  édit.  1868,  p.  164  et 
suiv. 

2.  Lorsque,  dans  les  comparaisons  de  ce  genre,  on  met  d'un  côté  l'Eglise, 
et  de  l'autre  côté  Marie,  on  ne  veut  pas  dire  que  Marie  soit  en  dehors  de 
l'Église  ;  mais  on  la  considère  à  part,  comme  distincte  du  reste.  La  même 
chose  arrive  pour  Notre-Seigneur  ;  tantôt  on  parle  de  lui  comme  étant  de 
l'Église,  etla  partie  la  plus  essentielle  derÉglisc,tantôton  le  représente  comme 
distinct  de  l'Église,  et  exerçant  sur  elle  son  autorité.  C'est  ainsi  qu'on  peut 
considérer  la  tête,  tantôt  comme  faisant  partie  du  corps,  et  tantôt  comme 
distincte  du  corps,  c'est-à-dire  des  autres  membres  qu'elle  gouverne.  Et, 
toutes  les  fois  qu'il  y  a  un  tout  et  des  parties,  on  peut  faire  la  même  chose  : 
voir  chaque  partie  dans  le  tout,  ou  la  mettre  à  part  pour  la  comparer  à 
l'ensemble  des  autres.  Si  l'on  met  ainsi  Marie  à  part,  elle  est  supérieure  à 
l'Église;  si  on  la  considère  dans  l'Église,  alors  tous  les  privilèges  de  Marie 
conviennent  à  l'Église,  mais  par  Marie.  On  peut  dire  ainsi,  avec  une  inscrip- 
tion de  Solesmes  citée  plus  haut,  que  «  par  la  Vierge,  l'Eglise  a  enfanté  le 
Messie  ». 


ESSAI   EXEGÉTIQUE  303 

grAces,  Marie  est  associée,  dans  un  rang  inférieur,  à  Jésus- 
Christ,  cause  principale  et  source  de  tout  mérite  ;  dans  la 
distribution  des  grâces,  TEglise  ne  sert  que  d'instrument 
pour  appliquer  aux  âmes  les  fruits  de  la  rédemption,  Marie 
est  totalement  mère  du  Christ,  du  corps  physique  et  du 
corps  mystique,  du  Sauveur  et  de  ses  membres  ;  l'Église  est 
mère  des  membres  seuls.  L'Eglise,  répète  saint  Augustin, 
ne  fait  qu'«  imiter  Marie,  lorsque  chaque  jour  elle  enfante 
les  membres  du  Christ'  ».  Par  sa  maternité  divine,  Marie 
dépasse  de  loin  la  maternité  de  l'Eglise  ;  par  sa  maternité  à 
l'égard  de  tous  les  fidèles,  elle  est  mère  de  l'Eglise  elle- 
même  ;  en  Marie,  mère  de  Dieu  et  mère  des  hommes, 
l'Eglise  est  unie  au  Christ,  qui  est  à  la  fois  «  son  frère  et 
son  époux 2  ». 

Enfin,  on  voit  en  quel  sens  Marie  est  la  figure  ou  le 
H  type  »  de  l'Eglise.  Ce  n'est  pas  ici  un  personnage  de  rang 
inférieur,  pris  pour  symbole  d'un  plus  grand,  qui  doit 
venir  après  lui  ;  c'est  plutôt  un  personnage  supérieur,  pris 
pour  modèle  de  tous  ceux  qui  doivent  le  suivre.  Marie  n'est 
pas  figure  de  l'Eglise,  de  la  façon  dont  Melchisédech  était 
figure  (lu  Christ,  prêtre  éternel,  mais  plutôt  de  la  façon 
dont  le  Christ,  au  cénacle  ou  sur  la  rr«»ix.  était  le  type  du 
sacerdoce  chrétien. 

Ce  n'est  pas  non  plus  un  personnage  que  des  circons- 
tances, fortuites  ou  variables,  amènent  k  représenter  une 
société  ;  c'est  plutôt  un  personnage  qui,  par  la  nature 
même  des  choses,  porte  en  lui-même  la  société  tout  entière. 
Marie  ne  représente  pas  l'Eglise,  comme  l'ambassadeur  ou 
le  général  se  trouve  parfois  amené  à  représenter  la  nation, 
mais  plutôt  comme  le  souverain,  qui  réunit  habituellement 
en  lui-même  les  forces  et  les  volontés  de  la  nation  tout 
entière.  Lorsque  de  fait,  au  calvaire  par  exemple,  elle  agis- 
sait au  nom  de  toute  l'humanité,  offrant  à  Dieu  la  victime 
et  recueillant  son  sang,  elle  remplissait  non  un  office  extra- 
ordinaire, mais  le  rôle  même  qui  lui  revenait  de  droit. 


1.  Ecclcsia.  «  qua',    imitans  cjus  niatrcm,  quotidic  parit   mcmbra   cjus,  et 
▼irgo  est.  »  Enchiridion,  34,  M.,  XL,  249.  —  Gf.  Ce  passnpr  cité  plu»  haut. 

2.  Gant,  iv,  9,  !0;  viii,  1. 


304  MULIER  AMICTA  SOLE 

C'est  par  sa  dignité  même  et  sa  place  dans  le  plan  divin 
que  Marie  est  figure  de  FEglise,  et  elle  dépasse  de  toutes 
laçons  la  chose  figurée.  Sa  maternité  est  le  modèle  de 
celle  de  l'Eglise  ;  sa  victoire,  celui  de  nos  luttes  ;  sa 
sainteté,  celui  de  toute  vei'tu  chrétienne  ;  son  intercession 
réunit,  complète  et  rend  agréable  à  Dieu  par  Jésus-Christ  la 
prière  de  tous  les  fidèles  et  de  tous  les  saints.  Elle  n'est 
pas  l'ébauche  de  l'Eglise,  elle  en  est  un  type  idéal. 

IV 

L'auteur  d'un  très  ancien  sermon,  souvent  attribué  à 
saint  Augustin,  disait  aux  catéchumènes  :  «  Vous  avez  reçu 
le  symbole  ;  c'est,  contre  le  venimeux  serpent,  la  sauvegarde 
de  la  femme  qui  enfante.  Ce  dont  je  parle  est  écrit  dans 
l'Apocalypse  de  l'apôtre  Jean  :  le  dragon  se  tenait  devant  la 
femme  qui  allait  devenir  mère,  afin  de  dévorer  son  fils,  dès 
qu'il  serait  né.  Le  dragon  est  le  diable,  aucun  de  vous  ne 
l'ignore.  La  femme  signifiait  la  Vierge  Marie,  qui,  sans 
souillure,  a  mis  au  monde  notre  chef  immaculé,  et  qui,  de 
plus,  a  présenté  en  elle-même  la  figure  de  la  sainte 
Eglise  ^...  » 

Le  vieil  orateur  chrétien  semble  dire  que,  dans  la  vision 
de  saint  Jean,  la  Sainte  Vierge  est  directement  montrée  ;  en 
cela,  il  se  sépare  de  l'ensemble  de  la  tradition  et  de  l'exé- 
gèse. Mais  il  indique  avec  une  parfaite  sûreté  de  vue  que, 
dans  ce  passage,  la  pensée  de  l'Eglise  et  celle  de  Marie 
s'appellent  et  se  complètent,  et  que  les  deux  personnages  se 
tiennent  comme  la  figure  et  la  chose  figurée.  Et  c'est  là  sans 
doute  ce  que  veulent  dire  tant  de  Pères,  de  théologiens,  de 
commentateurs  ^,  et  la  liturgie  elle-même,  en  appliquant  à 


1.  Sermo  iv  de  Symholo  ad  catechumenos,  parmi  les  œuvres  douteuses  de 
saint  Augustin,  M.,  XL,  661.  Inséré  dans  le  bréviaire  romain,  à  la  vigile  de 
la  Pentecôte.  Même  vue  sur  la  Sainte  Vierge  type  de  l'Église,  dans  l'apo- 
cryphe de  saint  Ambroise  intitulé  In  Apocalypsin  expositio,  M.,  XVII,  876 
et  877. 

2.  Voir  Cornélius  a  Lapide,  et  les  nombreuses  sources  auxquelles  il  ren- 
voie. Je  ne  fais  ici  que  préciser  des  idées  indiquées  par  lui,  M.  l'abbé  Drach 
se  sert,  moins    heureusement  semble-t-il,  du  terme  à' accommodation,  pour 


ESSAI  EXÉGÉTIQUE  305 

la  Sainte  Vierge  le  douzième  chapitre  de  l'Apocalypse.  Il 
n'est  pas  question  ici  de  rien  changer  à  ce  qui  a  été  compris 
depuis  des  siècles,  mais  seulement  de  formuler  en  termes 
plus  précis  l'interprétation  traditionnelle. 

Ce  n'est  pas  par  une  simple  accommodation  que  con- 
viennent à  la  Sainte  Vierge  les  plus  beaux  traits  de  cet 
épisode.  Elle  y  est  mêlée  par  d'intimes  relations,  qui,  indé- 
pendamment de  toute  pensée  humaine,  existent  dans  l'ordre 
même  des  choses  et  dans  le  plan  divin.  L'Esprit-Saint  vovait 
ces  relations,  en  inspirant  l'Apocalypse,  et  voulait  qu'elles 
fussent  remarquées  de  nous.  Quand  saint  Jean  contemplait 
dans  le  ciel  la  femme  revêtue  du  soleil,  il  trouvait  en  elle  la 
ressemblance  de  celle  qu'à  un  titre  tout  spécial  il  avait 
appelée  sa  mère. 

L'histoire  prophétique  immédiatement  révélée,  c'est  celle 
de  l'Eglise  et  de  ses  luttes.  Mais  cette  histoire  en  suppose 
constamment  une  autre,  rappelée  par  d'évidentes  allusions  '. 
L'Eglise,  mère  des  saints,  donne  le  jour  à  un  fils  «  qui  doit 
gouverner  les  nations  avec  un  sceptre  de  fer  »  ;  voilà  qui 
n'a  de  sens  que  si  l'on  se  reporte  à  la  naissance  du 
Sauveur  ;  ce  n'est  vrai  que  par  analogie  avec  la  maternité 
de  la  Sainte  Vierge  ;  c'est  dire,  en  d'autres  termes,  que 
l'Eglise  «  imite  la  mère  du  Christ  ».  L'Eglise  est  «  la  femme  n, 
les  fidèles  sont  <«  sa  race  »,  le  dragon  est  «  l'ancien  serpent  >»  ; 

designer  l'applicalion  de  ce  passage  il  la  Sainte  Vierge.  Au  reste,  on  trouve 
dans  KOD  abondant  commentaire  (Lethielleux,  1873)  de  très  nombreux  et  très 
utiles  renvois  aux  ext^gètes  anciens  et  modernes. 

1.  Cornélius  a  Lapide  dit  très  nettement  (in  Apoc.  xii,  \)  de  la  lutte  de  la 
Sainte  Vierge  contre  le  dëmon  :  «  Tertius  sensus,  de  pugna  Virginia  et 
diaboli,  hintoricun  ent.  et  quasi  originalis  et  fundamenlalis.  •  C'est  ainsi  que 
les  choses  sont  comprises  ici.  I/histoire  de  la  Sainte  Vierge  est  rappeh'e 
par  dVvidentos  allu«tions,  et  ces  allusions  font  partie  du  sens  littéral.  Il  y 
a  des  cas  analogues  dans  la  Bible.  La  chute  du  roi  de  Tyr  est  décrite 
d  une  façon  qu'on  ne  peut  comprendre  que  par  une  allusion  historique  au 
fait  de  la  chute  des  anges  (Ezech.  xxviii;  cf.  le  commentaire  du  P.  Knaben- 
bauer).  Certainn  «jugements  de  Dieu»  sur  divers  peuples,  dc^crits  dans  les 
prophètes,  supposent  le  fait  à  venir  du  jugement  dernier,  et  lui  emprunte 
d'avance  quelques  traits.  Dans  ce  môme  chapitre  de  l'Apocalypse,  le  combat 
de  saint  Michel  contre  le  dragon  rappelle  la  chute  des  anges  par  une  allusion 
semblable  à  celle  d'Ézëchicl  (voir  la  note  suivante  et  une  autre  note  dans  la 
première  partie  de  cet  article). 

LXXI.  —  20 


306  MULIER  AMICTA  SOLE 

c'est  dire  que  TEglise  et  ses  enfants  prennent  part  à  la 
même  lutte  dans  laquelle  le  Messie  et  sa  mère  ont  le  rôle 
principal.  Commencée  très  certainement  dès  les  jours  de 
l'Éden,  cette  lutte  remonterait-elle  encore  plus  haut  ?  En 
montant  dans  le  ciel  la  femme  qui  va  devenir  mère,  et, 
devant  elle,  le  dragon  haineux  et  jaloux,  TEsprit-Saint 
voulait-il  rappeler  en  même  temps  Tépreuve  des  anges  ; 
rincarnation  découverte  dans  le  lointain  ;  Torgueil  et  la 
révolte  d'une  partie  des  armées  du  ciel?  Qui  oserait 
TafTirmer  ?  mais  aussi,  qui  oserait  le  nier,  quand  on  sait 
combien  de  souvenirs  peut  évoquer  une  même  parole, 
lorsque  c'est  la  parole  de  Dieu  *  ? 

Le  personnage  immédiatement  et  directement  présenté, 
c'est  l'Eglise.  Mais  les  traits  sous  lesquels  elle  est  peinte 
sont  ceux  de  la  Vierge.  S'il  y  a  des  différences,  c'est  que 
Marie  est  plus  belle,  plus  grande,  plus  puissante,  soit 
comme  mère,  soit  comme  triomphatrice  -.  S'il  y  a  intime 
ressemblance,  c'est  que  l'Eglise  participe  à  la  maternité  de 
Marie,  et  à  son  inimitié  contre  l'ancien  serpent.  Marie  n'est 
pas  vue,  mais  on  la  sent  présente,  comme  le  modèle  de  ce 
qu'on  voit  ;  c'est  à  peu  près  ainsi  que,  pour  Platon,  les 
ombres  terrestres  faisaient  deviner  les  éternelles  réalités  ; 
l'image  fait  reconnaître  le  type  idéal  ^. 

Nous  pouvons  donc  hardiment,  avec  la  confiance  de  répon- 
dre à  la  pensée  divine,  attribuer  à  la  mère  de  Dieu  les  plus 
belles  parures  de    la  femme   céleste.    Elle   est    revêtue  du 

1.  Les  allusions  à  la  maternité  de  Marie  et  à  la  prophétie  de  l'Eden  sont 
absolument  certaines.  Au  contraire,  celle  qui  est  ici  indiquée  dépend  d'un 
bon  nombre  d'hypothèses  dogmatiques  et  exégétiques.  C'est  donc  assez  de 
l'avoir  insinuée  en  hésitant.  Je  pensais  surtout  à  cet  aspect  de  la  question 
quand  j'écrivais,  au  début  de  l'article  qu'en  m'efforçant  de  dire  des  chose» 
vraies,  je  ne  pénétrerais  peut-être  pas  jusqu'au  fond  des  mystères  renfermés 
dans  ce  chapitre.  On  peut  voir,  à  ce  sujet,  un  paragraphe  de  Cornélius  a 
Lapide,   sur  Apoc.  xii,  4. 

2.  Sur  l'avantage  de  Marie  dans  sa  maternité,  cf.  Primase,  évoque  d'Adru- 
mète,  au  vi^  siècle,  dans  son  commentaire  sur  l'Apocalypse,  in  hune  locum, 
M.,  LXVIII,  874. 

3.  En  termes  techniques,  j'admets  qu'il  y  a  ici,  outre  l'allusion  littérale,  un 
sens  figuratif,  dans  lequel  la  copie  représente  le  modèle.  Ce  sens  figuratif 
peut  fort  bien  coexister  avec  l'allusion  littérale,  et  on  voit  que  l'un  et  l'autre 
ont  le  même  fondement. 


ESSAI  EXEGETIQUE  307 

soleil,  c'est-à-dire  intimement  unie  à  Dieu  par  «  les  grandes 
choses  que  le  Tout-Puissant  a  faites  en  elle  »,  par  les 
splendeurs  de  sa  divine  maternité,  par  ses  inefiables  relations 
avec  toute  la  Trinité  Sainte.  Elle  lient  sous  ses  pieds  la  lune, 
symbole  de  ce  monde  inférieur  et  changeant,  qu'elle  a 
méprisé  pour  se  reposer  en  Dieu.  La  piété  peut  librement 
choisir,  parmi  les  grâces  que  Dieu  lui  a  faites,  ou  parmi  les 
merveilles  du  ciel  et  de  la  terre,  les  étoiles  dont  est  formée 
sa  couronne.  Mais  le  symbolisme  habituel  de  l'Ecriture  nous 
invite  à  chercher  surtout  ces  étoiles  dans  le  monde  des 
saints.  Joseph,  fils  de  Jacob,  alors  qu'il  errait  avec  ses 
troupeaux  d'ilébron  à  Sichem,  vit  en  songe  le  soleil,  la  lune 
et  onze  étoiles,  qui  l'adoraient  '.  Depuis  lors,  ce  symbole,  et 
d'autres  semblables,  désignent  les  patriarches,  et  par  eux 
les  douze  tribus  choisies,  ou,  dans  la  nouvelle  loi,  les  apôtres, 
et  par  eux  TEglise  tout  entière.  Si  Marie  est  couronnée  de 
douze  étoiles,  c'est  qu'elle  est  reine  des  patriarches  et  des 
apôtres,  et  par  eux  de  toute  la  multitude  des  saints. 

1.  Gen.  XXXVII,  9.  Les  symboles  semblables  sont  les  douze  pierres 
prOcicutieM  surle  ralional  du  grand  prùlre,  les  douze  portes  de  la  nouvclk* 
Jérusalem,  et  une  foule  d'autres.  —  On  voit  assez  pourquoi,  dans  le  songe 
de  Joseph,  il  y  a  seulement  onze  étoiles.  —  Il  faut  remarquer  que,  dans 
l'Apocalypse,  les  (étoiles  figurent  plusieurs  fois  les  hommes  ou  les  anges  en 
grAce  avec  Dieu  ;  celles  qui  tombent  sont  les  hommes  ou  les  anges  pécheurs. 

R..M.    DE  LA  BROISE,  S.    J. 


L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

DE    MADAGASCAR 

I.  —  PENDANT  LA  GUERRE 

Après  la  rupture  des  relations  entre  les  gouvernements 
français  et  malgache,  au  mois  d'octobre  1895,  colons  et 
missionnaires  reçurent  Tordre  de  quitter  Tananarive. 
L'évêque,  Mgr  Cazet,  demanda  au  premier  ministre  Raini- 
laiarivony,  de  vouloir  bien  prendre  sous  sa  haute  protection 
l'observatoire  d'Ambohidempona  appartenant  à  la  mission 
catholique,  ainsi  que  le  matériel  des  instruments  météoro- 
logiques, astronomiques  et  magnétiques. 

Cette  requête  reçut  un  accueil  favorable.  Les  deux 
indigènes  employés  comme  calculateurs  reçurent  l'ordre 
de  continuer  la  série  des  observations  météorologiques 
commencée  en  1889. 

UNE   ALERTE 

Neuf  mois  s'écoulent  au  milieu  d'une  tranquillité  parfaite. 
Soudain,  une  grave  nouvelle  circule  dans  la  capitale,  et 
jette  l'alarme  parmi  les  paisibles  habitants  d'Ambohidem- 
pona. 

Un  Indien,  sujet  anglais,  habitant  Mahanoro,  affirmait 
qu'avant  leur  départ,  les  Français  avaient  caché,  dans  les 
sous-sols  de  l'observatoire,  tout  un  matériel  de  guerre.  Il 
indiquerait  l'endroit  précis  où  se  trouvait  le  dépôt,  pourvu 
qu'on  lui  permît  de  monter  à  la  capitale. 

Or,  les  sous-sols  de  l'établissement,  —  si  l'on  peut  ainsi 
appeler  un  espace  de  50  centimètres  de  hauteur  compris 
entre  le  parquet  et  le  terrain  de  la  montagne,  —  renfer- 
maient en  effet  une  batterie...  mais  électrique,  composée  de 
huit  éléments  Leclanché  pour  les  sonneries  et  les  télé- 
phones.   En    guise    de    projectiles,    des    restes    de    vieux 


L  OBSERVATOIRE  FRANÇAIS  309 

saucissons  pendus  aux  traverses  du  plancher,  au  bas  de  la 
tour  de  l'Est. 

Le  calomniateur  obéissait-il  à  un  sentiment  de  rancune 
nationale  ;  agissait-il  dans  un  but  d'escroquerie  ?  Les  deux 
hypothèses  paraissent  fort  probables.  Dans  tous  les  cas, 
son  histoire  lancée  juste  au  moment  où  les  soldat*  français 
approchaient  de  Tananarive,  eut  un  succès  complet. 

En  témoignage  du  service  rendu,  le  gouvernement  mal- 
gache gratifia  ce  sauveur  de  la  patrie  d'une  somme  de 
500  francs.  Sa  proposition  de  voyage  fut  jugée  toutefois 
inutile.  Tananarive  possédait  des  indigènes,  anciens  élèves 
de  ré<'ole  de  Saint-Maixent,  très  capables  de  découvrir  et 
d'utiliser  un  tel  matériel  de  guerre. 

PERQUISITIONS.   —    RÉCOLTE   DE   SOUVENIRS 

Le  2  août,  le  gouvernement  hova  délègue,  en  (pinlité 
d'inspecteur,  un  certain  Ramarosaona,  employé  au  ministère 
des  affaires  étrangères.  Celui-ci  s'acquitte  consciencieuse- 
ment de  sa  mission,  visite  coins  et  recoins  de  l'observatoire, 
et  aperçoit  à  la  tour  du  Nord,  destinée  à  abriter  une  lunette 
photographicjue  solaire,  six  caisses  avec  cette  inscription  en 
français  gravée  sur  le  couvercle  :  Produits  chimiques  rt 
photographiques.  /Graver  frères,  Paris. 

Evidemment,  se  dit-il  à  lui-même,  voilà  les  munitions, 
voilà  la  inélinite. 

Et  les  canons  ?  Justement  les  voici.  Notre  homme  met  la 
main  sur  deux  lunettes  montées  en  cuivre.  Puis,  fier  de  sa 
découverte  qui  lui  vaudra  sûrement  quelques  honneurs,  il 
court  l'annoncer  au  premier  ministre. 

Cette  inspection,  passée  sans  ordre  écrit  émané  de  l'auto- 
rité royale,  parait  suspecte  à  l'un  des  calculateurs  nommé 
Robert.  En  conséquence,  il  suit  Ramarosaona  jusqu'au 
palais,  et  y  pénètre  à  son  tour. 

Le  premier  ministre  mis  au  courant  du  résultat  des  per- 
quisitions, interroge  Robert  sur  ses  travaux:  «  Excellence, 
répond  l'employé,  nous  continuons  d'après  vos  ordres,  les 
observations  météorologiques  exécutées  depuis  1880  ;  nous 
notons  à    certaines   heures,    la   pression    barométrique,    la 


310  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

température,  la  direction  et  la  vitesse  du  vent,  la  hauteur 
de  la  pluie  tombée,  afin  de  connaître  la  marche  du  temps  à 
Tananarive.  » 

Peu  ferré  en  météorologie,  le  premier  ministre  comprend 
cependant  qu'on  lui  a  apporté  non  des  canons,  mais  des 
lunettes  ;  et  il  veut  du  moins  y  regarder.  Robert  prend 
donc  une  des  lunettes  déjà  munie  de  son  système  redresseur, 
et  met  au  foyer  une  montagne  située  à  l'ouest  de  la 
capitale.  Étonnement  de  son  Excellence  qui  aperçoit  tant  de 
détails  si  éloignés  !  Une  idée  lui  pousse  alors.  Du  palais  et 
des  postes  hovas  il  va  faire  observer  les  signaux  optiques, 
les  mouvements,  les  positions  des  soldats  français.  Raini- 
laiarivony  congédie  donc  Robert,  avec  la  formule  usitée  en 
pareille  circonstance  :   «  La  reine  a  besoin  de  ces  lunettes.  » 

Le  lendemain,  3  août,  Ramarosaona  revient  à  l'observa- 
toire. Impossible  d'utiliser  la  deuxième  lunette  astronomique 
avec  son  pied  parallactique,  son  attirail  de  leviers  de  trans- 
mission de  mouvement,  et  son  oculaire  qui  renverse  les 
objets.  La  reine  demande  une  autre  longue-vue.  L'envoyé 
indique  celle  avec  laquelle  on  lisait  à  distance  le  cadran  de 
l'anémomètre. 

Désormais,  lorsque  les  observateurs  voudront  noter  la 
vitesse  du  vent,  ils  devront  grimper  au  sommet  d'une  des 
coupoles  au  risque  de  se  rompre  le  cou. 

«  Ne  reste-t-il  pas  encore  d'autres  lunettes  que  puisse 
utiliser  l'armée  malgache,  demande  Ramarosaona.  —  Oui, 
répond  ironiquement  Robert,  il  y  a  la  lunette  méridienne 
qui  servira  aux  soldats  à  connaître  l'heure,  et  le  grand 
équatorial  dont  le  transport  dans  les  campements  exigera 
au  moins  une  cinquantaine  de  porteurs.  » 

Trois  jours  plus  tard,  autre  visite  peu  rassurante.  Un 
millier  de  soldats  hovas  campés  au  nord  de  l'édifice,  vient 
fourrager  dans  l'emplacement.  En  un  clin  d'œil,  le  bois  de 
chauffage  disparaît,  les  branches  des  arbres  sont  coupées, 
les  pommes  de  terre  du  potager  sont  récoltées,  les  plates- 
bandes  de  citronnelles  et  de  vétiver  arrachées,  un  thermo- 
graphe Richard,  trois  géothermomètres  et  un  pluviomètre 
recueillis.  Bonne  aubaine  !  le  récipient   de  ce   dernier  ins- 


DE  MADAGASCAR  311 

trument  a  sa  place  toute  indiquée  comme  marmite  à  riz.  Le 
pillage  eût  certainement  continué  sans  l'arrivée  de  quelques 
officiers,  qui  se  contentent  de  renvoyer  au  campement  les 
heureux  voleurs. 

Que  voulez-vous  ?  Le  soldat  malgache,  déjà  peu  fortuné, 
ne  reçoit  de  sa  gracieuse  reine  ni  solde,  ni  nourriture,  ni 
habillement.  Souvent,  il  est  réduit  à  payer  lui-même  ses 
propres  chefs.  Ne  faut-il  pas  qu'il  vive  au  dépens  de 
quelqu'un  ? 

Survient  un  nouveau  larron.  C'est  le  prince  Rakotomena, 
très  connu  pour  avoir  bâtonné  quelques  soldats  français  de 
l'escorte,  en  1893.  Il  se  rappelle  avoir  entendu  jadis  à 
l'observatoire  les  sons  d'un  harmonium,  et  éprouve  une 
irrésistible  envie  déjouer  encore  sur  un  instrument  français. 
Qui  donc  s'opposerait  aux  goûts  de  virtuose  du  propre 
neveu  de  la  Reine  ?  En  conséquence,  Robert  reçoit  l'ordre 
de  donner  l'harmonium  «  pour  que  le  prince  le  garde  contre 
les  voleurs  »  î 

Un  beau  matin,  trois  grands  du  royaume  entrent  dans 
l'observatoire  ;  à  leur  tète  s'avance  M.  Philippe  Razafiman- 
dimby,  ancien  élève  des  missionnaires  catholiques,  qui  lui 
apprirent  le  français,  envoyé  plus  tard  à  l'école  militaire  de 
Saint-Maixent  par  M.  le  Myre  deVilers;  au  demeurant, 
animé  envers  ses  bienfaiteurs  des  sentiments  de  reconnais- 
sance qu'on  est  en  droit  d'attendre  d'un  apostat. 

Le  ministre  des  affaires  étrangères,  .Vndriamifidy  et  un  12" 
honneur,  Rafamoharana,  l'accompagnent.  Ces  Messieurs  inter- 
rogent les  employés  sur  les  travaux  exécutés  pour  les 
Français  et  sur  le  contenu  des  six  fameuses  caisses. 

L'enquête  ne  révèle  rien  de  neuf.  Des  aides-de-camp 
procèdent  alors  è  des  fouilles  dans  les  fameux  sous-sols  du 
bâtiment. 

L'étroit  espace  dans  lequel  sont  emprisonnés  les  travail- 
leurs ne  facilite  pas  leur  besogne.  Couchés  à  plat  ventre,  à 
la  lueur  de  deux  ou  trois  bougies,  ils  cherchent,  creusent 
avec  l'angady  la  bêche  malgache)  maugréant  à  cause  de  leur 
gênante  position,  et  de  la  poussière  qu'ils  avalent  à  flots. 
On  soulève  beaucoup  de  terre,  de  gneiss,  de  granit,  et  de 


812  L  OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

canons point.    En   revanche,    Philippe    met  de    côté   la 

batterie  de  piles  Leclanché,  les  fils  conducteurs,  les  son- 
neries, les  flacons  de  chlorydrate  d'ammoniaque engins 

dangereux,  disait-il,  avec  lesquels  il  se  chargeait  de  réduire 
en  cendres  Tananarive.  Enfin  il  prend  à  la  bibliothèque  un 
ouvrage  de  du  Moncel  sur  l'électricité.  Toute  la  prise  est 
envoyée  à  la  reine. 

Ensuite  on  fait  ouvrir  les  six  caisses  avec  autant  de 
précautions  qu'en  emploie  M.  Girard,  au  laboratoire  muni- 
cipal de  Paris,  pour  démonter  les  bombes  à  la  dynamite. 
Cruel  désenchantement,  lorsqu'on  aperçoit  entourés  de  foin 
des  flacons  d'hydroquinone,  d'iconogène,  de  carbonate  et 
d'hyposulfite  de  soude,  d'oxalate  de  potasse  ou  de  sulfate 
de  fer 

Caisses  et  contenu  prennent  cependant  le  chemin  du 
palais,  vers  10  heures  du  soir,  heure  à  laquelle  ces  Messieurs 
ont  terminé  leurs  perquisitions.  Le  lendemain,  tout  Tana- 
narive parlait  de  canons,  munitions  et  mélinite  trouvés  à 
l'observatoire  et  transportés  au  palais  de  la  Reine. 

Les  membres  du  gouvernement  s'obstinent  pourtant  à 
vouloir  découvrir  notre  matériel  de  guerre.  Ils  envoient  un 
cinquième  inspecteur.  Onlenomme  Rakotovao.  Notre  homme 
s'installe  à  l'observatoire,  tâche  de  soutirer  habilement  des 
employés  quelques  renseignements  nouveaux,  promet  de 
la  part  de  ses  chefs  toute  sorte  d'honneurs  et  de  dignités  à 
quiconque  lui  indiquera  la  fameuse  cachette,  et  menace  de 
mort  si  on  ne  lui  révèle  pas  où  se  trouve  le  dépôt. 

Agacés  par  le  refrain  dont  on  les  assomme  depuis  plusieurs 
jours,  Robert  et  son  compagnon  certifient  à  Rakotovao, 
jurent  même  sur  leur  propre  vie,  que  jamais  il  n'y  a  eu  à 
Ambohidempona  ni  canons,  ni  munitions,  ni  mélinite. 

Mais  l'inspecteur  est  blasé  sur  la  valeur  d'un  serment  de 
Malgache,  il  n'y  ajoute  nulle  foi  et  réitère  ses  menaces  et 
ses  promesses.  La  nuit  arrive  ;  il  fait  cerner  l'emplacement 
par  un  peloton  de  soldats.  Le  lendemain,  changement  de 
scène  :  il  chasse  les  deux  gardiens  ;  et  ordonne  à  quatre 
soldats  de  les  surveiller  rigoureusement,  de  les  empêcher 
de  communiquer  avec  n'importe  qui. 


DE  MADAGASCAR  31g 

Les  deux  employés  sont  là,  à  la  belle  étoile,  gardés  à 
vue  durant  toute  la  journée  et  la  nuit  suivante.  On  les 
relâcha  le  lendemain,  faute  de  preuves  suffisantes  de  culpa- 
bilité. 

Enfin,  le  gouvernement  hova  s'aperçoit  de  la  mystification 
dont  il  a  été  la  victime.  Rendu  sans  doute  plus  furieux,  il 
décide  la  destruction  de  Tobservatoire.  D'après  le  propre 
aveu  de  Philippe  Razafimandimby,  lui-môme  aurait  forte- 
ment contribué  à  cette  décision,  et  cela  «  par  dévouement 
pour  la  mission  catholique  »  ! 

Une  belle-fille  du  premier  ministre,  vraiment  dévouée 
celle-là  à  la  cause  française,  avait  dépêché  à  Robert  plusieurs 
de  ses  esclaves  chargés  d'emporter  les  objets  les  plus 
pré(*ieux  du  mobilier,  et  de  les  mettre  en  sûreté  dans  sa 
propre  maison. 

Je  ne  saurais  assez  la  remercier  de  ses  services  qui, 
dans  la  suite,  la  rendirent  suspecte  et  faillirent  compro- 
mettre sa  vie. 

DESTRUCTION    DE   l'oBSEHVATOIBE.  —  PILLAGE  GÉNÉHAL 

On  était  au  18  septembre.  Les  chefs  de  caste  et  les 
gouverneurs  convoquent  sur  la  montagne  d'Ambohidempona 
les  habitants  des  villages  d'Ambohipo,  d'Ambolokandrina, 
de  Faliarivo  et  la  Caste  noire.  Les  gens  de  Faliarivo  arrivent 
les  premiers  et  annoncent  aux  deux  gardiens  stupéfaits 
qu'ils  viennent  démolir  l'édifice. 

Robert  se  rend  aussitôt  chez  Andriamifidy,  ministre  des 
aff'aires  étrangères,  et  lui  demande  si  la  nouvelle  est  vraie. 
Il  reçoit  une  réponse  affirmative.  Vers  11  heures  du  matin, 
en  eff'et,  l'on  transmet  au  peuple  assemblé  l'ordre  de  la 
Reine  :  «  L'observatoire  sera  démoli,  afin  que  les  Français 
qui  approchent  de  la  capitale  ne  puissent  pas  trouver  dans  le 
voisinage  un  seul  gîte!  Les  habitants  d'Ambohipo  et  d'Am- 
bolokandrina porteront  les  instruments  et  le  mobilier  au 
collège  d'Ambohipo;  les  autres  renverseront  l'édifice.  » 

Robert  et  son  compagnon  démontent  à  la  hâte  les  instru- 
ments astronomiques.  Roulons,    crapaudines,  grosses  vis, 


314  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

vis  micrométriques,  engrenages...  s'entassent  dans  une 
caisse.  En  trois  heures,  les  différentes  pièces  peuvent  être 
transportées. 

La  conduite  de  nos  employés  fut,  en  ces  -circonstances^ 
digne  de  tout  éloge.  Malgré  des  tracasseries  sans  nombre, 
ils  n'ont  cessé  les  observations  météorologiques  qu'au 
moment  où  le  bâtiment  a  été  livré  à  la  pioche  des  démolis- 
seurs. Leur  vrai  dévouement  mérite  d'être  signalé  aux  amis 
de  la  science. 

Essayons  maintenant  de  retracer  la  scène  sauvage  de  la 
destruction  et  du  pillage,  d'après  le  récit  de  témoins 
oculaires. 

La  Caste  noire  munie  de  barres  de  fer,  de  haches,  de 
marteaux,  a  déjà  envahi  les  quatre  coupoles;  les  feuilles 
de  tôle  cèdent,  se  déchirent  sous  la  pression  des  leviers  la 
charpente  de  bois  vole  en  éclats;  la  cuisine,  le  pavillon 
magnétique,  la  baraque  en  planches  qui  avait  servi  de  pre- 
mier observatoire,  l'abri  météorologique  sont  renversés 
rapidement.  Une  foule  de  pillards,  composée  surtout  de 
soldats,  emporte  dans  toutes  les  directions  des  rails,  des 
roues  de  coupoles,  des  pièces  de  charpente,  portes,  fenêtres, 
escaliers,  paratonnerres  avec  câbles  conducteurs,  pluvio- 
mètres et  instruments  de  toute  sorte.  Fidèles  sujets,  ils 
exécutent,  à  leur  façon,  les  ordres  de  la  Reine. 

Les  gens  qui  se  dirigent  vers  Ambohipo  rencontrent  sur 
leur  chemin  un  employé  des  affaires  étrangères,  nommé 
Etiennne  Tomahenina,  ancien  élève  de  la  Mission;  celui-ci 
les  contraint  de  déposer  leur  butin  au  collège. 

Un  chronomètre  appartenant  au  dépôt  de  la  marine,  une 
boussole  d'inclinaison  du  magnétographe  Mascart,  un  ané- 
momètre—  etc..  etc..  disparaissent  à  tout  jamais.  Une 
pendule  de  précision,  deux  fusils  de  chasse,  deux  revolvers 
sont  emportés  par  un  nommé  Ratsimamanga,  ci-devant  pho- 
tographe de  profession,  employé  pour  le  moment  aux  affaires 
étrangères.  La  pendule  sidérale  jugée  inutile  à  cause  des 
heures  discordantes  qu'elle  indiquait,  est  du  moins  arrosée 
de  mercure  durant  le  transport;  les  baromètres,  thermo- 
mètres, actinomètres  brisés  ne  se  comptent  plus.  Le  pied 


DE  MADAGASCAR  315 

en  fonte  de  la  grande  lunette  équatoriale,  paraît  trop  lourd 
pour  être  emporté  jusqu'au  collège;  on  le  roule  dans  une 
misérable  case  sans  toit,  et  on  l'enfouit  sous  terre. 

Peu  à  peu,  l'édifice  est  débarrassé  de  ses  instruments  et 
de  son  UKfbilier  ;  la  Caste  noire  attaque  alors  à  coups  d'angady 
les  murs  et  les  pierres  de  taille  des  corniches.  Le  travail  de 
démolition  dure  cintj  jours,  à  cause  de  la  grande  épaisseur 
des  murailles  du  pavillon  central.  L'on  essaie  de  faire  sauter, 
avec  de  la  poudre  de  mine,  le  pilier  massif  de  8  mètres  de 
hauteur  sur  lequel  reposait  la  lunette  équatoriale;  heureu- 
sement le  feu  ne  prend  pas.  Du  reste,  d'après  la  rumeur 
publique,  des  fils  électriques  invisibles  communiqueraient 
avec  des  gargousses  et  des  torpilles  placées  sous  le  Palais 
de  la  Reine.  En  conséquence,  on  n'ose  trop  y  toucher. 

Enfin,  l'œuvre  de  destruction  est  accomplie;  il  ne  reste 
plus  que  quelques  débris  de  tours  démantelées,  de  fenêtres 
éventrées  jusqu'au  niveau  du  sol,  de  pans  de  murs.  Alors  le 
gouvernement  malgache  charge  le  chef  de  la  Caste  noire 
Rainiasitera,  d'annoncer  au  peuple  qu'il  peut  se  retirer. 
L'envoyé  part  à  cheval.  Arrivé  à  moitié  chemin,  sur  les 
rochers  d'Ambatoroka,  il  tombe  de  sa  monture  et  se  brise 
une  jambe,  accident  dont  il  n'a  pu  guérir  jusqu'à  ce  jour. 

Décidément,  la  destruction  de  l'édifice  ne  portait  pas 
bonheur  au  démolisseur  en  chef. 

UNE  PROCESSION  FETICHISTE  A  l'oBSEHVATOIIIE 

Cinq  jours  s'écoulent,  et  du  collège  d'.Xnibohipo  où  se 
sont  réfugiés  les  anciens  employés  d'Ainbohidempona,  on 
aperçoit  à  l'ouest  longeant  les  crêtes  des  collines,  une  pro- 
cession grotesque  composée  de  huit  hommes  habillés  de 
rouge.  L'n  grand  prêtre  porte  enveloppée  de  toute  sorte  de 
chiffons,  l'ancienne  idole  Kelimalaza  que  l'on  croyait  naïve- 
ment avoir  été  brûlée  par  ordre  de  la  Reine  Ranavalona  II. 
Les  habitants  des  villages  voisins  ont  défense  de  se  mêler 
au  cortège,  ils  se  «'ontentent  de  saluer  l'idole,  en  signe  de 
respect.  Le  convoi  s'arrête  sur  les  ruines,  fait  des  vœux 
pour  que  Kelimalaza  reprenne  possession  de  cette  montagne. 


316  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

profanée  par  rhabitation  des  Français,  et  lui  demande  pro- 
tection contre  les  envahisseurs  qu'on  aperçoit  là-bas,  dans 
la  plaine. 


ATTAQUE  DE  L  OBSERVATOIRE  PAR  LES  SOLDATS  FRANÇAIS 

L'emplacement  de  l'observatoire  constituait  une  position 
stratégique  des  plus  importantes. 

Tout  l'ouest  de  Tananarive  se  compose  d'une  immense  et 
basse  plaine  couverte  de  rizières  que  traverse  le  fleuve 
Ikopa.  Par  ce  côté,  il  eût  été  diflîcile  à  la  colonne  volante 
de  s'emparer  de  la  capitale.  A  l'est,  au  contraire,  s'étend 
parallèlement  au  massif  de  la  ville,  une  chaîne  dont  le  point 
culminant,  l'observatoire,  se  dresse  à  2  kilomètres  de  dis- 
tance. Cette  place  semblait  donc  toute  désignée  comme 
point  de  défense  et  d'attaque.  Les  Malgaches  avaient  élevé, 
au  nord  des  ruines,  des  retranchements  formés  de  pierres 
de  taille,  de  monceaux  de  briques,  de  plaques  d'acier  de 
fabrication  anglaise,  et  avaient  traîné  jusque  là  une  batterie 
et  des  Hotchkiss. 

Le  30  septembre  au  matin,  les  canons  français  délogent 
successivement  l'artillerie  hova  placée  sur  les  crêtes  de 
l'est.  A  11  heures  45  minutes,  l'ennemi  abandonne  le  piton 
d'Ankatso  situé  à  1.500  mètres  est  d'Ambohidempona.  La 
9''  batterie  française  et  une  section  de  la  16",  placées  en  con- 
trebas du  sommet,  ouvrent  un  feu  rasant  sur  la  batterie 
hova  établie  à  l'observatoire.  Le  tir  de  nos  pièces  est 
admirablement  réglé  comme  l'attestent  les  empreintes  de 
projectiles  que  l'on  aperçoit  encore  sur  les  pans  de  mur. 
La  position  de  l'ennemi  commence  à  devenir  intenable.  Du 
reste,  un  bataillon  de  tirailleurs  escalade  déjà  le  flanc  sud 
de  la  montagne.  Aussitôt,  les  artilleurs  malgaches  cachent 
sous  terre  leurs  munitions,  brisent  la  hausse  de  deux  canons 
et  des  mitrailleuses  qu'ils  abandonnent,  et  s'enfuient  vers 
Tananarive. 

Les  officiers  français  du  bataillon  s'emparent,  dès  leur 
arrivée,  de  ces  mêmes  pièces,  les  chargent  avec  les  muni- 
tions qu'ils  ont  découvertes,  les  braquent  contre  le  palais  de 


DE  MADAGASCAR  317 

la  Reine,  pointent  approximativement,  et,  cruelle  ironie, 
les  premiers  obus  qui  tombent  sur  la  capitale  proviennent 
des  canons  malgaches.  Après  chaque  coup,  on  rectifie  le  tir  ; 
les  projectiles  éclatent  au  milieu  d'un  groupe  de  soldats 
assis  sur  une  muraille  au  nord  du  palais,  et  font  plusieurs 
victimes. 

Les  9'  et  16*  batteries  qui  occupaient  TAnkatso  éprouvent 
du  retard  dans  leur  marche  vers  l'observatoire,  à  cause  du 
manque  de  chemins,  de  la  descente  très  escarpée,  et  des 
rizières  boueuses  qui  baignent  le  bas  de  la  montagne.  Elles 
se  mettent  en  position  sur  la  terrasse  de  l'ancien  bâtiment 
vers  2  heures  40  minutes,  au  moment  même  où  déjà  toutes 
les  crêtes  voisines  de  Tananarive  sont  tombées  au  pouvoir 
de  nos  troupes. 

Alors,  commence  le  bombardement  de  la  capitale. 

Des  obus  à  la  mélinite  lancés  sur  la  cour  du  palais  cou- 
verte de  soldats  malgaches,  produisent  un  résultat 
terrifiant  :  35  hommes  tués  d'un  premier  coup,  2't  d'un 
second.  Les  projectiles  atteignent  la  flèche  du  temple,  la 
tour  N.-E.  et  la  varangue  du  grand  bâtiment  dans  lequel  les 
Malgaches  ont  accunudé  une  quantité  de  barils  de  poudre. 
Si,  par  malheur,  un  obus  avait  éclaté  en  cet  endroit,  une 
{•atastrophe  épouvantable  s'en  serait  ensuivie.  Population  et 
soldats  s'enfuient  épouvantés  vers  les  régions  de  l'ouest.  La 
Reine  éperdue,  démoralisée,  ordonne  de  hisser  le  drapeau 
blanc  ;  bientôt  elle  signe  la  capitulation. 

RESTITUTIONS 

Au  lendemain  de  l'occupation  de  Tananarive,  le  général 
de  Torcy,  chef  d'Etat-major,  voulut  bien  s'intéresser  à  ce 
qui  restait  encore  de  l'observatoire.  Il  envoya  à  Ambohipo  le 
commandant  de  la  brigade  topographique,  M.  le  chef  d'esca- 
dron Bourgeois,  avec  ordre  d'examiner  l'état  des  instruments 
déposés  au  collège.  L'oflicier  constata  que  la  majeure  partie 
des  instruments  avait  été  endommagée  durant  le  transport  ; 
il  concluait  à  la  nécessité  de  les  renvoyer  en  France  pour 
être  réparés,  ou  d'en  acheter  d'autres. 

Le   général    essaya    ensuite   de   faire   rentrer    les   objets 


318  ,  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

emportés  par  les  pillards.  La  Reine  s'exécuta  d'abord,  du 
moins  en  partie,  et  renvoya  par  l'intermédiaire  de 
Ramarosaona  la  lunette  Bardou  et  la  longue  vue.  A  la  place 
du  petit  équatorial  Cauchoix,  précieux  souvenir  d'un  célèbre 
explorateur  et  géographe,  M.  Antoine  d'Abbadie,  de  l'Ins- 
titut, sa  Majesté  remit  une  épave  de  lunette  avec  oculaire 
brisé,  et  comme  compensation,  150  francs.  Les  six  caisses  et 
leur  contenu,  les  sonneries  électriques,  les  piles,  fils  con- 
ducteurs n'ont  point  encore  reparu. 

Le  jeune  prince  Rakotomena  rapporte  à  son  tour  l'harmo- 
nium, dont  il  a  cassé  deux  languettes  et  percé  le  soufflet. 

Le  photographe  Ratsimamanga  avait  déjà  vendu  la  pendule 
de  précision,  il  restitue  150  francs,  un  seul  fusil  et  deux 
revolvers. 

Le  P.  Roblet  découvre  et  fait  transporter  au  collège  le 
pied  de  la  grande  lunette  équatoriale.  Interrogé  au  sujet  de 
cet  enfouissement  contraire  aux  ordres  de  la  Reine,  le  gou- 
verneur du  village  donne  comme  excuses  qu'on  Ta  déposé 
en  cet  endroit  «  par  crainte  des  voleurs  »  ! 

La  belle  fille  du  premier  ministre  avait  été  la  première  à 
rapporter  les  objets  mis  en  dépôt  chez  elle. 

Malgré  tout,  la  majeure  partie  du  butin  reste  encore 
aujourd'hui  entre  les  mains  des  pillards. 

Ainsi  finit  l'observatoire  de  Tananarive.  Durant  les  six 
années  et  sept  mois  de  son  fonctionnement,  il  avait  fourni 
au  monde  savant  d'importants  travaux  météorologiques, 
astronomiques,  magnétiques  et  géodésiques,  qui  lui  ont 
valu  de  hautes  récompenses  soit  de  l'Académie  des 
Sciences,  soit  du  gouvernement  français. 

Dieu  en  a  permis  la  destruction  ;  entrerait-il  dans  ses 
desseins  que  sur  ce  dernier  champ  de  bataille  de  la  colonne 
volante,  s'élève  un  nouveau  monument  destiné  à  le  remer- 
cier de  la  victoire,  et  dédié  à  la  mémoire  des  soldats 
français  morts  à  Madagascar  ? 


DE  MADAGASCAR  319 


II.  —  APRES  LA  GUERRE 

Plusieurs  mois  après  la  capitulation,  je  revenais  de  France 
à  Madagascar,  résolu  de  reconstituer  l'observatoire  si  les 
indemnités  à  recevoir  me  le  permettaient. 

Par  une  de  ces  belles  soirées,  communes  sous  les  tro- 
piques, notre  caravane  est  en  vue  de  la  capitale  Malgache. 
Sa  physionomie  n'a  guère  changé,  malgré  les  horreurs  de  la 
guerre.  Toujours  ces  mêmes  grandes  bicoques  qui  menacent 
de  s'écrouler  sur  la  tète  des  passants,  et  qu'on  s'obstine  à 
décorer  du  nom  de  palais  ;  toujours  ces  maisons  rouges 
disposées  en  amphithéâtre,  sans  aucun  ordre,  sur  le  flanc, 
en  haut,  en  bas  du  massif.  Et  comme  pour  fêter  ironique- 
ment notre  arrivée,  le  soleil  couchant  empourpre  les  ruines 
de  l'observatoire.  Je  les  contemple  avec  tristesse.  Son  passé, 
ses  gloires,  ses  revers  se  présentent  à  ma  mémoire.  Là 
s'arrêta  victorieuse,  après  un  magnifîque  élan,  l'héroïque 
colonne  volante.  Et  en  voyant  flotter  au  dessus  de  ces  pans 
de  mur  le  drapeau  de  la  patrie,  un  rayon  d'espérance  tra- 
verse mon  cœur. 

Je  tente  quelques  démarches  auprès  de  M.  Laroche, 
résident-général,  dans  l'espoir  de  trouver  en  lui  le  bien- 
veillant appui  que  m'avaient  accordé  ses  prédécesseurs, 
MM.  le  Myre  de  Vilers,  Bompard,  Larrouy.  Il  semble  vouloir 
prendre  à  cœur  cette  œuvre  française.  En  attendant  sa  déci- 
sion, je  m'occupe  de  réparer  les  instruments  détériorés,  de 
remonter  la  grande  lunette  équatoriale,  dont  les  pièces 
gisent  çà  et  là  dans  un  pèle-méle  indescriptible.  Lorsqu'il 
s'agit  de  l'élever  sur  son  pied  parallactique,  deux  parties 
importantes  manquent  à  l'appel:  les  coussinets  inférieurs 
qui  supportent  l'axe  du  cercle  d'ascension  droite,  et  la 
console  du  mouvement  d'horlogerie.  J'installe  dans  l'enclos 
delà  Mission  des  instruments  météorologiques;  nous  conti- 
nuerons du  moins  la  série  des  observations  malheureusement 
interrompue  durant  cinq  mois. 


320  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 


AVEC   LA   BRIGADE  TOPOGRAPHIQUE.  CERNE    PAR   LES   FAHAVALO. 

Sur  ces  entrefaites,  le  général  Voyron  commandant  le 
corps  d'occupation,  s'apprête  à  envoyer  à  la  côte  est  la  bri- 
gade topographique,  en  vue  du  tracé  d'un  chemin  de  fer. 
Mis  au  courant  des  travaux  que  j'avais  accomplis  avec  le  P. 
Roblet  dans  ces  mômes  parages,  il  me  propose  d'accom- 
pagner la  brigade  pour  l'exécution  de  la  partie  géodésique, 
astronomique  et  magnétique;  les  quatre  capitaines  topogra- 
phes relèveront,  eux,  les  détails  du  terrain. 

Le  fonctionnement  de  la  station  météorologique  me  paraît 
désormais  assuré  ;  d'autre  part,  aucune  réponse  au  sujet  de 
la  reconstruction  de  l'observatoire  ne  me  parvient  de  la 
Résidence  générale;  j'accepte  donc  la  proposition  du  géné- 
ral, heureux  de  pouvoir  me  rendre  utile. 

Nous  partons  le  5  septembre  1896.  Le  voyage  de  la 
première  étape  s'accomplit  sans  incident.  Le  lendemain 
notre  convoi  composé  en  tout  de  près  de  200  porteurs  se 
met  en  route,  avec  une  escorte  de  20  soldats,  10  tirailleurs 
algériens  à  l'avant-garde,  10  tirailleurs  haoussas  à  l'arrière. 

Après  une  heure  et  demie  de  marche,  nous  pénétrons 
dans  la  région  habitée  par  les  rebelles.  Les  Haoussas  mon- 
trent avec  fierté  une  tète  de  fahavalo  qu'ils  ont  fraîchement 
plantée  sur  un  pieu,  au  sommet  du  chemin,  par  manière  de 
représailles.  Spectacle,  en  vérité,  fort  dégoûtant  !  Pendant  la 
descente,  les  porteurs  signalent  sur  les  hauteurs  voisines, 
un,  puis  deux,  puis  trois  groupes  d'ennemis  qui  se  dirigent 
vers  nous.  Allons  !  ça  va  chauffer!  On  me  donne  un  revolver 
d'ordonnance  chargé  de  six  balles,  dont  je  n'userai  évi- 
demment qu'à  la  dernière  extrémité;   et à    la  garde   de 

Dieu! 

Des  coups  de  fusil  arrêtent  les  Algériens  à  quelques 
mètres  du  village  en  ruines  d'Antalatakely  qui  borde  le 
chemin.  Je  traversais  en  ce  moment  avec  l'arrière  le  ruis- 
seau de  l'iadiana.  Nous  pressons  le  pas  ;  le  convoi  se  rallie 
au  milieu  de  ce  pâté  de  cases  dont  les  murs  en  pisé  offrent 
un  abri  assez  sûr  contre  l'ennemi. 


DE  MADAGASCAR  321 

Les  fahavalo  nous  cernent,  envoient  à  notre  adresse  des 
balles  qui  passent  au-dessus  de  nos  tètes.  Pour  la  première 
fois,  j'entends  leur  sifflement  aigu.  Il  cause  d'abord  une 
impression  désagréable.  Bientôt,  on  prend  philosophique- 
ment son  parti,  en  constatant  qu'il  faut  beaucoup  de  poudre 
et  de  plomb  pour  tuer  un  homme. 

Désireux  de  voir  nos  adversaires,  je  me  place  à  un  endroit 
élevé  et  regarde  vainement.  «  Sortez  de  là,  me  crie  le  capi- 
taine Delcroix,  chef  de  la  brigade,  vous  n'y  êtes  pas  en 
sûreté.  »  Je  me  retire  et  vais  alors  visiter  les  postes  de 
défense.  Les  dix  tirailleurs  haoussas  occupent  le  bas  du 
village.  Une  section  envoie  des  feux  de  salve  dans  la  direc- 
tion du  ruisseau  que  nous  avons  franchi  tout  à  l'heure  ;  la 
deuxième,  vers  un  groupe  de  maisons  distant  de  500  mètres 
dont  les  habitants  s'acharnent  à  tirer  sur  nous.  Fusillade 
incessante  dans  ce  poste  des  Haoussas;  je  serais  curieux  de 
savoir  si  le  nombre  des  victimes  est  en  raison  directe  du 
tintamarre.  Ces  soldats  noirs  ont  la  réputation  d'être  excel- 
lents à  la  baïonnette  ;  par  contre,  mauvais  tireurs. 

A  l'autre  bout  du  village,  les  Algériens  ménagent  mieux 
leurs  munitions  et  tirent  beaucoup  plus  méthodiquement. 

Les  porteurs  se  blottissent  dans  l'intérieur  des  maisons, 
derrière  des  pans  de  murs  ;  eux  d'ordinaire  si  gais,  ils 
gardent  un  morne  silence  et  ne  paraissent  pas  du  tout 
rassurés. 

Pendant  que  je  fais  les  cent  pas  au  milieu  de  ce  concert, 
me  demandant  depuis  tantôt  une  heure  quand  la  bagarre 
finira,  un  tirailleur  algérien  m'arrive  baïonnette  au  canon  : 
«  Capitaine  blessé  !  crie-t-il,  capitaine  blessé  !  »  Je  cours  et 
trouve  en  effet  le  capitaine  Delcroix  perdant  son  sang 
d'une  blessure  au  bras  droit.  Voici  comment  avait  eu  lieu 
l'accident. 

Il  avait  aperçu  un  groupe  d'ennemis  caché  dans  une  tran- 
chée à  500  mètres;  il  rectifie  la  hausse  des  fusils  placée  sur 
800,  précise  à  ses  hommes  le  but,  commande  le  feu,  se 
retourne,  et  reçoit  au  môme  instant  une  balle  Snider. 

Un  médecin  de  la  guerre  se  trouve  par  bonheur  dans  notre 
convoi.  De  plus,  nous  avons  dans  les  bagages  de  la  brigade 

LXXI.  —  21 


322  L  OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

une  petite  pharmacie.  Vite,  un  porteur  protégé  par  un 
soldat,  se  dévoue  et  va  chercher  de  l'eau  au  ruisseau  voisin  ; 
un  autre  apporte  un  mortier  à  riz  sur  lequel  s'asseoit  le  capi- 
taine. Je  lui  enlève  sa  veste  avec  mille  précautions.  Afin 
d'aller  plus  vite,  nous  coupons  avec  des  ciseaux  la  manche 
de  la  chemise.  Ma  soutane  est  inondée  de  sang.  Le  docteur 
examine  la  plaie,  constate  que  les  tissus  et  plusieurs  nerfs 
ont  seuls  été  déchirés  par  la  balle  qui  a  traversé  le  gras  du 
bras  à  la  hauteur  du  sein  ;  il  lave  la  blessure  avec  de  Feau 
phéniquée  et  applique  un  pansement. 

Pendant  l'opération,  le  capitaine  montre  une  énergie  peu 
commune. 

A  nos  côtés,  la  fusillade  ne  discontinuait  pas.  L'un  des 
officiers  de  la  brigade,  excellent  tireur,  posté  à  l'endroit 
même  que  j'avais  ordre  de  quitter  précédemment,  aperçoit 
un  rebelle,  qui  de  la  fenêtre  d'une  maison  fait  feu  sur  nous 
à  la  distance  de  800  mètres.  Il  lui  expédie  deux  balles 
Lebel,  qui  ont  dû  arriver  à  destination  ;  l'adversaire  trouve 
bon  de  s'éclipser. 

Depuis  deux  heures  et  demie,  nous  sommes  en  détresse. 
Les  120  cartouches  dont  chaque  soldat  avait  approvisionné 
ses  cartouchières,  commencent  à  s'épuiser  ;  faute  de  muni- 
tions, l'ordre  circule  de  ralentir  le  feu.  Tout  à  coup,  l'on 
voit  poindre  au  sommet  de  la  côte  où  était  plantée  la  tête 
du  fahavalo,  une  reconnaissance  qui  s'avance  dans  cette 
direction.  Nous  braquons  nos  jumelles  et  distinguons 
quinze  tirailleurs  algériens  commandés  par  un  capitaine  à 
cheval. 

Les  deux  postes  militaires  voisins  entendaient  la  fusillade, 
et  les  commandants  inquiets  sur  notre  sort,  nous  envoyaient 
du  secours. 

Il  était  temps  ! 

Le  lieutenant  Duruy,  fils  de  l'ancien  ministre,  arrive  avec 
ses  hommes.  Il  a  vu  du  haut  de  la  montagne  toutes  les  posi- 
tions qu'occupe  l'ennemi  :  «  A  quatre  pas  les  uns  des  autres, 
crie-t-il  ;  en  avant  !  m  Armé  de  son  revolver  et  un  bâton  à 
la  main,  il  s'élance  le  premier,  charge  vigoureusement  les 


DE  MADAGASCAR  323 

assaillants.  Quelques  minutes  plus  tard,  vive  fusillade; 
puis,  la  riposte  parvient  par  intervalles  et  dans  une  direc- 
tion de  plus  on  plus  éloignée.  Culbutés  par  les  quinze 
algériens,  les  rebelles  avaient  jugé  prudent  de  déguerpir. 
Du  reste,  à  Topposé^tle  la  route,  la  deuxième  reconnaissance 
du  poste  voisin  leur  envoyait  des  feux  de  salve  à  la  distance 
de  1000  mètres. 

Enfin,  nous  sommes  débloqués.  Malheureusement,  Tes- 
corte  a  subi  quelques  pertes.  Outre  le  capitaine  blessé,  un 
tirailleur  algérien  avait  reçu  une  balle  au  front  et  avait  été 
tué  roide. 

Les  porteurs  sortent  de  leurs  refuges  et  reprennent  cou- 
rage. Nous  continuons  notre  chemin,  emportant  le  cadavre 
du  tirailleur. 

A  notre  droite,  j'aperçois  sur  une  éminence  la  brave 
colonne  Duruy  qui  tient  Tennemi  à  distance  ;  à  notre 
gauche,  la  deuxième  reconnaissance  nous  protège  contre  les 
bandes  dispersées  à  l'opposé. 

Au  poste  de  Manjakandriana,  le  docteur  renouvela  le 
pansement  du  blessé,  et  s'assura  que  la  plaie  n'était  pas 
dangereuse. 

Nous  eûmes,  le  soir  môme,  l'explication  de  cet  engage- 
ment, le  plus  sérieux  qu'on  ait  eu  sur  la  ligne  d'étapes,  au 
dire  tics  officiers  du  poste. 

Des  espions  avaient  précédemment  annoncé  la  jonction 
de  trois  bandes  de  fahavalo  qui  tenteraient  un  coup  de 
main  sur  les  convois;  or,  justement,  ces  gaillards  s'étaient 
réunis  le  jour  de  notre  passage,  au   nond)re  de  500  environ. 

REPRÉSAILLES.    —    CONVOI    FUNÈBRE.   EN    ROUTE. 

Le  lendemain  matin  au  point  du  jour,  nous  entendions 
assez  près  du  poste,  le  grondement  du  canon.  Le  comman- 
dant du  cercle  infligeait  aux  fahavalo  de  terribles  repré- 
sailles. La  veille  au  soir,  il  avait  ordonné  à  un  déta«-hement 
de  soldats  de  se  rendre  à  l'endroit  par  où  passeraient  les 
rebelles.  Pendant  qu'il  balayait  à  coups  de  canon  les  villages 
qui  nous  nvai<'nl  attaqués  la  Vfilb'.  les  habitants  s'enfuyaient 


324  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

dans  la  direction  de  rembuscade;  plusieurs  d'entre  eux  tom- 
baient foudroyés  sous  les  balles  de  nos  soldats. 

La  compagnie  des  tirailleurs  algériens  s'apprête  ici  à 
rendre  les  derniers  devoirs  à  leur  can^arade  tué  la  veille 
dans  rengagement.  Un  peloton  rend  les  honneurs  militaires. 
Quatre  hommes  portent  sur  une  civière  le  corps  enveloppé 
d'un  linceul,  au-dessus  duquel  on  a  fixé  la  chéchia,  le 
manteau  bleu,  le  ceinturon  et  le  sabre-baïonnette  du  défunt. 
Les  officiers  en  grande  tenue  précèdent  le  convoi  ;  parmi 
eux,  je  remarque  des  vétérans  africains  dont  la  poitrine  est 
ornée  de  la  croix  d'honneur  et  de  médailles.  Moi,  prêtre 
catholique,  je  n'ai  pour  toute  décoration  que  ma  soutane 
largement  tachetée  de  caillots  de  sang,  et  récitant  tout  bas 
un  De profundis  pour  ce  pauvre  musulman,  mort  victime  du 
devoir,  je  suis  le  cortège  avec  un  des  officiers  de  la  brigade 
topographique.  Quand  le  cadavre  est  descendu  dans  la  fosse, 
chacun  jette  sa  pelletée  de  terre  ;  je  le  fais,  nu  tète.  Le 
commandant  du  poste  me  remercie  au  nom  des  algériens, 
d'avoir  bien  voulu  honorer  de  ma  présence  cette  triste 
cérémonie  :  «  Mon  capitaine,  lui  répondis-je  à  haute  voix, 
lorsqu'un  soldat  meurt  ainsi  loin  de  sa  patrie  défendant  le 
drapeau  de  la  France,  mon  titre  de  Français  m'oblige  à 
venir  saluer  les  restes  de  ce  brave  et  à  lui  adresser  un 
dernier  adieu.  » 

A  l'issue  de  la  cérémonie,  m'a-t-on  rapporté,  les  Arabes 
chuchotaient  entre  eux,  faisant  allusion  à  mon  grade  d'offi- 
cier assimilé  :  «  Ce  capitaine  marabout  n'est  pas  comme 
tous  les  autres.  » 

Le  capitaine  Delcroix  rentre  à  Tananarive  escorté  par  des 
soldats.  Nous,  nous  prenons  la  direction  de  Tamatave.  En 
route,  on  aperçoit  par  ci  par  là  quelques  habitants  errants 
dans  les  vallées.  Ils  ne  nous  inquiètent  pas  ;  nous  leur 
laissons  la  paix. 

Le  voyage  se  continue  ;  treize  jours  plus  tard,  nous 
arrivions  au  village  d'Ampanotomaizina  entre  Andevorante 
et  Tamatave,  région  que  nous  avions  mission  de  relever. 


DE  MADAGASCAR  325 


OPERATIONS     SUR    LE     TERRAIN 


Les  instructions  écrites  du  chef  du  service  géographique, 
M.  le  commandant  Verrier,  prescrivaient  la  mesure  d'une 
base  à  Ampanotomaizina  ou  dans  les  environs,  ensuite  Texé- 
(Hition  des  levés  géodésiques  et  topographiques  de  la 
région  située  à  l'ouest  de  cette  localité. 

Une  reconnaissance  préliminaire  nous  démontra  l'impos- 
sibilité de  mesurer  la  base  à  Ampanotomaizina  même.  La 
vue,  soit  dans  le  village,  soit  sur  les  bords  de  la  mer 
s'étend  tout  au  plus  à  200  mètres  et  se  limite  à  une  zone  de 
forêts. 

Au  delà  de  la  forêt,  deux  lacs,  unis  entre  eux  ^ar  un 
étroit  goulet,  coulent  parallèlement  à  la  côte  sur  une  lon- 
gueur de  20  kilomètres.  Une  bande  sablonneuse  couverte 
d'arbustes,  de  strychnoses,  de  pandahus,  etc..  les«  sépare 
de  l'Océan  Indien.  Les  bords  sinueux  du  lac  Rasoamasay 
offrirent  <'n  un  endroit  une  sorte  de  sentier  étroit  et  relati- 
vement long  ;  nous  le  choisîmes  pour  base.  Le  sol  une  fois 
(iébroussaillé,  nivelé  et  jalonné,  je  fis  planter  aux  deux 
extrémités  deux  niAts  ;  l'un  situé  au  pied  d'une  falaise  om- 
bragée d^nrania  speciosa,  arbre  du  voyageur,  fut  surmonté 
d'une  grosse  boule  nickelée  sur  laquelle  se  réfléchissaient 
les  rayons  solaires,  l'autre,  aboutissant  à  une  pointe  dénudée 
du  lac,  avait  un  simple  drapeau  blanc. 

Nous  mesurAmes  la  base  avec  un  ruban  d'acier  long  de  20 
mètres.  Après  chaque  portée,  nous  enfoncions  la  fiche,  non 
point  directement  dans  le  sable,  mais  à  frottement  dur  dans 
le  trou  d'une  planchette  posée  à  terre.  Pour  donner  une 
plus  grande  stabilité  à  la  planchette,  un  Malgache  appuyait 
ses  deux  pieds  par  dessus,  et  demeurait  immobile  jusqu'à 
ce  qu'on  eut  appliqué  l'extrémité  du  ruban  sur  la  partie 
intérieure  de   la   fiche. 

La  longueur  totale  de  la  base  mesurée  égalait  349  mètres 
à  l'aller,  et  348  mètres  69  centimètres  au  retour.  Différence  : 
31  centimètres. 

Cette  erreur  provenait  de  ce  que»  ce  jour  là,  la  marée 
plus  haute  que  d'ordinaire  avait  envahie  une  fraction  de  la 


326  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

ligne  jalonnée.  Nous  remédiâmes  à  cet  accident  en  prenant 
hors  de  l'eau  une  parallèle  à  la  base  durant  une  portée. 

L'on  sait,  du  reste,  que  la  mesure  d'une  base  sur  un  sable 
mouvant  est  sujette  à  des  erreurs,  malgré  toute  sorte  de 
précautions. 

Autour  du  lac  s'élèvent  des  dunes  et  des  falaises  dont 
les  sommets  surmontés  de  drapeaux,  nous  servirent  à  for- 
mer les  premiers  triangles.  J'observais  avec  un  théodolite 
de  reconnaissance,  les  trois  angles  azimutaux  ainsi  que  les 
distances  zénithales  de  chacune  des  stations,  dans  les  deux 
positions  directe  et  inverse  du  cercle. 

Nous  avons  uni  Amponotomaizina  avec  le  réseau  formé 
autour  du  lac,  de  la  manière  suivante.  D'un  point  du  village, 
où  nous  avons  arboré  ensuite  le  mât  de  pavillon,  je  pus 
découvrir  à  travers  une  étroite  échappée  de  la  forêt,  un 
sommet  de  colline  appelé  Anjanamborona,  distant  de  2  kilo- 
mètres et  demi,  déjà  placé  dans  le  réseau.  Pour  compléter 
le  triangle,  on  planta  au  sommet  d'un  des  plus  hauts  arbres 
de  la  foret,  un  drapeau  visible  à  la  fois  et  du  mât  de  pavil- 
lon et  de  la  colline.  Je  mesurais  ce  signal  de  ces  deux  points 
soit  en  azimut,  soit  en  hauteur  ;  par  conséquent,  Ampanoto- 
maizina,  station  du  mât  de  pavillon  fut  placé  sur  la  feuille 
minute  au  moyen  d'un  triangle  de  troisième  ordre,  c'est-à- 
dire,  avec  un  angle  déduit. 

NIVELLEMENT    TOPOGRAPHIQUE 

Jusque  là,  les  cotes  de  niveau  obtenues  avaient  pour  point 
de  repère  la  plage  du  lac.  D'après  les  instructions,  nous 
devions  les  mesurer  par  rapport  au  niveau  de  la  mer.  En 
d'autres  termes,  le  problème  à  résoudre  revenait  à  connaître 
la  hauteur  du  lac  au  dessus  du  niveau  de  la  mer. 

Nous  exécutâmes  un  nivellement  topographique  depuis 
l'Océan  Indien  jusqu'au  mât  de  pavillon,  distant  d'une  cen- 
taine de  mètres.  L'altitude  à  partir  du  pied  du  mât  égalait 
3  mètres  7  centimètres.  Ensuite,  je  déterminais  géodési- 
quement  de  cette  dernière  station,  la  hauteur  d'Anjanambo- 
rona  et  du  drapeau  de  la  forêt  ;  la  comparaison  des  résultats 
obtenus  avec  l'altitude  déjà  prise  du  niveau  du  lac,    donna 


DE  MADAGASCAR  327 

deux  vérifications.  Les  hauteurs  réciproques  d'Anjanambo- 
rona  et  du  mât  de  pavillon  fournirent  comme  cotes  de  niveau 
du  lac  :  4  mètres  98  centimètres,  d'autre  part,  5  mètres  21 
centimètres  au  moyen  d'une  simple  distance  zénithale  du 
drapeau.  Erreur,  23  centimètres,  attribuable  à  la  réfraction. 
Nous  avons  adopté  comme  hauteur  moyenne  5  mètres, 
quantité  que  nous  ajoutâmes  à  toutes  les  cotes  obtenues  de 
la  plage  du  lac. 

Ajoutons  en  terminant  ce  paragraphe,  que  de  tous  les 
sommets  principaux,  nous  observions  l'hypsomètre  et  la 
distance  zénithale  de  l'horizon  de  la  mer,  afin  de  contrôler 
les  résultats  géodésiques. 

ORIENTATION  DU   RESEAU.   COORDONNÉES  GÉOGRAPHIQUES. 

L'on  sait  que,  dans  rexécutioivfl^une  carte,  il  ne  suffît  pas  de 
disposer  sur  son  canevas  des  points  trigonométriques  et  des 
cotes  de  niveau,  il  faut  de  plus  orienter  ce  réseau,  et,  s'il 
n'est  pas  relié  à  une  triangulation  antérieure  complète,  la 
détermination  par  observation  astronomique  d'une  ou  plu- 
sieurs stations  importantes  devient  de  rigueur. 

Ce  fut  au  pied  du  mât  de  pavillon  d'Ampanotomaizina  que 
j'exécutai  ces  opérations,  classiques  en  géodésie. 

J'observais  la  nuit,  avec  le  théodolite,  les  hauteurs  corres- 
pondantes de  l'étoile  e  Carène.  Le  méridien  obtenu  fournit 
l'azimut  orienté  de  la  colline  d'Anjanamborona,  du  drapeau 
de  la  forêt,  et  par  ces  deux  points  du  réseau  tout  entier, 
ainsi  que  la  déclinaison  magnétique  du  lieu,  comme  nous  le 
verrons  plus  loin. 

La  recherche  des  coordonnées  géographiques  comprend 
deux  opérations  distinctes,  la  détermination  de  la  longitude 
et  de  la  latitude.  Puisque  le  service  géographique  ne  possé- 
dait pas  de  cercle  méridien,  et  que  celui  de  l'observatoire 
se  trouvait,  nous  l'avons  dit,  en  mauvais  état,  je  choisis  la 
méthode  de  la  longitude  par  le  chronomètre.  A  mon  pas- 
sage à  Andevorante,  dont  nous  avions  fixé  la  longitude  en 
1892,  je  me  rendis  à  la  station  d'Ambatojahanary  afin  de 
prendre  l'heure  locale  par  des  hauteurs  du  soleil,  au  moyen 
du  théodolite  et  du  chronomètre.  Vingt-quatre  heures  plus 


328  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

tard,  dès  mon  arrivée  à  Ampanotomaizina,  je  déterminais  de 
la  même  manière  l'heure  locale  avec  le  même  chronomètre 
et  le  théodolite.  Comparée  avec  celle  de  la  veille,  toutes 
corrections  de  marche  du  chronomètre  faites,  la  différence 
d'heure  des  deux  stations  égalait  23'  2  en  temps,  ou  5'  45'  3 
en  arc.  Or,  Andevorante  se  trouvant  à  46"  45'  34"  de  longi- 
tude est  de  Paris,  il  s'ensuivait  que  Ampanotomaizina  situé 
à  l'est  d' Andevorante  était  situé  à  46"  51'  19". 

La  latitude  fut  obtenue  par  la  méthode  ordinaire  des  hau- 
teurs circumméridiennes  du  soleil. 

OBSERVATIONS    MAGNÉTIQUES 

Les  officiers  topographes  emportent  généralement  dans 
leurs  opérations  sur  le  terrain  la  boussole  à  éclimètre,  avec 
laquelle  ils  placent  leurs  stations  sur  la  feuille  minute, 
d'après  trois  ou  plusieurs  points  géodésiques  donnés,  et 
relèvent  avec  le  cercle  vertical  de  l'instrument  quelques 
cotes  de  niveau  par  rapport  à  des  altitudes  déjà  fixées.  Leur 
boussole  doit  préalablement  être  réglée  d'après  la  décli- 
naison du  lieu. 

Or,  à  Madagascar,  et  en  particulier  sur  la  côte  est,  la 
déclinaison  magnétique  varie  très  inégalement,  comme  je 
l'avais  déjà  constaté  en  1892.  Non  loin  d'Ampanotomaizina, 
les  employés  des  ponts  et  chaussées  faisaient  creuser  les 
dunes  de  sable  qui  séparent  le  village  des  lacs,  et  y  décou- 
vraient des  sources  sulfureuses  et  des  pyrites  de  fer.  En 
allant  exécuter  un  tour  d'horizon  sur  la  colline  d'Anja- 
namborou,  je  trouvais  sur  mon  chemin,  des  pyrites  de  fer 
mêlées  avec  des  cristaux  de  quartz  amorphe;  sur  la  plage 
des  lacs,  j'observais  également  des  amas  de  fer  oxydulé 
rejeté  par  les  vagues.  Indices  très  probables  de  perturbation 
magnétique. 

En  effet,  déterminée  au  pied  du  mât  de  pavillon  et  loin 
des  habitations,  au  moyen  du  théodolite-boussole  Brunner, 
la  déclinaison  égale  :  8°  5'  34",  NW.  A  Andevorante,  station 
d'Ambitojahanary,  j'avais  obtenu  13"  36'  1"  NW,  alors  qu'en 
1892,  j'avais  trouvé  14"  40'  42". 

Ajoutons  que  cette  anomalie  magnétique  cesse  à  mesure 


DE  MADAGASCAR  329 

qu'on  pénètre  à  Touest  dans  Tintérieur  des  terres.  Ainsi, 
à  Sahamarivo,  à  11  kilomètres  d'Ampanotomaizina,  sur  les 
bords  de  la  rivière  Rongo  Rongo,  la  déclinaison  est  de 
9°  46'  34". 

QUELQUES    NOTES    SUR    LA.    RÉGION 

Le  levé  de  cette  région  peu  connue  et  qu'on  n'avait  pas 
sérieusement  étudiée  jusqu'à  ce  jour,  nous  révéla  quelques 
particularités  dignes  d'être  signalées. 

1°  La  bande  étroite  de  sable  quartzeux  qui  sépare  Ampa- 
notomaizina  des  lacs,  se  termine  sur  leurs  bords;  au-delà,  le 
sous-sol  est  formé  d'argile  rouge,  recouverte  d'une  légère 
couche  de  grains  de  quartz;  l'Océan  Indien  se  retirerait  donc 
très  lentement  en  cet  endroit  sous  l'effet  du  grand  courant 
marin. 

2"  Les  .nnomalies  de  la  boussole  et  la  constitution  géolo- 
gique du  sol  prouvent  que  cette  région  a  été  un  centre  secon- 
daire d'activité  volcanique,  et  confirmeraient  l'hypothèse 
qui  place  sur  le  versant  est  de  Madagascar  le  point  d'ori- 
^'ne  des  soulèvements  de  nie. 

3°  Ce  bouleversement  a  formé  une  ligne  de  partage  des 
eaux  assez  singulière;  au  village  d'Ampanotomaizina,  la 
rivière  se  jette  dans  l'Océan  Indien  au  nord-est,  à  3  kilo- 
mètres; au-delà  de  la  zone  des  forêts,  les  lacs,  alimentés 
uniquement  par  de  nombreux  ruisseaux  qui  prennent  leur 
source  dans  les  falaises  de  l'ouest,  se  déversent  dans 
la  mer,  à  l'opposé,  vers  le  S.  SW;  enfin  les  eaux  qui  coulent 
dans  les  vallées,  des  falaises  les  plus  élevées,  se  rendent  vers 
l'ouest,  perpendiculairement  aux  directions  précédentes, 
dans  la  rivière  du  Rongo  Rongo,  affluent  du  Vohitra,  lequel 
se  jette  dans  l'Iaroka  à  4  kilomètres  d'Andevorante. 

4"  Les  lignes  de  faite  sont  dirigées  parallèlement  à  la 
côte,  et  il  est  curieux  de  voir  la  rivière  du  Rongo  Rongo  et 
les  lacs  couler  dans  le  même  sens,  mais  à  des  altitudes 
difrércntes,  séparés  entre  eux  par  une  muraille  de  8  kilo- 
mètres de  largeur,  20  de  longueur  et  100  mètres  de  hauteur, 
foute  cette  région  des  falaises  était  boisée  jusqu'à  une  date 
récente,   ainsi  que  l'attestent  les  nombreux  troncs  d'arbres 


330  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

calcinés  qui  s'élèvent  de  toutes  parts  sous  forme  de  mâts. 
Les  villages  y  sont  très  rares,  et  les  habitants  interrogés  sur 
le  motif  du  déboisement,  nous  répondaient  :  «  Nous  préfé- 
rons pour  nos  bœufs  des  pâturages  à  des  arbres.  » 

5°  Au  versant  du  Rongo  Rongo,  la  falaise  descend  sur  les 
bords  de  la  rivière  par  une  pente  escarpée.  De  nombreux 
villages  Betsimisaraka  s'élèvent  sur  les  berges  du  Rongo 
Rongo. 

6°  Protégée  des  vents  de  S.-E.  par  la  muraille  de  100  mètres 
de  hauteur,  la  région  jouit  d'une  température  exception- 
nellement élevée;  dans  une  saison  où  la  chaleur  est  à  sa 
moyenne,  j'avais  dans  ma  case,  à  l'ombre,  jusqu'à  36°.  Le 
sol  marécageux  composé  de  limon,  d'argile  et  d'humus, 
produit  sans  grands  efforts  de  culture,  du  riz,  des  cannes  à 
sucre,  du  café,  des  bananes,  patates...  La  principale  indus- 
trie des  habitants  consiste  dans  la  fabrication  du  rafia  qu'ils 
transportent  à  Andevorante  par  pirogues. 

En  résumé,  le  tracé  d'un  chemin  de  fer  traversant  la 
vallée  marécageuse  du  Rongo  Rongo,  gravissant  une  rampe 
de  80  à  100  mètres  de  différence  de  niveau,  pour 
redescendre  dans  la  région  des  lacs  et  rejoindre  le  littoral  à 
Ampanotomaizina,  parut  offrir  d'énormes  difficultés  de 
construction  et  nécessiter  de  fortes  dépenses. 

RENTRÉE    A    TANANARIVE 

Depuis  bientôt  trois  semaines,  la  saison  des  pluies  a  fait 
son  apparition.  Le  séjour  sous  latente  n'a  guère  de  charmes. 
Sous  les  rayons  du  soleil  on  éprouve  une  chaleur  étouffante  ; 
avec  la  pluie,  on  est  pénétré  par  l'humidité  due  à  l'évapo- 
ration.  Une  misérable  case  malgache  est  encore  préférable. 

La  fièvre,  compagne  inséparable  de  la  saison  pluvieuse, 
sévit  depuis  quelque  temps  dans  la  caravane.  Nous  ressentons 
tous  plus  ou  moins  les  effets  de  l'anémie  et  de  l'infection 
paludéenne,  après  un  séjour  de  trois  mois  sur  la  côte.  Déjà, 
un  porteur  et  un  soldat  indigène  de  l'escorte  sont  morts  d'un 
accès  pernicieux. 

Aussi  l'ordre  de  rejoindre  Tananarive  ne  nous  trouve  pas 
indifférents.  Nous  partons. 


DE  MADAGASCAR  331 

Le  long  de  la  ligne  d'étapes,  la  pacification  s'opère  grâce  à 
l'énergie  de  notre  nouveau  Résident.  Les  habitants  des 
villages  voisins  d'Antalitakely  ont  remis  armes  et  munitions 
au  commandant  du  secteur  et  se  sont  soumis.  Au  moment  de 
notre  passage,  ils  cultivent  leurs  rizières,  et  nous  tirent  cette 
fois  un  coup  de  chapeau,  non  sans  un  petit  air  goguenard. 
On  leur  rend  le  salut  sur  le  même  ton.  Le  surlendemain, 
nous  arrivions  à  Tananarive. 

Ma  mission  de  géodète  se  termine  pour  le  moment  par 
une  lettre  de  remerciements  et  d'éloges.  Le  commandant 
chef  du  service  géographique  me  rapporte  cette  phrase 
pleine  d'espérances  prononcée  par  le  général  Gallieni  :  «  Les 
Hovaont  détruit  l'observatoire,  ils  le  rebâtiront.  »  Je  fais  des 
vœux  pour  que  cette  parole  se  réalise. 

.E.  COLIN.  S.  J. 


DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES' 


Dans  un  gros  livre,  sérieux  d'allure  et  de  format,  léger 
d'idées  et  de  raisonnements,  œuvre  d'un  médecin  connu, 
j'ai  cueilli  cette  phrase  :  «  Personne,  parmi  les  gens  sensés, 
n'admet  plus  l'intervention  du  Diable  dans  les  affaires 
humaines.  «  2. 

Voilà  ce  qui  s'appelle  une  exécution  sommaire  :  ou 
manquer  de  bon  sens,  ou  rejeter  la  croyance  au  démon  et  à 
son  action  dans  le  monde.  L'auteur  n'a  pas,  je  pense,  la 
prétention  que  chez  lui  tout  se  dise  aimablement.  Nous  le  lui 
pardonnerons  à  raison  de  sa  naïveté  :  il  en  faut  bien  une  cer 
taine  dose  pour  décréter  ainsi  de  non-sens  la  foi  de  tous  les 
catholiques  !  Aucune  vérité  peut-être  n'est  affirmée  plus  nette- 
ment dans  la  Sainte  Ecriture  que  l'intervention  du  diable  dans 
les  choses  humaines.  Justement  la  suite  de  l'Evangile 
m'amène  à  vous  raconter  comment  Notre-Seigneur  chassa  le 
démon  du  corps  d'un  possédé  dans  la  synagogue  de  Caphar- 
naiim,  et  de  toutes  les  actions  du  démon  sur  nous  aucune 
ne  se  montre  par  des  signes,  par  des  manifestations  plus 
apparentes,  plus  étranges,  que  la  possession.  Aussi  est- 
elle  l'objet  spécial  des  railleries  et  des  négations  du  scep- 
ticisme. 

Pour  ce  motif,  il  m'a  paru  bon  de  faire  précéder  l'exposé 
du  récit  évangélique  d'une  étude  sur  la  possession  diabo- 
lique que  je  définis  :  la  présence  du  démon  dans  le  corps 
d'une  personne  vivante,  présence  par  suite  de  laquelle  pou- 
voir   est  laissé  au  démon  d'agir  sur  ce  corps. 

Je  diviserai  ce  que  j'ai  à  vous  dire  en  trois  parties,  qui 
seront  la  réponse  aux  trois  questions  suivantes  :  Le  démon 
existe-t-il  réellement  et  quelle  est  sa  place  dans  l'œuvre  de 

1.  Conférence  donnée  dans  l'église  du  Gcsù,  à  Paris,  le  Dimanche  17  Jan- 
vier 1897. 

2.  Ch.  Richet.  L'homme  et  l'Intelligence  2*^    éd.,  p.  391. 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  333 

Dieu,  la  création?  La  possession  est-elle  un  fait  réel?  Enfin, 
comment  s'explique  la  possession  ? 

N'attendez  pas  de  moi  que  je  vous  parle  de  manifestations 
diaboliques  autres  que  la  possession,  telles  que  :  obsessions, 
maléfices,  sabbat,  nécromancie,  spiritisme,  etc.  L'occasion 
pourra  s'en  présenter,  mais  à  elle  seule  la  possession  est  un 
sujet  assez  vaste  et  assez  important,  pour  occuper  nos  trois 
quarts  d'heure  d'entretien, 

I 

En  1215,  le  quatrième  concile  œcuménique  de  Latran, 
formulait  le  décret  suivant  :  «  11  n'est  qu'un  seul  Dieu  éternel 
et  tout  puissant.  C'est  lui  qui  a  formé  du  néant  la  nature 
spirituelle  et  la  nature  corporelle,  l'ange  et  le  monde,  et  entre 
les  deux,  tenant  des  deux,  l'homme,  formé  de  corps  et  d'âme. 
Le  démon  et  ses  anges  ont  été  créés  dô  Dieu  bons  par 
nature  ;  eux  seuls  se  sont  rendus  mauvais  K  » 

Ce  décret  a  été  confirmé  en  1870  par  le  Concile  du 
Vatican. 

Ainsi,  au  sommet,  dans  une  sphère  à  part,  Dieu,  incréé, 
éitiinel,  tout  puissant;  Dieu  portant  en  lui-même  la  raison 
nécessaire  de  sa  propre  existence  et  la  raison  sufllsante  de 
l'existence  de  toutes  les  créatures;  Dieu  infini  dans  ses 
perfections,  se  sufiisant  pleinement  à  lui-même  et,  par 
conséquent,  ne  pouvant  avoir  d'autre  raison  de  produire 
des  êtres  en  dehors  de  lui  que  le  désir  de  leur  communi- 
quer quelques  efiluves  de  ses  perfections  et  de  son  bonheur; 
Dieu  créateur  et  maître  souverain  de  l'Univers,  à  qui  tout 
obéit  et  sans  lequel  rien  ne  peut  ni  être,  ni  vivre,  ni  se 
mouvoir,  ni  sentir,  ni  penser,  ni  vouloir. 

En  bas,  la  créature;  être  contingent,  qui  peut  exister  ou 
ne  pas  exister;  être  créé,  non  pas  sorti  de  Dieu,  mais  tiré 

1.  Firmïter  crodimus  et  simplicitcr  conHlcmur,  quod  unus  solus  est  verus 
Deus,  œternus,  imtncnsus  et  incomniutabilis,  incomprehcnsibilis,  omnipo- 
tens...  qui  sua  omnipotcnti  virtuto  simul  ab  inilio  tcmporis  utranique  de 
iiihilo  condidil  creaturam,  spiritualetii  et  corporalem  :  angelicam  vidclicct 
et  miindanain  :  ne  deiiide  hunianam,  quasi  eommuncm  ex  spiritu  et  corpure 
conslitutam.  Diabolus  eiiiin  et  alii  da'moncs  a  Deo  qutdcm  naturâ  creati  suot 
boni,  8ed  ipsi  per  se  facti  sunt  niali. 


334  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

du  néant  par  Dieu;  être  fini  dans  ses  perfections,  dans  sa 
puissance,  laquelle  s'exerce  toujours  dans  un  champ  limité 
et  sous  le  contrôle  de  Dieu. 

Le  monde  créé  comprend  deux  règnes  très  distincts: 
Fesprit  et  la  matière.  L'esprit,  actif  par  lui-même,  doué 
d'intelligence,  de  volonté,  de  liberté;  la  matière,  inerte,  ne 
pouvant  par  elle-même  ni  se  mettre  en  mouvement,  ni  reve- 
nir au  repos,  encore  plus  incapable  de  penser  et  de  vouloir. 
Entre  l'esprit  et  la  matière,  l'homme,  tenant  des  deux.  Par 
son  corps,  il  est  matière  ;  par  son  âme,  il  est  esprit. 

Le  monde  des  esprits  comprend  les  anges  et  les  démons; 
entre  les  deux,  pas  de  distinction  essentielle.  A  l'origine, 
Dieu  créa  tous  les  esprits  bons,  leur  donna  la  grâce  sancti- 
fiante et  les  destina  au  bonheur  de  la  vision  intuitive.  Mais 
il  voulut  attacher  la  conservation  de  cette  grâce  et  l'acquisi- 
tion de  ce  bonheur  au  bon  usage  de  leur  liberté,  dans  une 
épreuve  à  laquelle  il  les  soumit  et  dont  nous  ignorons  la 
nature. 

Ces  esprits  se  comptaient  par  milliards.  Les  uns  obéirent, 
les  autres  se  révoltèrent,  nombreux  dans  les  deux  camps. 
Les  obéissants  furent  établis,  par  leur  libre  choix,  dans 
l'amour  du  vrai  bien,  et  mis  en  possession  d'un  bonheur 
éternel.  Les  rebelles  se  trouvèrent  fixés,  pour  l'avoir  voulu, 
dans  l'horreur  de  la  vérité,  dans  la  haine  du  bien,  et  condam- 
nés à  des  tourments  éternels.  Les  premiers  sont  les  anges, 
les  seconds  s'appellent  les  démons. 

Les  démons  se  sont  dépouillés  eux-mêmes  des  biens  de 
la  grâce  et  de  la  gloire;  mais  ils  ont  gardé  les  biens  de  la 
nature,  leurs  facultés  natives,  intelligence,  volonté,  puis- 
sance d'agir.  En  eux  ces  facultés  sont  supérieures  à  ces 
mêmes  facultés  telles  que  nous  les  possédons.  Une  nature 
supérieure  a  nécessairement  des  facultés  supérieures.  Or 
une  nature  spirituelle,  dégagée  de  la  matière,  comme  est 
la  nature  angélique,  n'ayant  nul  besoin  pour  agir  du  con- 
cours de  la  matière,  est  supérieure  à  une  nature  spirituelle 
engagée  dans  la  matière,  comme  est  notre  âme,  obligée  pour 
agir  d'appeler  à  son  aide  des  organes  matériels. 

Du  fait  que  l'homme  se  compose  d'un  corps  et  d'une  âme 
et  que  Tâmc  n'agit  pas  sans  le  corps,  il   suit   que   le   monde 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  335 

matériel  est  le  champ  propre  de  son  activité.  Cet  univers 
sensible  qui  nous  entoure  est  notre  domaine,  nous  y  sommes 
chez  nous,  Dieu  nous  Ta  livré,  nous  pouvons  en  user  et  en 
abuser,  sous  notre  responsabilité. 

Du  fait  que  les  anges  et  les  démons  sont  de  purs  esprits, 
il  suit  que  leur  activité  s'exerce  principalement  et  première- 
ment sur  le  monde  spirituel,  sur  les  substances  immaté- 
rielles. Gardons-nous  toutefois  d'en  conclure  que  la  matière 
est  placée  hors  de  leur  pouvoir.  Il  est  en  effet  dans  Tordre 
qu'un  être  supérieur  puisse  agir  sur  des  êtres  inférieurs. 
Aussi  les  anges  et  les  démons  ont-ils  le  pouvoir  d'imprimer  à 
la  matière  l'action  dont  elle  est  capable,  le  mouvement  local. 
u  Si  Dieu  ne  retenait  leur  fureur,  dit  Bossuet  parlant  des 
démons ^  nous  les  verrions  agiter  le  monde  comni<'  nous 
tournerions  une  petite  boule.  » 

Seulement,  dans  ce  monde  corporel,  sensible,  ils  ne  sont 
pas  chez  eux  comme  nous  ;  ce  monde  n'est  pas  leur 
domaine  comme  il  est  le  nôtre.  Ils  ne  peuvent  y  entrer  qu'a- 
vec l'ordre  ou  la  permission  de  Dieu,  et  à  des  titres  particu- 
liers. Les  anges  y  sont  ses  ambassadeurs,  les  exécuteurs  de 
Kc.s  volontés;  les  démons, des  ennemis,  des  intrus,  cherchant 
à  y  semer  le  trouble,  le  désordre,  et  toujours  pour  nous 
entraîner  au  mal. 

Dans  ces  corKlilit>ii>,  depuis  roiigintr  du  monde,  les  anges 
et  les  démons  ont  toujours  été  mêlés  très  intimement  à 
Thistoire  humaine,  et  ils  le  seront  ju.squ'à  la  fin  des  siècles. 
u  Le  démon,  dit  saint  Pierre,  rôde  partout,  cherchant  une 
proie  à  dévorer  —  circuit  quxrens  quem  devoret"^.   » 

Telle  est  la  doctrine  catholique.  Je  ne  la  prouve  pas,  je 
l'expose,  mais,  si  je  ne  me  trompe,  l'exposer  c'est  déjà  la 
faire  accepter,  tant  il  y  a  dans  cette  hiérarchie,  et  cette 
harmonie  des  différents  mondes,  d'ordre,  de  sagesse,  de 
beauté,  de  grandeur. 

Si  nos  philosophes  incrédules  trouvaient  celte  page  dans 
les  œuvres  de  Platon,  ils  tomberaient  à  genoux  ravis 
d'admiration.  Il  est  vrai  qu'admirer  Platon  n'oblige  à  rien  î 


1.  Deuxième  sermon  pour  le  premier  dimanche  de  Cartime. 

2.  I.  Pt'tr.  V. 


336  DEMONS  ET  DEMONIAQUES 

II 

,  Ces  fondements  posés,  j'arrive  à  la  seconde  question  qui 
va  nous  permettre  de  serrer  davantage  notre  sujet  :  La  pos- 
session est-elle  un  fait  réel  ? 

Pour  nous,  chrétiens,  la  réponse  affirmative  n'est  pas 
douteuse.  L'Evangile  affirme  la  réalité  d'un  grand  nombre 
de  possessions  diaboliques  et  cette  réalité  l'Église  l'enseigne, 
d'une  manière  générale,  par  la  voix  de  son  magistère 
infaillible. 

Nier  purement  et  simplement  ou  la  possibilité  ou  l'exis- 
tence de  la  possession  diabolique,  c'est  pécher  contre  la 
foi. 

Voyons  d'abord  la  pensée  de  l'Église.  Parmi  les  fonctions 
hiérarchiques  dont  l'ensemble  constitue  le  sacrement  de 
l'Ordre,  nous  trouvons  établi,  dès  les  premiers  siècles,  l'ordre 
des  exorcistes.  Le  ministère  propre  de  l'exorciste  est  de 
chasser  les  démons  du  corps  des  possédés  ;  c'est  pour  cette 
fonction  unique  qu'il  est  choisi  et  consacré  par  une  ordina- 
tion spéciale. 

«  Reçois,  lui  dit  l'évêque,  le  pouvoir  d'imposer  les  mains 
sur  les  énergumènes  et,  par  l'imposition  des  mains,  de 
chasser  les  démons  ^  »  L'Eglise  ensuite  lui  trace  des  règles 
pour  l'exercice  de  ce  ministère  épineux  et  délicat,  lui  remet 
entre  les  mains  des  formules  de  prières  dont  il  devra  se 
servir  et  portant  ce  titre  :  «  De  l'exorcisme  des  possédés  du 
démon^.  » 

Cette  conduite  équivaut  évidemment  à  une  définition  dog- 
matique. Soutenir  que  l'Église  peut  établir  des  cérémo- 
nies, des  prières,  un  ordre  même,  pour  combattre  des 
bnnemis  chimériques,  des  possessions  imaginaires,  c'est  l'ac- 
cuser  d'erreur  dans  une    matière    grave,   une  matière  qui 

1.  Accipe...  potestatem  imponcndi  manus  super  energumenos.  Per  impo- 
sitionem  manuum  tuarum...  pclluntur  spiritus  immundi  a  corporibus 
obsessis.  (Pontificale  Romanum  :  De  ordinatione  exorcist^e . 

2.  Rituale  romanum.  De  exorcizandis  obsessis  a  dsemonio.  Le  mot 
«  obsessis  »  doit  être  traduit  par  n  possédés  »  ;  le  lecteur  peut  s'en  convaincre 
en  parcourant  les  instructions  et  les  prières  annoncées  par  ce  titre. 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  337 

touche  à  la  croyance,  à  la  révélation,  aux  mœurs;  c'est  nier 
son  infaillibilité. 

J'ajoute  que,  depuis  l'origine  du  christianisme,  les  saints 
Pères,  les  Conciles,  les  théologiens,  les  auteurs  ecclésias- 
tiques ont  ou  affirmé  formellement  -pu  supposé  nettement 
l'existence  des  possessions  diaboliques.  Or  la  voix  unanime 
de  ces  maîtres,  c'est  la  voix  môme  de  l'Eglise,  son  enseigne- 
ment habituel  et  traditionnel.  Il  ne  peut  nous  tromper. 

Du  reste,  c'est  de  Notre-Seigneur  lui-même  que  l'Eglise  a 
appris  la  réalité  des  possessions  diaboliques.  J'ai  compté  dans 
l'Évangile  38  passages  où  il  est  question  de  possessions  et  de 
possédés.  Dans  les  uns  Notre-Seigneur  parle  au  démon  ;  il 
l'interroge,  le  gourmande,  le  menace,  lui  commande  de 
sortir  du  corps  des  possédés,  déclare  qu'une  fois  sorti  il  peut 
rentrer;  que  tel  démpn  ne  peut  être  chassé  que  par  le  jeûne 
et  la  prière  ;  que  lui  le  chasse,  non  pas  au  nom  de  Beelzé- 
buth,  prince  des  démons,  mais  par  le  pouvoir  de  l'esprit  de 
Diou.i 

Dans  ces  textes  le  démon  possesseur  est  clairement  dis- 
tingué do  l'homme  possédé.  Le  démon  est  présent  dans  le 
«orps,  puisqu'il  y  entre  et  en  sort.  Il  agit  sur  le  corps, 
puisqu'il  parle  par  sa  bouche.  En  d'autres  termes,  dans  ces 
faits  nous  retrouvons  tous  les  éléments  de  la  possession  dia- 
bolique. 

D'autres  textes  opposent  nettement  entre  eux  les  malades 
et  les  possédés. 

Un  jour,  les  apôtres  reviennent  tout  joyeux  :  «  Maître, 
disent-ils,  non  seulement  nousavons  guéri  les  malades,  mais 
encore  nous  avons  chassé  les  démons.  —  C'est  vrai,  leur 
répond  le  Sauveur,  Satan  et  ses  anges  vous  sont  soumis  '.  » 
Durant  sa  vie  publique,  Jésus  envoie  ses  apôtres  prêcher 
dans  les  villes  et  les  villages  et  leur  dit  :  «  Guérissez  les 
malades, chassez  les  démons'.  »  Après  sa  résurrection  :  «  Allez 
par  toute  la  terre,  enseignez  l'Evangile  à  tous  les  peuples. 
Voici    les  prodiges  qu'accompliront    ceux  qui    croiront    en 

1.  Matth  VIII,  32;  xii.  27,  28;  xvii,  20.  Marc.  i.  34;  v.  8;  vu,  29.  30;  m.  22, 
«qq.  Luc  iv,  33  sqq.  ;  xi,  26,  etc. 

2.  Luc,  X,  17,  sqq. 

3.  Matth,  X,  1.  Marc,  m,  15.  Luc,  tx,  1. 

LXXI.  —  22 


338  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

moi  :  ils  chasseront  les  démons  ;  ils  imposeront  les  mains  sur 
les  malades  et  les  malades  seront  guéris^.  » 

Inutile,  je  pense,  de  faire  remarquer  davantage  cette  oppo- 
sition absolue  entre  malades,  d'un  côté,  et  possédés,  de 
l'autre.  Quand  il  s'agit  des  malades,  c'est  toujours  le  verbe 
«  guérir  »  qui  est  employé  ;  s'il  s'agit  des  possédés,  c'est 
toujours  le  verbe  «  chasser  ».  Un  enseignement  technique 
ne  serait  pas  plus  formel. 

Enfin,  il  est  d'autres  textes  dans  lesquels  l'Evangile  affirme 
que  tel  homme  a  un  démon,  qu'un  démon  possède  tel 
homme,  qu'il  le  saisit,  l'agite,  le  renverse  par  terre-.  En 
d'autres  termes,  l'Evangile  déclare  explicitement  qu'un 
démon  est  présent  dans  un  homme,  qu'il  agit  sur  son  corps, 
ce  qui  est  la  possession. 

On  chercherait  en  vain  dans  la  Sainte  Ecriture  une  vérité 
plus  nettement  accusée.  Oh  !  je  sais  bien  quelle  est  la 
réponse  des  rationalistes.  Les  uns  disent  :  Jésus  et  les 
Apôtres  ont  partagé  les  erreurs,  les  préjugés  de  leur  temps  ; 
comme  tout  le  monde  alors,  ils  ont  pris  pour  possessions 
diaboliques  des  cas  pathologiques,  des  maladies  encore  mal 
étudiées,  mal  connues  ;  les  possédés  de  l'Evangile  étaient 
tout  simplement  de  pauvres  fous  ou  de  pauvres  ma- 
lades. 

Non,  disent  les  autres,  Jésus  ne  s'est  point  trompé  ;  les 
Apôtres  seuls  ont  cru  aux  possessions.  Jésus  avait  l'esprit 
trop  élevé,  trop  ouvert^  pour  croire  à  ces  niaiseries.  Mais, 
sous  peine  de  compromettre  son  œuvre,  il  a  dû  ménager 
l'opinion  publique,  faire  de  1'  «  opportunisme  »,  parler  le 
langage  de  ses  auditeurs.  » 

Voilà  bien  des  affirmations.  Où  est  la  preuve  ?  Il  est  très 
facile  d'accuser  les  apôtres  ou  Notrc-Seigneur  de  cré- 
dulité, de  superstition,  d'erreur,  de  connivence  avec 
l'erreur  ;  mais,  encore  une  fois,  où  sont  les  preuves  ?  Des 
personnes  soulagées  par  le  Sauveur  les  Evangélistes  disent  : 
«  Les  uns  étaient  des  malades,  les  autres,  des  possédés.  )> 
Vous,    vous    dites  :     «  Non,    il    n'y   avait    aucun    possédé,. 


1.  Marc  XVI,  15,  sqq. 

2.  MaUh.  VIII,  16.  ix,  32.  Luc  iv,  35.  ix,  42. 


DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES  339 

tous  étaient  des  malades,  m  Comment  le  savez-vous  ?  Et 
comment  le  prouvez-vous  ? 

Je  n'ignore  pas  que  nos  adversaires  se  croient  dispensés 
de  nous  fournir  leurs  preuves.  A  leurs  yeux,  le  démon  est 
un  mythe,  la  possession,  par  là  même,  un  rêve,  une  chimère. 
Mais  c'est  justement  ce  qu'il  faudrait  démontrer.  La  raison 
ne  l'a  jamais  fait,  elle  ne  le  fera  jamais. 

Et  puis,  les  adversaires  de  l'Evangile  devraient  bien  se 
mettre  un  peu  d'accord  avec  eux-mêmes. 

Hier,  on  nous  disait  :  La  gloire  de  Jésus  de  Nazareth,  le 
secret  de  cette  influence  prodigieuse,  unique,  qui  a  trans- 
formé le  monde,  c'est  qu'il  n'a  été  l'homme  d'aucun  temps, 
d'aucun  pays.  Il  s'est  élevé  au-dessus  des  préjugés,  des 
idées  de  son  époque.  Il  portait  en  lui  les  aspirations  les 
])his  saintes,  les  plus  pures  de  l'humanité.  Il  a  été  le  type 
idéal  de  la  noblesse  de  caractère,  de  la  grandeur  d'Ame,  de 
l'élévation  de  l'intelligence,  un  modèle  achevé  de  désinté- 
ressement, de  loyauté,  de  droiture. 

Et  aujourd'hui,  on  nous  dit  :  Ce  Jésus  de  Nazareth,  il  a 
partagé  la  plupart  des  opinions  et  des  préjugés  de  son  temps 
ni,  alors  même  qu'il  en  connaissait  la  fausseté,  par  faiblesse, 
par  respect  humain,  par  calcul  intéressé,  ouvertement, 
j)ul)liquement,  il  a  paru  les  approuver,  appuyant  ainsi  de  son 
autorité  des  erreurs  qu'en  .son  ftme  et  conscience  il  réprou- 
vait et  <'ondainnait. 

A  qui  devons-nous  croire  ?  Et,  encore  une  fois,  où  sont 
les  preuves  de  ces  assertions  contradictoires  ?  C'est 
l'honneur  de  l'Evangile  que  jamais  ses  ennemis  n'ont  pu 
s'entendre  sur  le  côté  faible  de  la  place.  Leurs  sy.stèmes 
d'attaque  se  combattent,  se  renversent  les  uns  les  autres,  et 
sur  leurs  ruines,  après  vingt  siècles  de  combat,  le  Livre 
sacré  reste  debout  dans  la  majesté  du  triomphe  et  la  splen- 
d<Mir  de  la  vérité. 

Ces  preuves  de  la  réalité  des  possessions,  je  le  reconnais, 
supposent  la  foi,  elles  s'adressent  à  des  chrétiens  comme 
vous. 

11  en  est  d'autres,  d'ordre  rationnel,  historique,  valables 
même  pour  les  incroyants.  En  effet,  à  plusieurs  reprises, 
après  les  examens  les  plus  minutieux,  par  des  témoins  les 


340  DEMONS  ET  DEMONIAQUES 

plus  dignes  de  foi,  des  faits  ont  été  constatés  avec  certi- 
tude, inexplicables  autrement  que  par  la  présence  et  l'action 
du  démon  dans  le  corps  d'une  personne. 

En  voici  quelques-uns. 

Une  personne  est  étendue  par  terre,  privée  de  sentimen 
et  de   mouvement  ;    dans    cet    état,  dix  hommes    des    plus 
robustes  ont  peine  à  la  soulever  et  à  la  mouvoir  quelque  peu. 

Une  autre  se  renverse  en  arrière,  de  manière  que  la  tète 
s'approche  des  talons,  sans  cependant  toucher  le  sol  et, 
dans  cette  posture,  contrairement  à  toutes  les  lois  de  l'équi- 
libre, elle  marche  et  court  avec  la  même  agilité  que  dans  la 
situation  ordinaire. 

Une  autre  encore  s'élève  brusquement  jusqu'à  la  voûte 
de  l'Eglise,  s'y  tient  fixée  la  tête  en  bas  uniquement  par 
l'application  de  la  plante  des  pieds  ;  dans  cet  état,  ses  vête- 
ments ne  subissent  pas  le  moindre  désordre  ni  le  moindre 
dérangement,  tout  à  coup,  elle  tombe  sur  le  pavé  sans  se 
faire  aucun  mal. 

Tout  homme  sensé  reconnaîtra  que  de  pareils  faits  ne 
peuvent  pas  être  le  résultat  de  causes  physiques  en  activité 
dans  notre  monde.  Ils  sont  évidemment  produits  par  une 
cause  d'ordre  supérieur  et  malfaisante,  disons  le  mot,  par 
l'esprit  mauvais,  par  le  démon. 

Autre  fait.  Une  personne,  qu'on  a  quelque  raison  de 
croire  possédée,  est  assise,  très  calme  ;  rien  absolument 
n'indique  ni  malaise,  ni  surexcitation.  On  approche  d'elle 
un  objet  consacré  à  Dieu,  une  relique,  de  l'eau  bénite,  sou- 
dain elle  entre  en  convulsions,  blasphème,  se  débat,  pousse 
des  hurlements  de  douleur,  crie  qu'elle  se  sent  blessée, 
brûlée. 

Je  le  demande  :  Où  est  le  siège  de  ces  impressions  ?  Dans 
le  corps?  mais  l'eau  bénite  ne  brûle  pas.  L'approche,  le 
contact  d'un  morceau  d'étoffe,  d'un  ossement  desséché,  ne 
saurait  causer  ni  blessure,  ni  douleur.  Cette  impression 
serait-elle  dans  l'imagination?  Mais  pourquoi  les  objets  de 
piété  seuls  ont-ils  pouvoir  de  l'exciter?  De  plus  l'imagina- 
tion ne  peut  agir  qu'à  la  suite  d'une  perception  quelconque 
des  sens,  ou  de  l'intelligence,  et,  dans  plusieurs  cas  la  per- 
sonne n'a  rien  vu,  n'a  rien   su,  n'a  rien  pu  soupçonner. 


DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES  341 

L'être  intelligent  qui,  sans  voir,  sans  toucher,  perçoit  ces 
objets  sacrés,  que  ces  objets  irritent,  qu'ils  font  souffrir 
parce  qu'ils  sont  opposés  aux  dispositions  de  sa  nature 
rivée  au  mal,  c'est  l'esprit  révolté  contre  Dieu,  c'est  le 
démon. 

Enfin,  autre  catégorie  de  faits.  On  a  vu  des  personnes 
n'avant  pas  la  moindre  notion  ni  de  la  lecture,  ni  de  l'écri- 
ture, lire  et  écrire  couramment,  soit  leur  propre  langue, 
soit  des  langues  inconnues.  On  a  vu  des  personnes  sans 
culture  intellectuelle,  répondre  pertinemment  à  des  ques- 
tions sur  des  matières  difficiles  d'art,  de  littérature,  de 
sciences.  On  a  vu  de  pauvres  femmes,  n'ayant  jamais  appris 
<|ue  leur  langue  maternelle,  tout  à  coup  comprendre  parfai- 
tement l'allemand,  l'anglais,  l'italien,  l'espagnol,  le  turc  et 
même  parler  toutes  ces  langues  avec  facilité,  et  correction'. 

Je  le  demande  de  nouveau  :  comment  expliquer  ces  faits, 
réels,  historiques? 

Voulez-vous  entendre  l'explication  de  l'auteur  que  je 
vous  citais  au  commencement  de  cet  entretien  ?  Ecoutez  : 
<'  C'est    aussi    le    propre    du    démon    de    parler  plusieurs 

langues De  fait,  dans  le  délire  hystérique,  l'intelligence 

étant  surexcitée,  il  peut  y  avoir  par  suite  de  souvenirs  in- 
conscients des  réminiscences  inconnues.  »  Comprendre  et 
parler  des  langues  parfaitement  inconnues  ne  peut  être  le 
fait  de  souvenirs  inconsci<M>ts  T-n  répf>n^«'  <•'<!  totit  <'nti«''r«'  à 
côté  de  la  question. 

L'auteur  continue  :  «<  Quelques  aiiénistes  ont  observé  des 
faits  analogues.  Cela  n'avait  pas  échappé  aux  médecins  du 
xvi"  siècle.  «  Ceux  qui  ont  fréquenté  les  malades  et  les  fré- 
(juentent  journellement  trouveront  vraisemblable  qu'on 
puisse  parler  langue  étrange,  comme  grec,  latin,  hébreu, 
encore  qu'on  ne  soit  possédé  d'aucun  malin  esprit.  Cela 
peut  procéder  des  humeurs  si  véhémentes  que,  sitôt  qu'elles 
sont  enflammées,  la  fumée  d'icelles  étant  montée  au  cerveau 

I.  Cf.  Gœrre».  La  mystique  divine,  naturelle  et  diabolique.  Lit.  7».  — 
Ribel.  [.a  mystique  divine  distinguée  des  contrefaçons  diaboliques,  Tom.  III» 
chap.  10<".  —  J.  do  Boniiiol.  I.c  miracle  et  ses  contrefaçons.  Chap.  Vil", 
2''  seclioQ.  —  Jaufçoy.  Dictionnaire  apologétique,  article  Possession,  où  l'oa 
trouvera  de  nombreuses  réfërences. 


342  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

fait  parler  un  langage  étrange,  comme  nous  voyons  aux 
ivrognes  (Louis  Guyon  cité  par  Simon  Goulard).  » 

Et  notre  auteur  ajoute  :  «  Un  si  grand  bon  sens  était 
rare^.  « 

Ainsi,  on  se  montre  homme  de  bon  sens,  et  de  grand  bon 
sens,  lorsqu'on  admet  que  l'acquisition,  la  possession  com- 
plète d'une  on  de  plusieurs  langues  étrangères  est  produite 
par  l'ivresse  ou  la  folie.  Autrefois,  paraît-il,  ce  grand  bon 
sens  était  très  rare  ;  il  est  devenu  très  commun  parmi  les 
représentants  de  la  science  contemporaine.  C'est  l'un  d'eux 
qui  nous  l'affirme.  Certes  voilà  un  progrès  qui  mérite  toutes 
nos  félicitations. 

Pour  nous,  nous  croyons  rester  homme  de  bon  sens  en 
déclarant  que  de  pareils  phénomènes  ne  peuvent  être  pro- 
duits par  les  forces  naturelles  de  l'intelligence  humaine.  Ils 
sont  le  fait  d'une  intelligence  d'ordre  supérieur,  présente, 
il  est  vrai,  dans  ce  corps  qu'elle  n'anime  point  comme  l'âme, 
mais  dont  elle  se  sert,  parlant  au  moyen  de  ses  organes. 
Par  ailleurs  cette  intelligence  ne  peut-être  ni  un  ange  ni 
Dieu,  son  action  étant  toujours,  par  quelque  côté,  ridicule 
ou  malfaisante.  Elle  est  le  démon. 

Remarquez-le,  je  ne  soutiens  pas  que  des  phénomènes 
aussi  certains  aient  été  constatés  dans  tous  les  cas  réputés 
possession  diabolique.  Je  dis  que  plusieurs  fois  ces  faits 
ont  été  établis  de  la  manière  la  plus  évidente,  la  plus  indé- 
niable, et  cela  suffit.  Un  seul  cas  de  possession  tranche  le 
débat  entre  les  croyants  et  les  incroyants. 

III 

J'arrive  a  la  troisième  question,  la  plus  importante. 

Comment  s'explique  la  possession?  Elle  s'explique  par 
une  action  du  démon  sur  le  corps,  action  dont  le  résultat 
est  un  mouvement  local  et  le  sujet  immédiat  le  système  ner- 
veux. Cette  action  comporte  une  double  opération.  D'abord 
le  démon  soustrait  à  l'influence  de  l'âme  le  système  ner- 
veux et,  par  le  système  nerveux,  les  sens  et  leurs  organes. 

1.  Richet.  L'Homme  et  l'Intelligence,  2'ne  édit.,  p.  320,  321. 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  34a 

Ensuite,  il  se  substitue  à  Fâme  et,  sans  animer  le  corps,  le 
meut,  soit  d'une  manière  semblable  à  Tâme,  comme  lorsqu^il 
parle  en  se  servant  des  organes  vocaux,  soit  d'une  manière . 
différente,  comme  lorsqu'il  soutient  un  corps  en  l'air,  sans 
appui,  ou  que  brusquement  il  le  transporte  à  une  grande 
distance. 

Évidennnent,  ces  actions  sur  le  corps  doivent  avoir  leur 
contre-coup  dans  l'âme.  Notre  imagination,  notre  sensibilité 
sont  des  facultés  mixtes,  constituées  par  l'union  de  l'âme  et 
du  corps.  La  possession  doit  donc  y  jeter  le  trouble,  le  dé- 
sordre, puisque  le  démon  est  maître  des  organes  qui  sont  l'un 
de  leurs  éléments  constitutifs.  De  plus  nos  opérations  intel- 
lectuelles, toutes  spirituelles  qu'elles  sont,  ne  peuvent  s'exer- 
cer sans  le  concours  d'organes  matériels,  les  nerfs,  les  sens, 
le  cerveau.  Or,  dans  la  possession,  ces  organes  sont  au  pou- 
voir du  démon.  L'intelligence,  la  volonté»  ne  pourront  donc 
avoir  leur  jeu  normal,  régulier. 

Vous  voyez  immédiatement  la  conséquence  d'un  pareil 
état.  La  possession  doit  produire  nécessairement  des  per- 
turbations analogues  aux  perturbations  produites  par  les 
maladies  nerveuses,  par  le  chloroforme,  la  morphine, 
l'alcool,  tous  les  excitants  et  les  narcotiques,  par  l'hypno- 
tisme, le  magnétisme,  la  suggestion.  En  effet,  dans  un  cas 
le  démon,  dans  l'autre  les  causes  naturelles,  agissent  direc- 
tement sur  le  système  nerveux.  Dans  les  deux  cas,  nous 
devons  avoir  des  symptômes,  sinon  identiques»  au  moins 
semblables. 

Et  de  fait,  chez  les  possédés  comme  chez  les  névropathes, 
les  alcooliques,  les  morphinomanes,  les  hypnotisés,  les 
suggestionnés,  nous  retrouvons  la  surexcitation,  de  l'imagi- 
nation et  des  sens,  l'agitation,  les  tremblements,  les  convul- 
sions, les  contorsions,  la  catalepsie,  l'anesthésie,  l'ataxie, 
l'aphasie,  tous  les  symptômes  nerveux.  Je  ne  sais  si  jamais 
possession  a  produit  une  pneumonie,  une  fièvre  typhoïde  ou 
quelque  autre  maladie  entraînant  l'altération  intime  et  pro- 
fonde des  organes  ou  des  humeurs.- 

Autre  conclusion  :  Le  possédé  devra  nécessairement 
présenter  des  symptômes  d'aliénation  mentale.  L'aliénation 
est  un  état  dans  lequel  l'âme  ne  tient  plus  le  gouvernail  de 


344  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

ses  sens  et  de  ses  facultés.  Dans  la  possession  le  démon  a 
pris  la  barre  en  mains  ;  ce  n'est  pas  Tâme,  c'est  lui  qui 
gouverne.  Le  pauvre  aliéné  est  un  homme  qui  ne  se  possède 
pas  ;  le  démoniaque  ne  se  possède  pas  davantage,  il  est 
possédé. 

Par  là  même  les  rationalistes  ne  gagnent  absolument 
rien,  lorsqu'ils  nous  font  remarquer  —  et  ils  le  font  avec  une 
insistance  agaçante  —  des  analogies  entre  les  symptômes 
de  la  possession  et  les  symptômes  des  affections  et  ébranle- 
ments du  système  nerveux.  Ils  enfoncent  une  porte  ouverte, 
ils  découvrent  l'Amérique  !  Ces  analogies,  nous  les  connais- 
sons aussi  bien  qu'eux  et  les  théologiens  les  ont  fait  remar- 
quer avant  eux*.  Pour  être  logiques,  ils  devraient  dire  : 
«  Tous  les  symptômes,  sans  exception  aucune,  constatés  dans 
des  cas  réputés  possessions  diaboliques  se  sont  retrouvés 
identiques  dans  les  maladies  et  les  affections  du  système 
nerveux.  Donc,  tous  les  possédés  sont  des  malades.  Dans  ce 
cas ,  l'argument  serait  concluant.  Mais  il  faut  d'abord 
prouver  l'affirmation  sur  laquelle  il  repose  tout  entier.  Ils 
ne  l'ont^jamais  prouvée,  et  ils  ne  la  prouveront  jamais.  J'ai 
montré  le  contraire.  Jamais  ni  le  magnétisme,  ni  l'hypno- 
tisme, ni  la  suggestion,  ni  une  maladie  nerveuse  n'ont 
produit  un  seul  des  phénomènes  cités  plus  haut  en 
preuve    de  la  réalité  des  possessions  diaboliques. 

L'Eglise  est  bien  plus  sage,  et  sa  méthode  bien  autre- 
ment scientifique.  «  Avant  tout,  dit-elle  à  l'exorciste,  ne 
croyez  pas  facilement  aux  possessions,  et  sachez  bien  à 
quels  signes  on  distingue  les  possessions  des  maladies. 
Voici  quelles  sont  les  marqnes  de  la  possession  :  parler  ou 
comprendre  une  langue  inconnue;  révéler  des  choses  éloi- 
gnées ou  occultes;  déployer  des  forces  au-dessus  de  son 
âge  ou  de  la  nature  humaine,  et  autres  faits  semblables 
dont  la  force  probante  est  d'autant  plus  grande  qu'ils  sont  plus 
nombreux^.  «  Ecrites  dans  un  siècle  taxé  aujourd'hui  d'igno- 
rance et  de  superstition,  ces  lignes  répondent  à  tous  les  vo- 
lumes de  nos  incrédules.  L'Eglise  dit  :  Dans  certains  cas,  vous 

1.  Cf.  Thyreus,  de  Dsemoniacis,  part.  2,  cap.  xxii  et  sqq.  Benedictus  xiv, 
de  servorum  Dei  heatif.  et  canonis.  lib.  iv,  p.  1,  cap.  xxix. 

2.  Rituale  Romanum,  loc.  cit. 


DÉMONS  ET  DÉMO^'UQUES  345 

ne  trouverez  que  des  symptômes  naturels  ;  vous  conclurez 
à  une  maladie.  Dans  d'autres,  il  vous  sera  impossible  de 
juger  si  les  phénomènes  observés  sont  explicables  par  les 
causes  naturelles,  ou  s'ils  exigent  une  cause  supérieure; 
vous  resterez  dans  le  doute.  Mais  il  est  des  cas  où  vous 
constaterez  avec  certitude  des  phénomènes  qui  ne  peuvent 
s'expliquer  que  par  la  présence  et  l'action,  dans  le  corps 
d'une  personne,  d'une  intelligence  supérieure,  malfaisante, 
du  démon.  Alors  vous  conclurez  à  la  possession.  C'est 
logique,  c'est  sage,  c'est  clair  comme  le  bon  sens. 

Contre  cette  explication  une  seule  objection  me  paraît 
mériter  quelque  attention.  On  peut  dire  :  Un  être  spirituel, 
par  sa  nature  môme,  est  empêché  d'agir  sur  la  matière.  Être 
esprit,  mouvoir  la  matière,  sont  deux  propositions  qui  s'ex- 
cluent mutuellement. 

La  raison  démontre  le  contraire  ;  suivez  bien,  s'il  vous 
plaît,  ce  raisonnement.  Tous  les  savants  reconnaissent  que 
la  njatière  par  elle-même  est  inerte,  c'est-à-dire  qu'elle  ne 
peut  se  mettre  d'elle-même  en  mouvement.  Et  cependant  ce 
monde  matériel  où  nous  sommes  est  en  mouvement.  D'où 
l'a-t-il  reçu  ?  D'un  être  matériel  ?  Soit.  Et  celui-ci  ?  D'un  être 
matériel  encore  ?  Je  le  veux  bien.  Mais  il  est  impossible  de 
marcher  ainsi  à  l'infini  et  il  faut  de  toute  nécessité  arriver  à 
celte  conclusion.  Le  premier  moteur  immobile  de  la  matière 
est  un  esprit.  Donc  l'esprit  p«Mil  a^ir  sur  la  matière. 

J'ai  hâte,  pour  terminer,  de  rassurer  vos  esprits  en  vous 
indiquant  comment  s'explique  la  possession,  non  plus  au 
point  de  vue  physique,  —  ce  que  je  viens  de  faire  —  mais 
au  point  de  vue  moral,  c'est-à-dire  comment  la  possession 
rentre  dans  l'ordre  actuel  de  la  Providence  et  s'accorde  avec 
la  justice  et  la  bonté  de. Dieu.  La  possession  est  à  la  fois  un 
mal  physique  et  un  mal  moral.  Un  mal  physique  :  elle  tor- 
ture le  corps,  elle  est  une  souffrance,  une  humiliation  pour 
le  possédé,  pour  ses  parents,  pour  ses  amis.  Un  mal  mo- 
ral :  d'ordinaire  elle  pousse  au  blasphème,  à  la  révoltiî  et  à 
d'autres  actes  coupables. 

Examinons-la  sous  ce  double  rapport.  En  tant  qu'elle  e«t 
un  mal  physique,  la  possession  n'a  pas  de  conséquences  plus 


346  DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES 

fâcheuses  qu'une  foule  d'accidents  dont  l'homme  est  tous  les 
jours  la  victime.  Un  père  de  famille  est  écrasé  par  une  voi- 
ture, poignardé  par  un  assassin,  atteint  d'une  folie  à  jet 
continu  ou  à  jet  intermittent,  frappé  de  paralysie,  d'ataxie  ; 
son  travail,  je  le  suppose,  était  le  gagne-pain  de  sa  famille. 
Avec  la  mort,  la  maladie,  c'est  la  misère  et  son  cortège  de 
maux  qui  s'installent  au  foyer. 

Un  autre  se  rend  cougable  d'un  crime  puni  par  la  loi;  il 
est  condamné  à  la  prison,  à  la  déportation,  à  l'échafaud. 
Pour  les  siens,  c'est  la  ruine,  le  déshonneur,  une  ruine  et 
un  déshonneur  immérités. 

En  quoi,  je  vous  le  demande,  la  possession  est-elle  plus 
redoutable  que  ces  mille  accidents  de  la  vie  humaine?  Elle 
est  plus  effrayante  pour  l'imagination,  soit.  La  cause  en  est 
plus  inconnue,  plus  étrange,  soit.  Mais  ce  n'est  pas  avec 
l'imagination,  c'est  avec  la  raison  que  nous  devons  juger. 

Subjectivement,  le  démon  est  une  cause  libre  et  coupable  ; 
mais  l'assassin,  le  calomniateur,  très  souvent,  n'auront  ni 
moins  de  liberté,  ni  moins  de  culpabilité. 

Objectivement, le  démon  est  une  cause  nécessaire;  l'homme 
ne  peut  s'y  soustraire.  Mais  peut-il  davantage  se  soustraire, 
dans  beaucoup  de  cas,  à  un  incendie,  à  un  cyclone,  à  un 
tremblement  de  terre  ? 

Vous  le  voyez  donc,  entre  la  possession,  d'un  côté,  et  une 
foule  d'accidents  très  communs,  de  l'autre,  il  n'y  a  pas  de 
différences  essentielles.  Donc,  puisque  Dieu  peut  permettre 
ceux-ci,  il  peut  également  permettre  celle-là,  sans  cesser 
d'être  juste  et  bon. 

Au  point  de  vue  moral,  la  question  est  encore  moins 
difficile.  Deux  hypothèses  seulement  sont  possibles;  ou  bien 
le  possédé  perd  l'usage  de  sa  liberté,  ou  bien  il  le  garde. 
S'il  le  perd,  il  ressemble  à  un  homme  privé  de  sentiment 
et  de  raison;  il  n'y  a  plus  pour  lui  ni  bien,  ni  mal  moral,  il 
est  irresponsable.  S'il  le  conserve,  il  a  le  pouvoir  de  résister 
aux  suggestions  de  l'ennemi^  et  sa  responsabilité  sera  exac- 
tement mesurée  par  Dieu  au  degré  de  liberté  qu'il  aura  con- 
servé. Dans  ce  cas,  la  possession  devient  une  simple  tenta- 
tion, et,  pour  mon  compte,  je  suis  convaincu  qu'il  est 
nombre   de  tentations  plus    dangereuses  pour    la  vertu   et 


DÉMONS  ET  DEMONIAQUES  347 

pour  le  salut.  La  possession  fournit  alors  Toccasion,  pour 
le  malheureux  ainsi  dominé  par  le  démon,  de  pratiquer  jus- 
qu'à l'héroïsme  la  patience,  la  résignation,  l'humilité,  la  con- 
fiance en  Dieu,  l'amour  de  Dieu,  les  vertus  les  plus  belles  et 
les  plus  méritoires.  Elle  est,  comme  la  tentation,  l'épreuve 
de  notre  fidélité  et  la  source  de  notre  bonheur. 

Et,  remarquez-le,  dans  toutes  ces  réflexions  je  me  suis 
placé  sur  le  terrain  le  plus  défavorable  ;  j'ai  supposé  que  les 
possédés  étaient  des  innocents.  Cela  arrive,  ce  n'est  pas  le 
cas  ordinaire.  Souvent  les  possédés  sont  des  coupables,  des 
criminels  qui  ont  commis  ce  crime  abominable  de  vouloir 
eux-mêmes  se  mettre  en  rapport  avec  le  démon  et  de  l'appeler 
h  leur  secours,  dans  un  but  coupable.  Dans  ce  cas,  évidem- 
ment, la  Providence  de  Dieu  s'explique  plus  facilement 
encore.  L'homme  appelle  le  démon.  Dieu  permet  à  celui-ci 
de  répondre  à  cet  appel,  il  donne  un  pouvoir  plus  grand  à 
l'ennemi  sur  cet  homme  qui  lui-même,  librement,  s'est  livré 
entre  ses  mains.  C'est  justice,  et,  vous  le  savez,  malgré  des 
exagérations  incontestables,  des  mensonges  bien  constatés 
de  publicistes  sans  conscience  et  sans  pudeur,  il  est  hors 
de  doute  qu'il  existe  aujourd'hui  des  réunions  dans  lesquelles 
l'évocation  du  diable,  de  Satan,  est  à  l'ordre  du  jour. 

En  tout  cas,  ne  l'oublions  jantais,  ici-bas,  même  lorsqu'il 
nous  éprouve  et  nous  châtie,  Dieu  est  toujours  notre 
Père  ;  il  agit  pour  notre  bien.  Le  démon  est  toujours  —  le 
mot  est  de  saint  Augustin  —  le  chien  que  Dieu  tient  en  laisse. 
11  ne  s'avance  qu'autant  que  la  corde  lui  est  lâchée  ;  il  mord 
ceux-là  seulement  dont  son  maître  lui  permet  d'approcher. 
Pour  le  <*hrétien  fidèle,  ses  morsures  sont  les  blessures 
reçues  par  un  vaillant  soldat  un  jour  de  bataille  couronnée 
par  la  victoire.  Leurs  cicatrices  restent  le  témoignage  de  sa 
bravoure  et  le  gage  de  sa  récompense. 

H.  LEROY.  S.  J 


MONTALEMBERT 

(Deuxième  article  *) 


Si  Montalembert  réclamait  la  liberté  pour  tous  et  pour 
tout,  même  pour  la  presse,  dans  une  très  large  mesure,  c'est 
parce  qu'il  pensait  que,  dans  nos  sociétés  modernes,  ce 
régime  est  celui  qui  profite  le  plus  au  vrai  et  au  bien.  Il  la 
voulait  entière  pour  FEglise  et  pour  toutes  les  manifes- 
tations de  son  énergie  divine. 

Il  n'a  cessé  de  la  demander  pour  les  fidèles,  pour  les 
prêtres,  pour  les  ordres  religieux,  pour  les  évoques,  pour 
les  œuvres  d'éducation,  de  propagande  et  dé  charité.  Elle  lui 
paraissait  surtout  nécessaire  et  sacrée  pour  le  Saint-Siège, 
dans  la  personne  du  Pontife  chargé  du  magistère  et  du 
gouvernement  de  l'Eglise  universelle. 

Pour  que  cette  indépendance,  qui  a  sa  racine  dans  l'ins- 
titution même  de  Jésus-Christ,  dans  l'histoire  dix  fois 
séculaire  de  la  France  et  dans  la  nature  des  choses  ;  pour 
que  cette  liberté  de  parler  et  d'agir,  de  commander,  de 
conseiller  et  de  réprimer,  soit  éclatante  et  souveraine,  il 
faut  que  le  Pape  jouisse  avec  assurance  du  domaine  tempo- 
rel que  lui  ont  donné  la  foi  des  peuples  et  le  travail  provi- 
dentiel des  siècles.  Si  le  Pape  cesse  d'être  libre,  les  catho- 
liques du  monde  entier  ne  le  sont  plus.  Leur  premier 
besoin  c'est  qu'il  ne  subisse  le  contrôle  et  l'inspiration 
d'aucune  puissance  ;  il  ne  convient  même  pas  qu'on  puisse 
le  soupçonner. 

Montalembert  prit  toujours  la  défense  du  Pape  et  il  parla 
souvent,  un  jour  surtout,  de  la  Souveraineté  pontificale,  de 

1.  Voir  Études,  20  Avril  1897. 


MONTALEMBERT  349 

Rome,  de  Pie  IX  et  des  bienfaits  de  la  papauté  avec  tant 
d'énerg^ie,  de  noblesse  et  de  chaleur  qu'il  souleva,  dit  le 
Journal  des  Débats,  des  «  applaudissements  tels  qu'on  ne  se 
souvient  pas  d'en  avoir  entendu  dans  les  assemblées  déli- 
bérantes. »  On  se  rappelle  sa  fameuse  réplique  à  Victor  Hugo, 
où  il  nous  montre  dans  l'Eglise  non  pas  seulement  «  une 
femme,  mais  une  mère  ».  La  force  qui  entre  en  lutte  avec 
cette  faiblesse  divine  est  certaine  d'être  vaincue  et  désho- 
norée : 

C'est  une  mère,  c'est  la  mère  de  l'Europe,  c'est  la  mère  de  la  société 
moderne,  c'est  la  mère  de  l'humanité  moderne.  On  a  beau  être  un  fils 
dénaturé,  un  fils  révolté,  un  fils  ingrat,  on  reste  toujours  fils,  et  il  vient 
un  moment,  dans  toute  lutte  contre  l'Eglise,  où  cette  lutte  devient 
insupportable  au  genre  humain,  et  où  celui  qui  l'a  engagée  tombe  acca- 
blé, anéanti,  soit  par  la  défaite,  soit  par  la  réprobation  unanime  de 
l'humanité. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  Rome  que  la  liberté  des  catho- 
liques a  été  menacée  et  étouflTée  ;  elle  Ta  été  en  Pologne 
par  l'autocratie  et  le  schisme  russes  ;  elle  l'a  été  en  Irlande 
par  la  rapacité  des  landlords  et  «  des  révérends  pillards  » 
de  l'Angleterre  ;  elle  l'a  été  en  Syrie  et  en  Orient  par  les 
Turcs  ;  elle  l'a  été  en  Suisse,  où  la  ligue  défensive  des  sept 
cantons  conservateurs,  Lucerne,  Uri,  Schwytz,  Unterwalden, 
Zug,  Fribourg  et  le  Valais,  ligue  connue  sous  le  nom  de 
Sonderbund,  fut  brutalement  écrasée  par  le  parti  radical. 

A  la  suite  de  cette  dernière  victoire  de  la  Révolution, 
victoire  qui  était  une  humiliation  et  une  menace  pour  le 
parti  de  l'ordre  dans  toute  l'Europe,  les  biens  des  associations 
religieuses  et  charitables  furent  confisqués,  les  membres 
des  congrégations  d'hommes  et  de  femmes  forcés,  dans  les 
trois  jours,  de  quitter  le  territoire  des  cantons  vaincus; 
enfin  les  plus  odieux  excès  furent  commis,  malgré  les 
termes  exprès  de  la  capitulation.  Montalembert  intervint 
alors,  comme  il  était  intervenu  l'année  précédente,  à  propos 
des  événements  de  Cracovie,  et  ce  discours  du  14  janvier 
1848  est  peut-être  un  de  ses  plus  beaux.  L'aiglon,  ce  jour-là, 
devint  aigle.  Sainte-Beuve,  très  sévère  pour  Montalembert, 
ne  cache  pas  son  admiration  : 


350  MONTALEMBERT 

On  a  souvent  dit  de  la  puissance  de  la  parole  qu'elle  transporte  ; 
jamais  le  mot  ne  fut  plus  applicable  que  dans  ce  cas.  Il  n'y  eut  jamais 
de  discours  plus  transportant.  La  noble  chambre  fut  près  d'oublier  un 
moment  sa  gravité  dans  un  enthousiasme  jusqu'alors  sans  exemple; 
toutes  les  arrière-pensées,  d'ordinaire  prudentes  et  voilées,  reconnais- 
sant tout  d'un  coup  leur  expression  éclatante,  se  révélèrent.  On  peut 
dire  que  la  Chambre  des  pairs  eut  son  chant  du  cygne  dans  ce  dernier 
discours  de  M.  de  Montalembert. 

La  révolution  de  1848  trouva  le  parti  catholique  et  Mon- 
talembert, son  chef,  environnés  d'une  auréole  de  libéralisme 
et  de  popularité  qu'ils  n'ont  jamais  plus  retrouvée.  Cette 
faveur  ne  fut  pas,  au  reste,  de  longue  durée.  Effrayé  par  les 
grondements  du  socialisme  qui  montait,  trompé  par  les 
promessesde  décentralisation  administrative  etdeliberté  reli- 
gieuse et  politique  prodiguées  par  le  prince-président, 
séduit  par  son  bon  accueil  et  son  silence,  derrière  lequel 
on  soupçonnait  volontiers  de  profondes  pensées,  retenu 
par  des  scrupules  qui  ne  lui  permettaient  pas,  croyait-il,  de 
combattre  un  gouvernement  de  fait  qui  paraissait  solidement 
établi  et  animé  de  bonnes  dispositions,  entraîné  enfin  par 
l'exemple  de  l'épiscopat  presque  entier,  Montalembert  se 
rangea  du  parti  de  Louis  Napoléon,  comme  s'y  rangeait 
Louis  Veuillot,  et  contribua  ainsi,  sans  le  vouloir,  à  pré- 
parer le  coup  d'Etat  et  l'Empire. 

Quand  il  s'aperçut  de  son  erreur,  il  était  trop  tard,  et  ses 
efforts  pour  la  réparer  ne  firent  que  hâter  son  exclusion  du 
Parlement.  Aux  élections  de  1856,  il  eut  contre  sa  candida- 
ture toutes  les  influences  officielles  et  ne  fut  pas  réélu.  Le 
Corps  législatif  fut  ainsi  privé  de  cette  grande  voix,  qui 
avait  si  longtemps  retenti  avec  honneur  dans  nos  assem- 
blées délibérantes  et  remué  le  pays  par  ses  généreux 
accents. 

Montalembert  n'avait  désormais  pour  soutenir  ses  idées  et 
communiquer  avec  ses  concitoyens  que  la  ressource  des 
journaux,  des  revues  et  des  brochures,  ressource  alors  bien 
moindre  qu'elle  ne  serait  aujourd'hui.  Il  en  usa  souvent  et 
jamais  en  vain;  mais  c'était  la  tribune  et  les  orages  des 
grandes  discussions  qu'il  fallait  à  sa  vaillante  ardeur. 


MONTALEMBERT  151 


VI 


C'est  dans  une  de  ces  brochures  :  Lettres  à  Monsieur  de 
Cavour,  qu'il  exposa  pour  la  première  fois  cette  théorie  de 
«  l'Église  libre  dans  l'État  libre  »,  qu'il  devait  reprendre  au 
Congrès  de  Malines  et  qui  fut  si  mal  interprétée,  consciem- 
ment d'abord  par  M.  de  Cavour,  inconsciemment  ensuite 
par  beaucoup  de  catholiques. 

Qui  l'aurait  jamais  cru,  si  la  passion  n'était  essentielle- 
ment injuste  et  aveugle?  On  voulut  découvrir  dans  cette 
laconique  formule,  parmi  beaucoup  d'autres  erreurs,  la 
doctrine  gallicane  flétrie  si  spirituellement  jadis  par  M.  de 
Montalembert  répondant  à  M.  Dupin,  et  celle  de  la  subor- 
dination de  l'Église  à  l'Etat.  Il  aurait  fallu,  suivant  certains 
adversaires,  défenseurs  farouches  de  l'exactitude  théolo- 
gique, renverser  la  phrase  et  demander  «  les  étals  libres 
dans  l'Eglise  libre  ».  Faute  de  cette  correction,  l'auteur 
présentait  «  un  contenu  plus  grand  que  le  contenant  ».  Et 
cette  remarque  ingénieuse  lancée,  on  faisait  pleuvoir  les 
protostations  et  les  sarcasmes. 

Au  fond,  qu'avait  voulu  dire  Montalembert?  Il  avait 
voulu  tout  simplement  réclamer  la  liberté  politique  et  la 
liberté  religieuse  et  assurer  aux  catholiques,  vivant  sous 
des  régimes  constitutionnels,  le  bénéfice  du  droit  com- 
mun, parce  que  c'est  désormais,  pensait-il,  ce  qu'il  y  a 
de   plus  assuré,  de  plus   durable  et  de  plus  pratique. 

Il  n'a  jamais  voulu  attribuer  à  l'Etat  et  au  pouvoir  civil 
une  suprématie  quelconque  sur  l'Eglise  et  le  pouvoir  spi- 
rituel. L'idée  ne  lui  vint  jamais  de  répudier  aucun  des 
privilèges,  aucune  des  immunités  de  l'Église. 

Il  n'a  jamais  prétendu,  qu'en  droit,  l'État  et  l'Églisr  sonl 
égaux,  indépendants  et  doivent  être  séparés,  quoi  qu'ils 
aient  leur  sphère  bien  distincte.  Il  reconnaissait  parfaite- 
ment l'obligation  pour  tous  les  hommes  d'embrasser  la  foi 
romaine  et  d'y  conformer  leur  conduite  publique  et  pri- 
vée. 

Il  n'a  jamais  nié  aucun  des  droits  que  l'Eglise,  société 
parfaite,    supérieure   et  surnaturelle,  tient  de  Jésus-Christ 


352  MONTALEMBERT 

sur  ses  membres  et  ses  sujets,  soit  directement,  soit 
indirectement.  Jamais  il  n'a  dissimulé  ou  diminué  l'obli- 
gation où  est  le  pouvoir  civil  de  se  subordonner  à  la 
puissance  ecclésiastique  dans  les  matières  purement  spiri- 
tuelles ou  mixtes  et  de  lui  prêter  un  appui  positif.  Tolé- 
rer n'est  pas  approuver  ou  protéger,  et  personne  aujour- 
d'hui ne  s'y  trompe.  L'Etat  peut  imiter  Dieu  qui  concourt 
physiquement  aux  actions  mauvaises,  qu'il  défend  et  qu'il 
châtiera. 

Mais,  tout  en  professant  ces  axiomes  théoriques,  Monta- 
lembert  a  pu  croire,  dire,  écrire  que  de  nos  jours,  avec 
nos  mœurs  et  l'ensemble  des  idées  en  cours  chez  la 
plupart  des  nations,  il  valait  mieux,  dans  l'intérêt  même 
des  catholiques  et  de  l'Eglise,  renoncer  à  l'exercice  des 
droits  qu'on  ne  pouvait  faire  valoir,  à  des  mesures  prohi- 
bitives et  coercitives  qui  attireraient  des  représailles 
désastreuses  et,  enfin,  à  une  protection  que  les  pouvoirs 
absolus  ont  fait  payer  cher  et  qui  a  presque  toujours 
dégénéré  en  oppression. 

S'il  y  a  eu  en  cela  illusion,  tendance  périlleuse,  il  n'y 
a  eu  rien  de  révolutionnaire  ou  de  schismatique.  Nous 
ne  ferons  d'ailleurs  aucune  difficulté  d'avouer  que  Monta- 
lembert,  dans  la  défense  d'une  politique  qui  lui  était 
chère,  parce  qu'il  la  croyait  souverainement  utile,  a 
quelquefois  confondu  l'expédient  et  le  droit,  la  tolérance 
et  l'approbation,  la  thèse  et  l'hypothèse;  il  a  P'.-ancé  des 
raisons  et  des  faits  peu  convaincants  et  donnant  prise  à 
ses  adversaires  par  leur  exagération  et  même  par  leur 
manque  de  fondement.  C'est  l'inconvénient  de  toute  polé- 
mique ardente  et  les  tempéraments  oratoires  y  sont  expo- 
sés plus  que  d'autres. 

On  peut  trouver  que  ce  n'est  pas  là  l'idéal  d'un  gouver- 
nement et  d'une  société;  que  ce  n'est  pas  faire  à  l'Eglise 
de  Jésus-Christ  la  place  qui  lui  convient  ;  mais  il  faut 
prendre  les  choses  humaines  comme  elles  sont,  tout  en 
s'efforçant  de  les  améliorer  et  ne  pas  dédaigner  le  bien 
possible  sous  prétexte  d'un  mieux  chimérique.  Tout  ou 
rien!  c'est  une  tactique  déplorable.  Mieux  vaut  imiter  la 
douceur  et  la  longanimité   du   gouvernement  divin. 


MONTALEMBERT  353 

Cette  transformation  qui  emporte  le  monde  vers  la 
démocratie,  Montalembert  l'annonçait  depuis  longtemps 
avec  une  assurance  prophétique,  et  tout  en  redoutant  ses 
déviations,  il  ne  la  regrettait  pas  et  ne  la  maudissait 
pas.  Sans  tomber  dans  les  exagérations  de  Lamennais, 
il  y  voyait  une  étape  de  l'humanité  dans  sa  marche  pro- 
gressive. Il  voulait  plutôt  que  l'Eglise  se  hâtât  de  se 
mettre  à  la  tète  de  ce  mouvement  irrésistible  pour  le 
diriger.    11   disait  au  Congrès  de  Malines,  en  1863  : 

Je  ne  suis  point  un  démocrate,  mais  je  suis  encore  moins  absolu- 
tiste. Je  tâche  surtout  de  n'être  pas  aveugle.  Plein  de  déférence  et 
d'amour  pour  le  passé,  en  ce  qu'il  avait  de  grand  et  de  bon,  je  ne 
méconnais  pas  le  présent  et  je  cherche  à  étudier  l'avenir.  Je  regarde 
donc  devant  moi,  et  je  ne  vois  partout  que  la  démocratie.  Je  vois  ce 
déluge  monter,  monter  toujours,  tout  atteindre  et  tout  recouvrir.  Je 
m'en  effraierais  volontiers  comme  homme  ;  je  ne  m'en  effraie  pas 
comme  chrétien  :  car  en  même  temps  que  le  déluge,  je  vois  l'arche. 

Sur  cet  immense  Océan  de  la  démocratie  avec  ses  abtnies,  ses  tour- 
billons, ses  écueils,  ses  calmes  plats  et  ses  ouragans,  l'Kglise  peut 
s'aventurer  sans  défiance  et  sans  peur.  Elle  seule  n'y  sera  pas  engloutie. 
Elle  seule  a  la  boussole  qui  ne  varie  point  et  le  pilote  qui  ne  fait  jamais 
défaut. 

Lacordaire,  beaucoup  plus  avancé  que  son  ami.  lui  écri- 
vait le  20  septembre  1839  : 

Personne  plus  que  moi  n'est  convaincu  de  la  sincérité  et  du  désin- 
téressement de  ta  vie.  Dès  que  tu  es  persuadé  comme  moi  que  c'est  un 
crime  d'unir  aujourd'hui  la  cau.se  de  Dieu  et  de  son  Eglise  à  un  parti 
politique  quelconque  soit  monarchique,  soit  aristocratique,  soit  démo- 
cratique, il  est  impossible  que  nos  dissentiments,  s'il  y  en  a,  soient  de 
quelque  valeur.  Nous  avons  toujours  mis  l'Eglise  avant  tout  et  au-dessus 
de  tout,  et  n'avons  accepté  du  libéralisme  que  des  principes  généraux, 
ou  vrais  en  eux-mêmes  absolument,  ou  relativement  nécessaires. 

Il  ne  faudrait  jamais  perdre  de  vue  cette  distinction 
essentielle  et  fondamentale,  quand  Lacordaire  et  Montalem- 
bert parlent  de  libertés.  La  liberté  de  l'Église,  la  liberté 
d'enseignement,  la  liberté  d'association,  la  liberté  du 
travail,  la  liberté  de  conscience,  la  liberté  des  cultes,  la 
liberté  de  la  presse,  etc.,  ne  sont  pas  mises  au  même  rang 

LXXI.  —  23 


354  MONTALEMBERT 

et  réclamées  au  même  titre  ;  les  unes  sont  des  droits,  les 
autres  sont  des  nécessités  ;  les  unes  sont  pures  de  tout 
mélange  et  inaliénables,  les  autres  sont  équivoques  et  à 
deux  tranchants  ;  mais  il  est  permis  et  louable  de  se  servir 
de  ce  qu'elles  ont  de  bon  pour  empêcher  les  ennemis  de  la 
vertu  et  de  la  vérité  d'abuser  de  ce  qu'elles  ont  de  mauvais, 
surtout  quand  il  est  difficile  d'espérer  mieux. 

VII 

Les  articles  insérés  dans  le  Correspondant,  les  bro- 
chures, les  discours  dans  les  congrès,  les  lettres  échangées 
entre  amis,  les  honneurs  académiques,  ne  consolaient  pas 
Montalembert  de  son  exil  de  la  tribune.  Pour  tromper  sa 
douleur  qui  s'aigrissait  de  jour  en  jour  et  pour  occuper 
ses  loisirs  forcés,  il  se  mit  avec  toute  l'activité  de  sa  nature 
et  une  constance  de  bénédictin  à  son  histoire  des  Moines 
d'Occident.  Ce  long  ouvrage,  resté  inachevé,  n'était  lui-même 
qu'une  préparation  à  Y  Histoire  de  Saint  Bernard  que  l'auteur 
de  Sainte  Elisabeth  de  Hongrie  avait  rêvé  d'écrire.  Les  sept 
volumes  qui  ont  paru  supposent  d'immenses  recherches, 
surtout  pour  une  époque  où  les  sources  qu'il  fallait  aborder 
n'étaient  pas  aussi  connues  et  aussi  largement  ouvertes 
qu'aujourd'hui. 

L'introduction  est  magnifique  et  d'une  éloquente  solidité. 
Chacune  de  ces  fondations  monastiques  est  minutieusement 
racontée.  Quoi  de  plus  poétique,  par  exemple,  et  de  plus 
attachant  que  l'épisode  de  saint  Colomba  ?  S'il  y  a  quelque 
monotonie  dans  cette  longue  suite  de  récits,  de  portraits, 
de  descriptions,  avec  leur  cortège  ordinaire  de  dévouement, 
de  piété,  de  travail  et  de  miracles,  c'est  la  nature  même  du 
sujet  qui  en  est  cause.  L'auteur  l'a  prévu  et  s'en  excuse  dans 
sa  préface  : 

Parmi  tant  d'écueils,  il  en  est  un  que  ne  peut  manquer  de  signaler 
la  critique  la  moins  sévère,  et  que  j'ai  la  conscience  de  n'avoir  pas  su 
éviter  :  celui  de  la  monotonie.  Toujours  les  mêmes  incidents  et  tou- 
jours le  même  mobile  !  Toujours  la  pénitence,  la  retraite,  la  lutte  du 
bien  contre  le  mal,  de  l'esprit  contre  la  matière,  de  la  solitude  contre 
le  monde  ;  toujours  le  dévouement,  le   sacrifice,  la   générosité,  le  cou- 


MONTALEMBERT  355 

rage,  la  patience  !  Cela  finit  par  fatiguer  jusqu'à  la  plume  de  l'écrivain 
et  à  plus  forte  raison  l'attention  du  lecteur.  Toutefois,  qu'on  veuille 
bien  remarquer  que  toutes  ces  vertus,  si  fréquemment  évoquées  dans 
les  récits  qui  vont  suivre,  ne  laissent  pas  d'être  assez  rares  dans  le 
monde  et  comparaissent  moins  souvent  qu'on  ne  voudrait  devant  le  tri- 
bunal ordinaire  de  l'histoire. 

Ces  ardentes  recherches  n'empêchaient  pas  l'amertume 
d'envahir  quelquefois  le  cœur  de  Montalembert  et  d'en 
déborder.  A  la  fin  de  cette  même  préface,  il  se  plaint  d'une 
u  critique  hargneuse  et  oppressive  qui  s'est  installée  au  sein 
même  de  l'orthodoxie,  dont  elle  prétend  se  réserver  le  mono- 
pole ».  11  s'attend  bien  à  se  voir  infliger  par  elle  la  note 
infAmaute  de  libéralisme,  de  rationalisme  et  surtout  de  natu- 
ralisme, et  il  s'en  réjouit  presque  : 

Cette  triple  note  m'est  acquise  de  droit.  Je  serais  surpris  et  même 
affligé  de  n'en  être  pas  jugé  dig^e  :  car  j'adore  la  liberté,  qui  seule, 
à  mon  sens,  assure  à  la  vérité  des  triomphes  dignes  d'elle  ;  je  tiens  la 
raison  pour  l'alliée  reconnaissante  de  la  foi,  non  pour  sa  victime  asser- 
vie et  humiliée  ;  enfin,  animé  d'une  foi  vive  et  simple  dans  le  surnatu- 
rel, je  n'y  ai  recours  que  quand  l'Kglise  me  l'ordonne  ou  quand  toute 
explication  naturelle  à  des  faits  incontestables  fait  défaut  .  Ce  doit  être 
assez  pour  mériter  la  proscription  de  nos  modernes  inquisiteurs, 
dont  il  faut  toutefois  savoir  braver  les  foudres,  à  moins,  comme  disait 
.Mabillon  à  l'encontrc  de  certains  dénonciateurs  monastiques  de  son 
temps,  «  à  moins  qu'on  ne  veuille  renoncer  i  la  sincérité,  k  la  bonne  foy 
et  à  l'honneur  ». 

VIII 

Les  dernières  années  de  Montalembert  laissent  une  im- 
pression de  tristesse.  Ozanam,  Lacordairc  et  les  grands 
combattants  de  1830  sont  morts  ou  vieillis.  Le  parti  catho- 
li(|uc  est  profondément  divisé.  La  liberté  n'existe  plus  ou 
tourne  à  la  licence  révolutionnaire. 

C'est  dans  d'autres  idées  (ju'est  élevée  la  jeunesse  catho- 
lique, et  si  ceux  qui  font  profession  de  religion  sont  plus 
nombreux  qu'avant  1850,  ils  sont  peut-être  moins  enthou- 
siastes et  moins  bien  trempés  pour  la  lutte.  Une  fausse  paix 
et  la  soif  des  jouissances  ont  amolli  les  meilleurs;  le  travail 


356  MONTALEMBERT 

les  effraie.  Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  Tabandon  se  fait 
autour  des  survivants  de  l'âge  héroïque. 

Et  pour  aggraver  encore  ces  causes  de  mélancolie,  la 
maladie  faisait  sentir  au  lutteur  solitaire  de  la  Roche-en- 
Brenil  ses  premières  et  âpres  morsures. 

C'est  dans  ces  dispositions  que  l'annonce  du  Concile 
œcuménique,  depuis  longtemps  préparé  par  Pie  IX,  trouva 
Montalembert.  On  sait  trop  comment  il  se  rangea  parmi  les 
membres  les  plus  violents  de  l'opposition  et  quelles  expres- 
sions pleines  de  mépris  et  d'aigreur  tombèrent  de  ces 
lèvres  et  de  cette  plume  qui  avaient  tant  de  fois,  si  coura- 
geusement, si  éloquemment  et  si  tendrement  célébré  la 
sainteté,  l'infaillibilité,  la  gloire  et  les  bienfaits  de  l'Église 
et  des  papes.  Mais  ces  mots  que  l'on  voudrait  pouvoir  effa- 
cer et  qui  rappellent  quelques-unes  des  plus  sombres 
paroles  de  Lamennais,  n'exprimaient  pas  le  fond  du  cœur 
de  l'illustre  malade.  Son  malheur  fut  d'avoir  pour  conseillers 
et  pour  inspirateurs,  à  ce  moment  solennel,  des  amis  pas- 
sionnés, engagés  avec  acharnement  dans  la  lutte  et  qui  vou- 
laient faire  servir  à  leurs  projets  de  résistance  l'autorité  de 
ce  nom  cher  et  vénéré.  Les  vrais  coupables,  s'il  y  en  a,  sont 
ceux-là.  «  L'idole  »  contre  laquelle  Montalembert  lançait  ses 
invectives  était  un  fantôme  suscité  par  leurs  rapports  exa- 
gérés ;  elle  n'exista  jamais  au  Vatican. 

Aux  approches  du  concile  il  écrivait  :  «  Je  suis  de 
l'opposition  autant  qu'on  peut  l'être  ;  mais  je  suis  bien 
résolu,  quoi  qu'il  arrive  et  quoi  qu'il  m'en  coûte,  à  ne 
jamais  franchir  les  limites  inviolables.  y>  Et  à  quelqu'un  qui 
lui  demandait  ce  qu'il  ferait,  si  l'infaillibilité  était  pro- 
clamée et  comment  il  arrangerait  sa  soumission  avec  ses 
convictions  :  «  Je  n'arrangerai  rien  du  tout,  répliqua-t-il 
vivement  ;  je  soumettrai  ma  volonté,  comme  on  se  soumet 
en  matière  de  foi.  Le  bon  Dieu  ne  me  demandera  pas  de 
combiner  quoi  que  ce  soit  ;  il  me  demandera  de  soumettre 
mon  intelligence  et  ma  volonté,  et  je  les  soumettrai.  « 

C'est  là  le  fond  de  l'âme  et  le  cri  spontané  de  l'homme 
tout  entier.  Mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  donner  au  monde 
ce  grand  exemple  et  à  l'Eglise,  qu'il  avait  aimée  plus 
encore  que  la  liberté  et  qu'il  avait  si  bien  servie  depuis  sa 


MONTALEMBERT  357 

jeunesse,  cette  suprême  joie.  Le  28  février,  il  mourait 
brusquement,  la  tète  appuyée  contre  le  crucifix.  Dieu 
l'admettait  dans  sa  paix  sans  lui  faire  voir  les  épreuves 
terribles  par  lesquelles  allaient  passer  la  France  et  la 
papauté  ;  son  cœur  en  aurait  été  brisé. 

IX 

Toute  sa  vie,  en  effet,  Montalembert  avait  prouvé  par  ses 
discours  et  par  ses  actes  qu'il  n'était  pas  seulement  le 
champion  de  l'Eglise  catholique,  mais  qu'il  suivait  d'un  œil 
attentif  et  passionné  les  affaires  qui  intéressaient  la  liberté, 
l'honneur  et  la  fortune  de  son  pays. 

En  réalité,  toutes  les  questions  du  temps,  la  question 
romaine,  la  question  polonaise,  la  question  espagnole,  la 
question  belge,  la  question  grecque,  la  question  d'Orient, 
l'émancipation  des  noirs,  la  loi  sur  les  aliénés,  le  travail  des 
enfants  et  des  femmes  dans  les  manufactures,  tout  ce  qui 
touchait  aux  intérêts  publics  ou  privés,  politiques  ou  reli- 
gieux, économiques  ou  sociaux,  tout  le  ramenait  à  la  tribune. 

Il  se  faisait  toujours  écouter  par  la  noblesse  de  ses  pen 
sées,  la  vigueur  de  sa  langue,  et  la  sincérité  de  ses  convic- 
tions, par  la  solidité  de  ses  raisonnements  et  la  richesse  de 
ses  aperçus  et  de  ses  exposés,  par  sa  courtoisie  habituelle 
et,  au  besoin,  par  la  véhémence  de  ses  apostrophes  et  l'es- 
prit aristocratique  de  ses  ripostes. 

S'il  savait  charmer,  enthousiasmer,  faire  frissonner  son 
auditoire,  il  savait  aussi  écraser  ses  adversaires  sous  une 
hautaine  et  fine  ironie  ;  Victor  Hugo,  Cousin,  Dupin,  Ville- 
main  l'éprouvèrent  à  leurs  dépens.  Les  applaudissements 
et  les  rires  alternent  dans  le  compte  rendu  officiel  de  ces 
discours  et  plusieurs  de  ces  reparties  sont  restées  classi- 
ques. Sa  voix  nette,  harmonieuse  et  sympathique,  son 
geste  rare,  mais  noble  et  expressif,  servaient  admirablement 
sa  pensée  et  son  tempérament  oratoire. 

Cet  orateur  si  complet  et  si  beau  à  la  tribune  était  en 
même  temps  un  écrivain  limpide  et  un  érudit  profond,  un 
penseur  et  un  historien,  un  poète  et  un  homme  d'État.  Il 
y  a  peu  de  déclamation    et   de  vide  dans  ses  harangues.  Si 


358  MONTALEMBERT 

le  souffle  est  moins  puissant,  Timagination  moins  brillante, 
la  pensée  moins  originale,  l'ensemble  moins  opulent  que 
dans  Lacordaire,  le  style  est  plus  pur,  le  ton  plus  noble,  le 
goût  plus  sûr  et  la  science  plus  étendue. 

C'est  un  des  très  rares  orateurs  qui  ne  perdent  pas  beau- 
coup à  être  lus  et  qui  nous  passionnent  encore.  Les  mor- 
ceaux l.es  plus  célèbres  de  ses  coijtemporains,  de  Berryer, 
de  Cousin,  de  Villemain,  de  Guizot,  pour  ne  citer  que  les 
plus  fameux,  ressemblent  trop  souvent  à  des  brûlots  éteints  ; 
la  flamme  qui  éclairait  et  échauff'ait  les  discours  de  Monta- 
lembert  est  encore  vivante  et  brûlante,  parce  qu'elle  s'em- 
brasait, s'attisait  et  s'alimentait  à  ce  qu'il  y  a  de  durable  et  de 
généreux  dans  la  nature  humaine  :  le  sentiment  religieux, 
la  passion  de  l'honneur,  l'amour  de  la  liberté,  la  haine  de 
l'injustice,  la  sympathie  pour  les  faibles,  les  opprimés  et  les 
vaincus.  Il  s'adressait  à  l'homme  tout  entier  et  à  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  et  de  plus  élevé  dans  l'homme. 

C'est  là  ce  qui  donne  à  cette  carrière  oratoire  et  littéraire 
sa  beauté  et  son  unité.  Quelques  nuages  flottant  cà  et  là 
sur  ce  fier  ensemble  n'en  détruisent  pas  l'aspect  grandiose 
et  l'harmonieuse  ordonnance. 

Nous  ne  voulons  rien  dire  ici  de  l'homme  privé.  C'est  là 
qu'est  le  faible  de  nos  grands  contemporains  ;  les  indiscré- 
tions posthumes,  qui  se  multiplient  autour  de  leur  mémoire, 
diminuent  l'estime  et  le  respect  que  l'on  serait  htuireux  de 
joindre  à  l'admiration  pour  leur  talent  et  quelquefois  à  la 
sympathie  pour  leurs  soufl'rances.  Dans  la  vie  domestique 
et  dans  l'intimité  du  foyer,  Montalembert  montrait  le  cœur 
tendre,  délicat  et  dévoué  qui  avait  dicté  les  pages  suaves 
de  Sainte  Elisabeth  de  Hongrie. 

Il  suffit  de  citer  les  noms  de  Lacordaire,  d'Ozanam,  de  Mgr 
Dupanloup,  du  P.  Gratry,  de  Lamoricière,  de  Donoso  Cer- 
tes, d'Augustin  Cochin,  de  Foisset,  d'Albert  de  la  Ferron- 
nays,  de  Rio,  de  Cornudet,  de  Falloux,  d'Albert  de  Broglie, 
de  Madame  Swetchine,  pour  faire  comprendre  combien  il 
eut  d'amis  et  combien  il  fut  fidèle  à  l'amitié.  Si  un  devoir 
impérieux  de  conscience  le  sépara  de  Lamennais  révolté, 
la  reconnaissance  pour   les    services,    l'admiration  pour  le 


MONTALEMBERT  359 

génie  et  la  pitié  pour  le  malheur  conservèrent  toujours 
leurs  droits.  Des  dissentions  regrettable